Collection Initiations et Etudes africaines
Dakar, IFAN, 1972. 276 pages
L'ancienne économie du Fuuta se caractérisait par l'existence
d'une économie de subsistance, une économie fermée
(véritable autarcie). Les conditions n'étaient pas remplies
pour favoriser le développement du commerce au Fuuta : il n'y avait
ni centres urbains importants, ni produits abondants, ni capitaux.
Les centres urbains du Fuuta Dyalon étaient des centres politiques
et religieux et ne jouaient qu'un rôle économique très
faible. Le commerce n'y florissait guère 1
et cela à cause de la nature même de l'économie. Aussi
ce qui donnait de l'importance à un centre dans l'ancien Fuuta, ce
n'étaient pas les transactions commerciales qu'on y traitait, mais
plutôt le rôle politique ou religieux qu'il pouvait jouer.
Les produits, ou mieux ce qu'on appelle les matières premières
suffisaient à peine à la consommation locale. Si l'Etat du
Fuuta vivait en économie fermée, il faut dire que cette autarcie
commençait à la base même de la société
:
Chacun produisait juste ce qui était nécessaire à
sa subsistance. Chacun devait se suffire. Mais comme aucun groupe n'était
capable de tout produire, un système d'échange s'instaura
peu à peu et ainsi naquit un commerce inter-régional au niveau
le plus bas d'abord, ensuite à un niveau plus élevé
sans pour autant devenir une activité importante dans l'économie
du pays.
Quant aux capitaux, ils ne faisaient pas défaut, mais ils étaient
thésaurisés sous forme de bétail, de bijoux (or et
argent) et d'esclaves. Ils n'entraient presque pas dans la production.
Le commerce avec l'extérieur se faisait sous le patronage des souverains
ou des chefs de province. Si le commerce ne constituait pas un monopole
d'État du moins, il était sous contrôle étatique
confié ou réservé à une catégorie de
personnes bien définies.
De même que certaines ethnies s'étaient spécialisées
dans le travail artisanal, de même les Soninke plus connus sous le nom de Sarakolle (en fulfulde: Sarankulle) s'étaient spécialisés
dans le commerce au Fuuta et en Afrique de l'ouest d'une manière
générale. Qu'ils fussent Soninké, Khaasonké
ou autres Mandeng (Bambara, Malinke) tous étaient désignés
sous le terme générique de jula (ou dioula) en fulfulde
(njula, plur. njulaaɓe) c'est-à-dire marchand, colporteur
ou commerçant.
Le métier de jula n'étant pas un métier de caste
le Peul pouvait se faire commerçant s'il le désirait, mais en fait pour des raisons multiples, il n'a jamais fait preuve de beaucoup
de qualités ni d'ingéniosité en cette matière, du moins pendant la période étudiée 2.
Il leur arrivait alors de se rendre sur la côte atlantique pour échanger
leurs produits contre les produits manufacturés dont ils avaient
besoin. Ils pratiquaient le troc 3 auprès des comptoirs installés par les européens (Anglais, Français
ou Portugais). Pour s'y rendre, ils constituaient des caravanes souvent fort nombreuses.
Quant aux étrangers qui voulaient se rendre au Fuuta soit pour y commercer soit pour traverser seulement, il leur fallait obtenir des sauf-conduits de forme manuscrite en langue arabe, en langue peule (fulfulde). Ces sauf-conduits que le détenteur devait exhiber à toute réclamation,
le préservait, en principe, du pillage de ses marchandises 4. Il devait payer un droit de passage sur le territoire,
mais ce droit pouvait être remplacé par un cadeau plus ou moins
substantiel 5 au chef de la région traversée, qui lui assurait alors nourriture et logement durant tout
son séjour : en fait, il devenait son hôte et les lois de l'hospitalité
jouaient en sa faveur. A son départ, il recevait à son tour des cadeaux et un guide jusqu'à la limite du territoire où s'arrêtait la souveraineté du chef.
Parfois les souverains désireux de favoriser les caravanes de commerçants,
surtout étrangers, mettaient une escorte à leur disposition, ce qui était la meilleure des garanties.
