Collection Initiations et Etudes africaines
Dakar, IFAN, 1972. 276 pages
Si un certain nombre de Jalonke a accepté de se convertir et fut pour cette
raison laissé en liberté, une bonne partie d'entre eux refusa l'Islam.
Ils furent les premiers esclaves des Peuls au Fuuta. Ils continuaient à vivre
sur les terres qu'ils cultivaient avant la conquête, mais en revanche, les
produits de leurs cultures ne leur appartenaient plus. Comme leur nombre était
assez limité et que certains d'entre eux voyaient les avantages à se
faire musulmans, ne serait-ce que pour la forme, par pure tactique, les Peuls se
trouvèrent devant la nécessité de se procurer d'autres esclaves
pour des besoins essentiellement économiques.
Mais pourquoi l'esclavage au Fuuta Dyalon ? De tout temps on a parlé
de l'esclavage pratiqué par les Peuls considérés comme
"d'affreux esclavagistes" 1 Cependant,
rarement on s'est demandé les raisons véritables de ce besoin d'esclaves
au Fuuta. Faudrait-il sans cesse rappeler que le Peul était et demeure physiquement
un être faible, incapable de résister aux travaux pénibles qu'exigeait
la culture des champs surtout sur un sol latéritique et pauvre comme celui
du Fuuta ? A cette faiblesse s'ajoutait l'aversion ou plutôt la répugnance
presque maladive que le peul éprouvait à l'égard des travaux
agricoles. Comment ne pas expliquer ce mépris par la fierté du nomade
et sa prétendue supériorité sur le sédentaire rivé à la
terre ?
Quels qu'aient pu être leurs sentiments sur l'agriculture, les conquérants
Peuls, une fois installés au Fuuta comme sedentaires, se trouvèrent
devant un problème crucial.
Tant que le pays appartenait aux Jalonke, ceux-ci ont cultivé la terre et
ont échangé les grains contre les produits de l'élevage. Les
Peuls pouvaient donc satisfaire leurs besoins alimentaires sans être obligés
de cultiver. Mais à partir du moment où le pays était tombé entre
leurs mains grâce à la conquête musulmane, il a fallu réorganiser
tout le système de ravitaillement. Une partie des Jalonke avait quitté le
pays, une autre avait préféré se convertir à la religion
des conquérants pour échapper à la servitude et sauver ce qui
pouvait l'être, une troisième enfln, composée de petites gens
ou de combattants pris les armes à la main, fut faite prisonnière et
constitua le noyau de base des esclaves du Fuuta.
L' agriculture se trouva bouleversée et les échanges perturbés.
Pour maintenir un certain équilibre dans la production, les Jalonke convertis
furent maintenus à leurs terres sans changement notable. Les Peuls-pulli convertis également,
furent transformés en propriétaires terriens. Il suffisait pour cela,
de leur enlever une partie de leur bétail pour les rendre économiquement
dépendants de la terre 2, ce qui fut
fait. Quant aux Jalonke faits prisonniers durant la guerre sainte, ils furent la
base de la maind'uvre servile sur laquelle reposait toute l'économie agricole
nécessaire à la subsistance des conquérants musulmans. Tous
les travaux domestiques et champêtres reposaient sur eux. Telle fut, semble-t-il
la raison d' étre fondamentale de l'esclavage au Fuuta Dyalon.
Connaissant ainsi les raisons d'existence de cet esclavage, il convient de distinguer
deux catégories d'esclaves:
Ils s'occupaient essentiellement des travaux domestiques. Ils étaient considérés presque comme des membres de la famille de leur maitre et souvent traités comme tels. C'étaient eux les anciens maitres du pays. Ils ne pouvaient faire l'objet ni d'échange, ni de vente. Seule leur condition servile les distinguait des Peuls libres. Leurs enfants recevaient la même éducation que celle des enfants Peuls, mais beaucoup moins poussée. Ils avaient leurs champs personnels et pouvaient se constituer une petite fortune et obtenir leur affranchissement sans difliculté notable.
Tous ceux qui furent achetés (soodaaǯe) ou capturés
à la guerre (nangaaǯe). C'était à eux qu'incombaient
la culture des champs, la clôture des carrés, le ramassage du bois de
combustion et les travaux les plus pénibles. Leur sort
était nettement inférieur à celui de la catégorie précédente.
