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Thierno Diallo
Institutions politiques du Fouta-Djallon au XIXè siècle

Collection Initiations et Etudes africaines
Dakar, IFAN, 1972. 276 pages


1. Les Peuls et les sédentaires au Fuuta Dyalon

Les Peuls et les sédentaires au Fuuta Dyalon, comme dans les autres Fuuta 1, se sont toujours definis par rapport aux populations paysannes et sédentaires avec une précision qui ne laissait aucune équivoque 2. Les peuls, les esclaves et les gens de castes ou artisans.
A cette distinction entre les Peuls et l'ensemble des populations sédentaires, il faut ajouter celle des Peuls et des esclaves. Il serait préférable de dire entre les hommes libres rimɓe, (sing. dimo, parmi lesquels les Peuls forment la majorité) et les hommes non libres : maccuɓe ou jiyaaɓe 3.
Enfin, il y a la distinction entre les Peuls et les gens de castes (ñeeño, plur. ñeeñuɓe)
A l'égard de chacune de ces catégories, les peuls avaient une attitude bien définie.

Mais à l'intérieur du groupe peul lui-même, il existait des différences non plus ethniques, mais religieuses. Tout le problème est de savoir quel groupe a converti l'autre et à quelle époque (avant ou après la conquête musulmane) et dans quelle condition (par la force ou par la persuasion) ? Il y a lieu de faire la part entre les conquérants et les conquis, entre les anciens et les nouveaux convertis ou néophytes

a. Les Conquérants musulmans peuls et non peuls.

Ce fut la grosse majorité de ceux qui sont venus du Maasina (plus des trois quarts). Parmi eux se recrutaient les chefs de grandes familles, véritables chefs de clans ou de tribus. En leur sein, le chef religieux et le chef politique, étaient souvent une seule et même personne, méme si dans la pratique, telle ou telle fonction religieuse ou politique, était déléguée à un parent, à un ami ou simplement à un membre de l'entourage familial. De la base au sommet : depuis la plus petite unité territoriale, le hameau ou "la paroisse" ou village-mosquée, jusqu'à la tête de l'État peul, tous les chefs se recrutaient dans ces familles des conquérants. Ils avaient la responsabilité politique, militaire et religieuse de tout le pays. Ils se considéraient comme les éléments les plus nobles en tant que premiers musulmans chez les Peuls, porteurs et propagateurs de la foi et capables de faire remonter tant bien que mal, leur généalogie sinon jusqu'au Prophète Mahomet et ses compagnons 4 du moins jusqu'à leurs ancêtres demeurés au Maasina. Ils furent les lasliyankooɓe ou lasliiɓe ou mieux Fulɓe lasli 5, originaires du Maasina (iwdi Maasina).

Quant aux conquérants non peuls souvent d'origine mandeng : Soninke, Jaakhanke, Jawando (ces derniers à moitié peuls), s'ils n'obtinrent pas de commandements territoriaux, ils se répartirent les tâches de conseilleurs ou de chefs militaires auprès des Almaami et des chefs des provinces administratives.
Ils constituaient avec les Peuls conquérants, la couche supérieure de ce qu'on a pris l'habitude d'appeler communément l'aristocratie 6.
La différence fondamentale entre cette couche aristocratique et les autres couches sociales et en particulier celle des hommes libres, résidait dans l'éducation et l'enseignement. Il y avait d'un côté les hommes de culture et de l'autre ceux qui ne l'étaient pas. Mieux que le bétail ou les céréales, la culture était la nourriture la plus appréciée au Fuuta. C'était une vraie richesse. Si posséder un grand troupeau et des champs bien cultivés pouvait permettre à un homme de monter dans la hiérarchie sociale, l'enseignement ou plutôt la connaissance intellectuelle pouvait le hisser au premier rang.
Les vrais souverains, les vrais chefs du Fuuta furent non les Almaami ou les chefs de province qui ne détenaient souvent qu'un pâle reflet du pouvoir, mais ces hommes lettrés qui dans les conseils ou dans les assemblées occupaient les premières places et dirigeaient le pays au nom de leur savoir. Si certains d'entre eux et sans doute parmi les plus savants, se désintéressaient complètement des problèmes qui agitaient le monde, et consacraient toute leur vie à la théologie, les autres en revanche, avaient mis au service de la politique toutes les ressources de leur intelligence et de leur connaissance. Ils n'avaient qu'un but: servir la religion et un moyen 7 : satisfaire leurs ambitions grâce a la connaissance. Ils avaient compris que seule la culture faisait d'un homme de rien, un homme de bien.
Aussi ont-ils développé l'enseignement coranique — le seul connu et le seul concevable dans un pays comme le Fuuta d'alors, à direction théocratique, à un niveau jamais atteint dans cette partie du monde.
Il existait un enseignement primaire dans chaque famille du Fuuta, et un enseignement secondaire se rattachant tanôt au primaire, tantôt au supérieur suivant l'assiduité des élèves et la possibilité des parents de les garder longtemps chez leurs maitres avant de les lancer dans la production. Cet enseignement secondaire existait dans tous les gros villages (misiddaaji mawɗi). Et un enseignement supérieur était organisé dans des centres provinciaux dont la réputation dépassait les limites du Fuuta.
Dans chaque province de tels centres existaient, mais il y avait des provinces plus favorisées que d'autres : celles de Buriya, de Koyin, de Kollaaɗe, de Timbi et surtout de Labé, étaient parmi les plus célèbres. Un bon nombre de foyers intellectuels avait une réputation non seulement régionale, mais encore nationale et internationale. Ils entretenaient des rapports étroits avec les foyers similaires existant au Bundu, au Fuuta Tooro, au Maasina et même avec les milieux lettrés non peuls tels que les Kunta, les Shayk Sidiya du Sahel soudanien et les marabouts de Kankan en pays Mandeng.
Au Fuuta, ces foyers étaient de véritables centres d'enseignement supérieur dont les plus célèbres au XIXè siècle, étaient :

