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Elhadj Ibrahima Kaba Bah


Cerno Abdurahmane. Eléments biographiques
suivis de quelques poèmes Pular traduits en français

Defte Cernoya. Labé. 1998. 150 p.


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La liberté d'expression

C'est cette divergence, cette opposition entre les idées et les opinions exprimées qui donnent de l'intérêt à l'entrevue que j'ai rapportée en détail, entre la délégation des chefs et la fratrie de Cerno Siradiou. Je rapporte l'évènement et son contexte comme, me semble-t-il, un cas typique des conflits qui résultent de la liberté d'expression des idées et des opinions.

La liberté d'expression des idées et des opinions est un des sujets permanents de débats, voire de conflits violents, au sein de toute société humaine.

Il est des gens qui n'en veulent pas entendre parler, et il en est d'autres, de la même communauté et de la même époque que les autres, pour qui cette liberté est le sel de la vie, qui ne peuvent pas concevoir de ne pas en user et de ne pas pousser leurs concitoyens à en user. C'est qu'une idée, une opinion exprimée, se propagent à la rencontre de cerveaux et de coeurs qui les accueillent avec satisfaction, à qui elles apparaissent agréables, peut-être utiles, voire nécessaires, au point qu'ils peuvent en arriver à l'action physique, concrète, pour réaliser ces idées et ces opinions. Mais dans leur propagation, les mêmes idées elles-mêmes opinions exprimées atteignent également des cerveaux et des coeurs qui s'en trouvent contrariés, menacés dans ce qu'ils considèrent comme leurs intérêts vitaux.

L'effet sur une population d'idées et d'opinions nouvelles est semblable aux effets de l'eau ou du feu ; ils sont bénéfiques à certains et ils sont danger, une menace pour d'autres, pour l'existence matérielle de ces autres. L'expression sera soutenue par ceux qui en sont bénéficiaires, ct combattue, entravée par ceux qui la considèrent comme nuisible pour eux. Les uns et les autres vont élaborer et propager d'autres idées, d'autres opinions, étayant ou réfutant les premières.

C'est la lutte des idées, inhérente à la vie en société que mènent les enfants d'Adam.

La lutte des idées est une lutte totale, qui ne s'arrête que lorsque l'une des idées est totalement abandonnée par le parti qui la soutenait, au profit de l'idée triomphante. Les armes normales dans celle lutte s' appellent des arguments, les forgerons de ces armes sont les intellcec tuels, ceux-là qui élaborent cet mettent dans une forme digeste et agréable, efficace pour la lutte, pour vaincre et convaincre, qui mettent en forme les idées nouvelles ou anciennes par lesquelles les deux partis se combattent l'un l'autre. Il y a des intellectuels progressistes, il y a des intellectuels réactionnaires, ou conservateurs.

Dans l'affaire de l'AGV, Cerno Ahdourahmane et bien des siens se retrouvaient dans le camp du progrès social, conséquence du progrès technique.
Ils se retrouvaient dans le camp de ceux pour qui la structure sociale, les rapports sociaux au Fouta d'avant 1945 ne pouvaient plus, ne devaient plus être maintenus.
Car les diverses fonctions sociales étaient désormais assumées autrement, des outillages nouveaux existaient désormais, moins ratigants et plus efficaces à mettre en oeuvre.

La direction de la vie sociale ne devait plus désormais être laissée à la discrétion d'un seul personnage. Elle devait être conçue et décidée par concertation au sein de toute la communauté, et conduite sous le contrôle permanent de toute la collectivité. La vie devait, en un mot, cesser son mode féodal pour devenir démocratique.

La députation des conservateurs vers la fratrie de Cerno Siradiou vit donc sa mission s'achever devant un mur de silence, un refus de dialogue. C'est une issue possible, fréquente même lorsqu'une des parties estime inutile de héler ce qui vient à vous, qui va arriver inéluctablement. Les frères de Ccrno Siradiou savaient, comme lui-même, et comme les membres de la députation, que les hommes font leur histoire, mais non pas comme ils veulent, comme plutôt Dieu a décidé, comme le veut le progrès, diront les laïcs. Je n'affirme pas ceci gratuitement, je l'avais entendu dire à Cerno Lamine après l'avènement de Alfa Yaya, le dernier chef du canton de Labé.
Alfa Yaya avait envoyé un émissaire auprès de mon père, lui demandant de collaborer avec lui comme il l'avait fait avec son prédécesseur Alfa Mamadou Bobo. Mon père dit à l'émissaire, tandis que je relisais ma planchette :
— Je remercie l'Alfajo pour cette mission. Mais, entre nous, puisque toi tu es parent de feu Alfa Mamadou Bobo, tu sais qu'entre lui et moi c'était entre deux amis, plutôt qu'entre un chef et son subordonné.
Et puis, ajouta-t-il :
— Ce que j'ai vu pendant la campagne pour cette élection me fait penser que la période de la chefferie comme avant la guerre, cette période est terminée ou le sera bientôt.…

Cerno Siradiou avait la culture et la position sociale objectives de la classe conservatrice, mais il était le chef d'une fratrie où la liberté intellectuelle et d'opinion était et reste une tradition respectée. Il étendit son aile protectrice sur ses minyan, sans faire savoir à ses interlocuteurs son opinion à lui sur les leurs.

La lutte des idées, avons-nous dit, reste normalement dans le champ des idées ; on devrait dire qu'elle devrait y rester, mais celà ne résout pas le problème, car il faut déterminer la source des idées, leur rapport avec les passions dont on sait qu'elles mènent plus souvent les enfants d'Adam (ou de Caïn !)

Dans notre cas, la passion servira à imposer une idée, généralement conservatrice : c'est une forme d'intolérance. D'autres fois, c'est la violence qui est mise en avant, le plus souvent pour une cause progressiste, car il s'agit alors de détruire un ordre des choses qui doit disparaître, faire place à un ordre nouveau, en meilleure concordance avec l'état de la collectivité concernée.

Le remue-méninges consécutif à ses premiers poèmes n'interrompt pas l'activité intellectuelle de Cerno Abdourahmane.

Il continue à se cultiver, perfectionne sa compréhension du français qu'il avait commencé à parler alors qu'il étudiait à Daara-Labe ; il approfondit également son arabe, parlé et écrit.
En 1948 , Chérif Boun Oumar, descendant de Cheikh Ahmad Tidiani est de passage à Labé, dans un périple parmi les communautés de la confrérie fondée par son aïeul. Cerno Abdourahmane prononce un discours de bienvenue qui fait grande impression sur l'hôte. Boun Oumar continue son périple, mais il a découvert dans la cité de Karamoko Alfa une étoile de bonne grandeur. Quant au Cerno, il prénomme Boun Oumar le garçon peu après. Deux ans plus tard, en 1950, un télégramme du Chérif lui parvient de Ouagadougou, l'invitant à une entrevue à Bamako. La rencontre fut certainement érudite, agréable à l'un et à l'autre. Le Chérif nomme le Cerno khalife général de la confrérie pour l'Afrique occidentale. Il est remercié par un poème de circonstance, genre où excelle le Cerno, dont un Boileau local pourrait faire dire ce que l'auteur du Lutrin écrivit à Molière :

« Rare et fameux esprit dont la fertile veine
Ignore en écrivant le travail et la peine.
Pour qui tient Appolon tous ses trésors ouverts
Et qui sait à quel coin se marquent les bons vers :
Dans les combats d'esprit savant maître d'escrime,
Dis-moi, Molière, où tu trouves la rime ? »

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