Les audacieux commerçants qui ne prenaient pas ces élémentaires
précautons voyaient leurs marchandises confisquées et eux-mêmes
vendus comme esclaves, à moins d'avoir fait preuve de leur foi islamique.
Le titre de Jula (dioula) musulman ou d'aventurier maure déguisé
en shérif (chérif : d'arabe sharif : descendant
de la famille du Prophète) était le meilleur passeport pour pénétrer au Fuuta sans inquiétude et de sortir librement.
Quels étaient les produits les plus importants qui faisaient l'objet d'un commerce actif au Fuuta ? Ils étaient fort limités à l'importation comme à l'exportation, à cause du caractère autarcique de l'économie peule dont la règle d'or était l'auto-satisfaction dans l'auto-consommation. Cependant ils furent obligés de pratiquer l'échange de certains produits.
Les produits couramment introduits au Fuuta étaient presque toujours les mêmes, ceux qu'ils ne pouvaient se procurer à l'intérieur du massif montagneux, et parmi eux :
C'était la marchandise la plus appréciée car c'était une denrée nécessaire aux hommes et aux bêtes. Les Peuls n'ont jamais hésité à parcourir des centaines de kilomètres pour se procurer du sel à meilleur prix. Ils dirigeaient leurs caravanes vers la côte atlantique pour le chercher. Et pour l'obtenir, ils n'ont pas hésité à offrir un certain nombre de leurs esclaves, un des rares cas où ils consentaient à se débarrasser de cette main-d'uvre si utile à leur agriculture.
Avec le bétail, les captifs ont été longtemps la seule
richesse sur laquelle reposait toute l'économie du pays. C'est ainsi
que les grands conquérants comme El Hadj Omar et Almaami Samori
(ou Saamuudu), n'eurent pas de meilleurs clients que les Peuls du Fuuta,
qui leur achetaient tout ce que la guerre victorieuse mettait entre leurs
mains. Lorsque ces conquérants ne pouvaient leur en fournir sur
leur marché, les Peuls se réunissaient et, sous prétexte
de guerre sainte (Jihaadi), allaient razzier les populations animistes
des alentours.
Deux possibilités étaient offertes en cas de guerre sainte
ou bien les vaincus se faisaient musulmans, auquel cas ils devenaient des
alliés avec une suzeraineté peule, plus ou moins lâche
ou oppressive selon les circonstances, ou bien ils refusaient l'Islam,
auquel cas tous les hommes valides étaient réduits en esclavage
avec leurs femmes et leurs enfants. Le pays était alors occupé
et il ne restait plus à ceux qui n'étaient pas pris qu'à
prendre le chemin de l'exil ou de l'émigration définitive.
Ils étaient très recherchés pour faire la guerre et servir au transport de hautes personnalités du pays. Les chevaux servaient de monture de parade lors des fêtes religieuses ou d'intronisation d'un chef ou d'un marabout 6. Pour les chevaux, les Peuls étaient tributaires des régions sahéliennes et de la vallée du Niger (Tishît = Tichît, Nioro, Kaarta...)
Les armes à feu surtout (fusils simple ou à répétition et la poudre) étaient fort recherchés. Si les forgerons installés au Fuuta ne savaient pas fabriquer la poudre, ils pouvaient démonter n'importe quel fusil et en faire plusieurs copies par imitation. Il suffisait de trouver un modèle au cours d'une guerre pour qu'à la guerre suivante, le nombre soit multiplié par dix ou par cent, si ce n'est plus, gâce à l'ingéniosité des forgerons, véritables armuriers du pays.
Avec l'installation des comptoirs sur la côte, les Peuls commencèrent à importer du tissu de la Sierra Leone ou de la Basse Guinée (Boke, Boffa, Benty). Mais ces importations étaient très limitées car les tissus anglais et français présentés avec des couleurs chatoyantes étaient peu résistants au lavage. Ce qui amena les Peuls à préférer pendant très longtemps, même après l'occupation coloniale, à ces tissus étrangers, leur cotonnade chaude et résistante, capable de durer presque une vie humaine. Et leurs couleurs sombres et sobres étaient mieux adaptées à leur goût : modestes et peu expansifs les Peuls s'habillaient pour étre décents et non pour se faire voir et admirer.
Ils étaient ce que les Peuls recherchaient le plus : ces deux denrées servaient à la nourriture de l'esprit.