Chaque village et chaque capitale provinciale avaient une ou plusieurs écoles (primaires et secondaires réunies : du reste seul l'enseignement primaire était obligatoire, une obligation religieuse pour tous).
Ainsi Fugumba, capitale religieuse du Fuuta "possédait trente (30) écoles pour les garçons et les filles en 1890". Or cette capitale ne devait compter que cinq à dix mille (5 à 10.000) habitants au grand maximum, c' est-à-dire le même nombre d'habitants que comptait approximativement, chacune des prinçipales villes de l'ancien Fuuta. Pays de montagne, à vocation plus pastorale qu'agricole où l'eau ne manque jamais, l'habitat dispersé était de règle ce qui ne favorisait pas la formation de grosses agglomérations urbaines comme dans la savane soudanienne (Tombuctu, Gao, Kano) ou dans la forêt nigériane (Ife, Ibadan en pays Yoruba).
Une étude sur l'enseignement dans l'ancien Fuuta reste à faire. Elle serait d'autant plus intéressante qu'elle expliquerait en partie le mythe de la prétendue supériorité intellectuelle des Peuls sur les autres populations africaines, alors qu'en réalité il ne s'agit que d'une tradition culturelle plus ancienne et plus profonde.

b. Les populations conquises: Peuls et non Peuls.

Après cette première catégorie, il y avait les populations conquises: les Peuls (Pulli) et les Jalonke (Dyalonke). Ces pulli pasteurs noma des arrivés au Fuuta par vagues successives entre les XIè et XVIè siècles, se convertirent à l'Islam. Cette conversion se fit à partir de l'invasion des Peuls musulmans avant et après la conquete. Elle fut d'autant plus facile que les conquérants étaient de la même ethnie que les Pulli, parlaient la même langue. Cependant la tare de paganisme continua longtemps à peser sur eux-mêmes après la conquête, d'où le terme méprisant par lequel ils étaient désignés : Peuls de brousse (Fulɓe buruure) 9 ces Peuls-pulli ne pouvaient prétendre à aucun commandement excepté sur leurs semblables. Ceux d'entre eux qui possédaient un troupeau de bétail ou avaient de la culture, pouvaient accéder à des charges importantes et s'infiltrer au besoin dans la couche de l'aristocratie conquérante qui leur était ouverte.
Les autres musulmans non peuls de cette catégorie étaient en majorité des Jalonke (Susu, Baga, Nalu, Landuma, Maninka, Bambara, Soninke, Jaakhanke) soumis aux mêmes lois que les Peuls convertis, ils vivaient groupés en familles étendues dans les villages qu'ils occupaient avant la conquête musulmane. Ils étaient libres parce que musulmans, ils avaient les mèmes droits que les Peuls convertis. La seule distinction essentielle était non pas ethnique mais religieuse 10.
Les uns et les autres constituaient la masse des musulmans après la conquête. Cette masse n'était donc pas homogène sur le plan ethnique, mais son unité était fondée sur la communauté religieuse et sur la qualité d'hommes libres 11. lls se distinguait de la catégorie précédente par son rôle politique et de la catégorie des esclaves par sa fonction économique dans la société.