Ils pouvaient être échangés, vendus 3 ou
cédés et faisaient souvent partie des cadeaux qu'un chef peul offrait à son
hôte de marque ou à ses enfants, lors de leur mariage. Ils étaient
attachés à la terre comme les serfs du Moyen Age européen. Ils
ne pouvaient se marier en dehors du domaine agricole de leur maitre. Cette interdiction
tenait au fait que les enfants issus d'un mariage entre deux esclaves appartenant à des
maîtres différents, revenaient tous au propriétaire de la femme
esclave, c'ést-à-dire de la mère. C'était là sans
doute un vestige de la prééminence de la femme dans le système
de parenté
matrilinéaire ! Ainsi les rnaîtres d'esclaves au Fuuta n'acceptaient
que des mariages endogamiques pour leurs serviteurs mâles en particulier. Quoiqu'il
en soit, ni les esclaves de "maison", ni les esclaves de "champ" n'ont
connu les durs travaux des esclaves de l'antiquité
dans le bassin de la Méditerranée ou des esclaves modernes transplantés
par milliers aux Amériques. C'est que ces derniers produisaient pour une économie
de traite, une économie de commerce, alors qu'au Fuuta, les travaux agricoles
demeurés à
un stade artisanal pourrait-on dire, étaient destinés uniquement
à une économie de subsistance pour une population d'anciens nomades
peu exigeants. C'était un esclavage de type familial.
S'il est vrai que les esclaves habitaient des villages de culture (runde,
plur. dume) séparés de ceux des Peuls (fulaso ou marga),
ils disposaient néanmoins de nombreux avantages souvent inconnus ailleurs
: des champs, des bufs, des moutons et des chèvres et sur le plan politique
des assemblées où ils pouvaient élire librement leur chef de
village : manga runde 4. Ils vivaient en
familles étendues suivant les coutumes de leurs ancêtres. Au bout de
quelques générations, ils arrivaient à s'affranchir et à s'assimiler
aux hommes libres grâce à leur culture islamique obtenue parfois dès
l'enfance au même titre que les enfants Peuls. La culture n'était-elle
pas l'idéal de tout homme libre ? Celui qui ne l'avait pas, était un
ignorant, or l'ignorance
était synonyme de l'esclavage : majjudzo ko maccudzo 5 disait-on souvent.
Aucune de ces deux catégories d'esclaves n'était exposée
à l'arbitraire incontrôlé des maîtres. Les concensus de
la communauté réprouvaient la mise à mort d'un esclave sans
raisons valables. Du reste, seul le conseil du village pouvait décider de
la vie ou de la mort d'un serviteur même coupable.
Ainsi la société peule apparaissait comme une société
hiérarchisée. Si les classes sociales au sens moderne du terme n'étaient
pas clairement définies, il reste que les couches sociales bien structurées
existaient et commençaient à
se différencier peu à peu. La structure de la société
avait la forme d'une pyramide :
Les travaux domestiques et toute l'économie agricole reposaient sur eux.
Notes
1. Vieillard entre autres écrit
: "la conquête musulmane a fait de la razzia et du dressage des serfs
la principale occupation des nobles, ci-devant pasteurs et l'esclavage a porté un
rude coup à la dignité
du travail manuel. "Travailleurs" et "esclaves "sont synonymes
(huuwoowo = maccudo) et ces assimilations verbales engendrent des associations mentales
durables. Chez les nobles, ne travaille que celui qui n'a pas su acquérir
d'esclaves, c'est-à-dire le lâche, le faible et le malchanceux, toutes
catégories détestables. Dieu a imposé le travail à notre
Père Adam, il a créé
ces Païens au crâne dur et aux bras forts, bons tout au plus pour le travail
de la terre, et évidemment destinés à
servir les croyants >, o. c., p. 137. Notes sur les Peuls, 1939.
2. Alors qu'auparavant ils ne
s'occupaient que de l'élevage et se désintéressaient presque
complètement de l'agriculture, assurés qu'ils étaient de trouver
partout où ils iraient des clients pour échanger leun produits laitiers
contre des grains. En effet, les sédentaires agriculteurs, ils les trouvaient
au Puuta comrne ailleurs, le seul probleme
était d'avoir le bétail, c'est-a-dire les produits laitiers ou les
engrais, les grains étaient aussitôt à leur portée.
3. La vente était assez rare
car les Peuls en ont toujours manqué. Ils étaient grands acheteurs
pour cultiver leurs champs.
4. Ce mot manga en fulfulde
dérive du mot jalonke: mangè (manguè) signifiant
roi, chef, c'est par ce terme que les anciens habitants du Fuuta désignaient
leurs souverains et il est resté pour désigner les chets des communautés
villageoises des esclaves.
5. Mot à mot: celui qui
ne connaît pas est un esclave,
6. Ces fonctions étaient fort
variées à tous les échelons :
Ces fonctions pouvaient être cumulées deux à deux : les deux premières ensemble et les deux dernières ensemble. Mais ces cumuls ne pouvaient être fréquents qu'au niveau le plus bas: de petits villages. Dans les gros villages, dans les villes des provinces et dans la capitale fédérale, l'éventail des candidats issus des familles conquérantes était si large, que tout cumul apparaissait comme une brimade, un manque de conflance, voire une insulte à l'égard de ces familles.