Les livres arabes traitant de religion, de droit ou de grammaire étaient
les plus demandés. En fait tout livre écrit en arabe trouvait
un acquéreur au Fuuta.
Quant au papier, encore plus rare que le livre, il était la marchandise
la plus prisée de toutes. C'est qu'avec ce papier un bon calligraphe
pouvait recopier les livres les plus précieux, et en particulier
le livre saint de l'Islam : le Coran (Qur'aan ou Kaamilu en Peul, c'est-à-dire
le Parfait, qualificatif par lequel il est communément désigné)
7.
Tels étaient les principaux produits d'importation.
Les exportations étaient destinées presque uniquement à permettre aux Peuls de pratiquer l'échange. C'était pour se procurer des produits d'importation, qu'ils consentaient à se débarrasser d'une partie de leurs produits et non pas qu'il y avait un surplus ou une surproduction. Comme l'économie de subsistance était le seul mode de production connu, les Peuls à la différence des jula, n'ayant jamais été de vrais commerçants, ne pouvaient produire pour une économie de marché, dont ils n'avaient même pas l'idée.
Les principaux produits exportés :
Ce fut le premier et presque longtemps l'unique article d'exportation dont disposaient les habitants du Fuuta. Mais le Peul pasteur par naissance était si attaché à ses animaux qu'il ne se résignait à s'en séparer que lorsqu'il
était forcé. Le besoin impérieux du sel pour le bétail
et d'esclaves pour l'agriculture, l'a obligé quelques fois à
le faire, mais à regret. Sa préférence allait à
l'échange des produits laitiers : (lait frais, lait caillé
ou beurre) ou d'engrais (fumer le champ du paysan) contre une partie de
la récolte.
Par suite de l'établissement des comptoirs anglais, français
et portugais sur la côte, la vente du bétail s'est developpée
au début du XIXè siècle à tel point que l'on
se demandait si, à cette allure, les Peuls n'allaient pas devenir
des marchands de bestiaux, mais ce ne fut qu'une flambée de courte
durée, un feu de paille. L'élevage peul étant un élevage
sentimental, attachement passionnel entre l'homme et la bête, ne
pouvait faire l'objet d'un commerce. Un homme capable de pleurer la mort
d'une de ses bêtes comme la perte d'un membre de sa famille, ne pouvait
se résoudre à vendre cette bête. Elle était
une partie de lui-méme, presque un membre de la famille dont il
n'avait pas le droit de s'aliéner.
Le cuir des animaux domestiques et de chasse constituaient le deuxième produit. Sa rareté était due à l'absence d'abattement fréquent du bétail.
Le caoutchouc (de liane) était récolté en quantité variable, d'une région à l'autre, les plus favorisées étant le Labé, le Koyin et le Kolen, c'était le troisième produit 8.
Durant la période étudiée, les produits importés ou exportés n'ont guère varié, ce qui a changé c'est le personnel chargé de conduire les caravanes. Si à la fin du XVIIIè siècle, et au début du XIXè siècle le commerce du Fuuta était exclusivement entre les mains des jula (dioula) commerçants Soninke, Malinke, Bambara ou Susu, à partir du règne de l'Almami Umaru, de nombreux Peuls s'adonnèrent à ce nouveau métier de conducteurs de caravanes, principalement en direction des comptoirs européens. Cette évolution ne s'est faite que très lentement, jusqu'au jour où l'impôt colonial en numéraire, obligea bon nombre de Peuls à se faire commerçants. Mais c'étaient des commerçants occasionnels, qui une fois le montant de l'impôt obtenu, retournaient à leur occupation traditionnelle. Aussi durant tout le XIXè siècle ces néophytes du négoce n'inquiétèrent-ils jamais les vrais commerçants professionnels, originaires du Mandeng !
Notes
1. Et il n' y avait même pas de marché permanent. Des trois termes que les Peuls du Fuuta utilisent pour désigner le marché, un seul semble d'origine peule : Luumo : les deux autres sont étrangers et d'introduction plus ou moins récente. Saka (du soninke sakha et de l'arabe suq : marché, bazar), maakiti (du susu makiti et de l'anglais market). Saka et maakiti sont synonymes et désignent le marché quotidien.