Notes
1. Le mot fuuta a ici un sens général: il s'agit de tout campement ou de toute habitation où vivaient et où vivent encore les Peuls : le Tooro, le Ɓundu, le Maasina, le Liptaako, le Sokoto, l'Adamawa... sont tous des fuuta comme le Dyaloo (dont l'ancien nom était Jalonkadugu/Dyalonkadugu).
2. Ils disaient :

nous les éleveurs et eux les agriculteurs
nous les musulmans et eux les infidèles
nous les Peuls et eux les "Noirs"

traduction du fulfulde (langue peule)

menen aynooɓe, kamɓe remooɓe
menen julɓe, kambe heeferɓe
menen Fulbe, kamɓe Ɓaleeɓe

heeferɓe a pour sigulier: keefeero (de l'arabe kafir plur. kuffar) avec le "nous" expressif et caractéristique de la langue peul, qui selon les cas peut exclure (menen) ou inclure (enen) l'interlocuteur.
C'est que le Peul se croyait et se croit encore le détenteur et le dépositaire le plus digne de l'élevage, de la foi et de la noblesse. Les "Noirs" ce sont les autres, les cultivateurs sédentaires, car le Peul quelle que soit la couleur de son épiderme ne se considére pas noir comme les autres Noirs, ce non pas à cause de la couleur de sa peau, mais à cause de son élevage, de sa foi (diina) et de sa noblesse de coeur (ndimankaaku).
On pourrait considérer une telle attitude comme une manifestation de racisme, en fait il s'agit d'une distinction ou mieux d' une différenciation de métier, de religion et de caractère. L'attitude raciste, si elle existe, n'est que seconde. Quand un Peul dit "nous les Peuls et eux les autres" (enen fulbe e-kamɓe ɓeya) dans les "autres" il peut y inclure tous les groupes ethniques sans distinction de couleur, ni de religion.
3. Leur singulier respectif est maccuɗo et jiyaaɗo, le premier (maccuɗo) le plus fréquemment employé désigne l'esclave mâle opposé à korɗo : la servante ou esclave femelle, tandis que le second (jiyaaɗo) est neutre. Il désigne indifféremment l'un ou l'autre esclave sans distinction de sexe.
4. Cf. Fonds Vieillard, docum. historique, Version musulmane sur l'origine des Peuls, Cahiers nos. 3, 4, 5, 6, 20.
5. Ils formaient la couche religieuse des lettrés (marabouts et leurs disciples: karamokooɓe e taalibaaɓe mu'un).
6. Le mot est de Gilbert Vieillard, o.c., page 87 et suivantes.
7. A moins d'inverser "but" et "moyen" hypothèse fort plausible surtout pour ceux qui ne s'étaient convertis que par tactique ou calcul. Gilbert Vieillard, Les Croyants., o.c., p. 137. Notes sur les Peuls, 1939.
8. Cf. Sow A. I., La femme, la vache et la foi, Paris, Julliard, 1966, p.14 et suivantes.
9. Cette expression : Pullo buruure ne signifie pas que le Peul en question est habitant de la "brousse" (gardien de boeuf vivant dans la nature ; ce métier n'était nullement méprisable même pour un Peul musulman et conquérant) ; elle signifie que ce Peul ainsi qualifié est

sans education, sans instruction, sans foi, sans dignité, sans pudeur, etc...

en bref, c'est un homme à qui il manque l'éducation et l'instruction car toutes les autres qualités en découlent :

Celui qui n'a ni éducation, ni instruction ni religion, n'a rien d'un peul digne de ce nom

Mo alaa needi alaa gandal, alaa diina (mot arabe) haray wonaa Pullo dimo.

10. Quand les Peuls conquérants rencontraient les habitants du pays (Pulli ou Jalonke) ils ne leur demandaient pas à quelle ethnie ils appartenaient, mais quelle était leur religion !
11. On les désignait aussi trés souvent par les mots arabes : adadul-kabir signifiant ici les gens du commun ou le commun du peuple. Cette expression avait l'avantage sur celle des "Peuls de brousse" en ce sens qu'elle incluait tous les musulmans peuls ou jalonke, sans distinction, convertis à la suite de la conquête.