Defte Cernoya. Labé. 1998. 150 p.
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Autant les masses populaires opprimées s'enthousiasment pour le poème qui pleure leurs misères et les invite à se forger les armes de leur libération, autant les grands du Fouta, en l'occurence les chefs de canton s'alarment estimant que « les enfants de Cerno Aliou Ɓuuɓa-Ndiyan » sont en train de gâter l'esprit de l'opinion publique, voire de pousser les gens à la révolte contre l'ordre établi , hi ɓe murtinde yimɓe ɓen . Cerno Siradiou et ses frères sont convoqués dans la case à palabres, pour s'entendre notifier ces griefs. Le porte-parole des grands, un chef de canton lui-même, fit son exposé dans une langue qui fut un modèle de diplomatie et de tenue :
« Les Fulɓe du Fuuta-Jalon, commença-t-il en se pressant les mains, ont une culture, des traditions, une âme en un mot, qui sont un don de Dieu, amené par les karamoko originels et les waliyyu qui leur ont succédé. Il serait, voyez-vous, très regrettable, n'est-ce pas, que ce bienfait divin unique au monde, il serait regrettable, nous sommes tous d'accord là-dessus, que ce bienfait périsse par le fait d'autres waliyyu ou fils de waliyyu …
En tous cas, tout le monde sait , n'est-ce pas, que Cerno Aliou Ɓuuɓa-Ndiyan (que Dieu le reçoive en son paradis), est une des sources les plus limpides et des plus abondantes de cette culture bénie. Il est clair, nous sommes tous parfaitement d'accord sur ce point, que le Fuuta-Jalon sera sur le bon chemin tant que les Fulɓe suivront l'exemple des gens de Dieu comme lui. »
Il s'arrêta, se frotta le visage avec les mains, se râcla la gorge, jeta un regard sur ses collègues puis sur le tapis sahélien où il était assis. Puis il continua ainsi :
« Beaucoup de choses se sont passées ces temps-ci, des innovations de toutes sortes sont apparues, de bonnes et d'autres encore. Nous savons tous observer et nous avons tous observé, pour sûr. Mais un des traits de notre culture n'est-il pas de savoir tenir sa bouche, et sa plume aussi bien, puisque chez nous l'une ne va pas sans l'autre ? La plus grande vertu chez nous est de savoir se taire quand il faut, pour préserver la paix et la dignité de la nation, n'est-ce pas ? »
Or, que voit le Fouta depuis quelque temps ? Ce qu'il voit, vous savez, n'est pas sans alarmer le Fouta. Comment les enfants d'un des plus grands Fuutanke peuvent-il donner l'impression de travailler à propager, Dieu seul sait quelles idées, de travailler à la division de la nation dans son âme même ? Je vous le dis tout net, le Fouta s'alarme. N'est-ce pas Dieu qui fait faire tout ce qui se voit faire sur terre et ailleurs ? Dieu ne dit-il pas qu'il nous éprouvera par l'effroi et la faim, diminution de biens, de personnes et de fruits, afin de nous révéler ceux d'entre nous qui Lui sont réellement soumis ? »
Il continua quelque temps, dans le plus grand silence de toute l'assemblée, et conclut ainsi :
« Bref le Fouta est ému et troublé, d'autant plus que le Fouta pensait, et pense toujours que les enfants de Cerno Aliou Ɓuuɓa-Ndiyan, le maître de la plupart de ce qui compte chez nous, que les enfants de ce waliyyu, sont parmi les garçons les plus éminents de notre culture nationale. C'est ce que l'on m'a chargé de communiquer à notre assemblée. N'est-ce pas ? » demande-t-il à ses collègues de la délégation.
— C'est celà même, lui répondit-on en choeur, et comme avec soulagement que ce soit fini sans accrocs.
Les gens connaissaient Cerno Siradiou.
Celui-ci, après un petit silence suivant la péroraison du porte-parole, part d'un grand éclat de rire. On savait que ce rire était de mauvais augure, car il manifestait toujours une colère que l'on ne voulait pas maîtriser.
— Eh bien, eh bien, dit-il , souriant. C'est donc à mes petits frères que vous vous attaquez maintenant ?
Sa voix se fit plus métallique que jamais.
— Aux fils de mon père ? Eh bien, eh bien !
Il se tut, regarda ses cadets et dit, d'un ton sans réplique :
— Allons, mes cadets, debout, partons, allons-nous en !
Et les frères de se lever et de s'en aller, sans qu'aucun autre ait placé un mot.
Il faut dire que les poèmes de Cerno Abdourahmane n'étaient pas les seules causes de souci chez les grands de l'époque.
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