Luumo est un marché hebdomadaire (à l'origine il devait
être un marché mensuel dont la tenue avait lieu en dehors du village ou de la ville dont il porte le nom, à une distance de quelques kilomètres).
2. En fait les Peuls du Fuuta ne se sont livrés massivement au commerce qu'après
la conquête coloniale, lorsqu'ils furent obligés de revendre une partie de leurs biens (bétail surtout) pour payer l'impôt.
3. Il semble que la monnaie était inconnue au Fuuta. L'équivalent monétaire utilisé variait selon l'objet à mesurer :
4. Il arrivait parfois que des pillages se produisent à l'intérieur du pays : ces actes de pillage étaient le fait, non pas de populations, mais des fils des chefs et surtout des Almaani qui sillonnaient le Fuuta à
la recherche d'aventure, à la manière des chevaliers du Moyen
Age européen. Ils jouaient aux bandits de grands chemins durant leur jeune age, en général avant de fonder un foyer. Ils terrorisaient non seulement les étrangers de passage, mais aussi les populations autochtones. Quand les victimes allaient se plaindre aux chefs locaux ou à I'Almaani, ceux-ci ne pouvaient restituer que ee que les dévoyés n'avaient pas utilisé. Ils promettaient certes un châtiment au coupable et une compensation pour les dommages causés après
enquête mais ce n'étaient souvent que de vaines promesses.
5. Le système de "cadeau" était si fréquent au Fuuta et dans les royaumes africains en général, qu'il mériterait à lui seul, une étude. Les explorateurs et les colonisateurs européens
ont à tel point utilisé le "cadeau du chef" que
l'on se demande parfois si ce système n'a pas favorisé, voire
facilité la pénétration coloniale. Une telle étude
devrait chercher les bases historiques de ce systéme, les cadeaux
que les chefs se faisaient entre eux, qu'ils offraient à leurs hôtes
de marque d'une manière presque désintéressée,
ceci bien avant de connaître le cadeau empoisonné de certains
explorateurs. Voir plus loin.
6. Un lettré marabout qui venait d'achever les études théologiques recevait un turban sur la tête au cours d'une pompeuse cérémonie à la mosquée en présence de tous les chefs religieux de la région ; désormais il portait le titre de cerno (Tyerno) cest-à-dire qu'il devenait un Cernoojo : un tafsir en arabe ou un exégète du Coran. Après la cérémonie, il rentrait chez lui monté sur un cheval blanc entouré d'une nombreuse suite à cheval ou à pied chantant les louanges du prophète et de Dieu.
Il pouvait porter d'autres titres ; comme Alfaa (contraction de l'arabe
alfahim ou alphaqih, celui qui comprend ou qui est versé dans
la jurisprudence). Le marabout prenait le titre de cerno dans la province où le chef politique avait le titre d'Alfa (comme par exemple le diiwal de Labé) et celui d'Alfa quand le chef
de la province portait le titre de cerno (comme par exemple le diiwal de
Timbi). Mais le titre d'Alfaa a fini par être réservé au Fuuta aux chefs politiques qui peuvent aussi être des chefs religieux. Cerno et Alfaa étaient deg titres équivalents,
on ne les cumule pas sur la même personne, sauf pour se moquer ou
pour plaisanter.
7. Le prix d'un Coran calligraphié était variable selon la beauté de l'écriture, du papier et de l'étui en cuir (ŋaro) selon la qualité de l'acheteur : un chef ou un marabout ne discutaient pas le prix d'un livre, surtout s'il s'agit d'un C;oran, c'était une question d'honneur et enfin selon les lieux, le prix variait d'une région à une autre,
ici il était de 12 boeufs, là : 25 ou 30. Quel que fût le prix, le calligraphe obtenait un double avantage : la bénédiction d'avoir recopié le livre d'Allah et la douzaine ou la vingtaine de boeufs qu'il pouvait ajouter à son troupeau ou à défaut en constituer un.
8. Le caoutchouc
n'a eu un grand développement que sous la période coloniale et principalement durant la seconde guerre mondiale : en plus des soldats, le caoutchouc fut l'effort de guerre demandé aux populations du Fuuta
en Guinée