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Thierno Diallo
Institutions politiques du Fouta-Djallon au XIXè siècle

Collection Initiations et Etudes africaines
Dakar, IFAN, 1972. 276 pages


d. L'attitude des Peuls en face de l'agriculture et de l'élevage.

Le goût et les aptitudes physiques des Peuls ne les prédisposent en rien aux travaux agricoles. Peuple essentiellement pasteur de par son origine, les Peuls se sont toujours, dans leur longue et lente migration à travers l'Afrique de l'Ouest, assuré le voisinage et la collaboration volontaire ou forcée des populations paysannes auprès desquelles ils achetaient des céréales que leurs préoccupations pastorales ne leur permettaient pas de se procurer en quantité suffisante pour leurs besoins. Le bétail (plus rarement) et les produits de leurs troupeaux (le plus souvent) leur servaient d'articles d'échange, système du troc.
Le Peul ne vend pas ses animaux sauf quand il est forcé de le faire : aussi éléve-t-il, à côté de ses vaches, des chèvres, des moutons et de la volaille pour compléter les produits laitiers et servir de monnaie d'échange. C'est qu'il coûte peu à un Peul de se défaire d'un mouton, d'une chèvre ou d'un poulet, car l'affection qu'il leur témoigne n'est en rien comparable à l'amour passionnel qu'il éprouve pour ses vaches considérées presque comme des membres de la famille. Aucune description ne peut donner une idée de ce sentiment ; il faut avoir vu le Peul et sa vache ou la vache et son Peul en parfaite communion pour s'en rendre compte 1.
Mais cependant, peut-on accepter l'idée maintes fois exprimée selon laquelle, le boeuf ne serait d'aucune utilité aux Peuls 2.
De même que le champ ou mieux la récolte constitue pour le paysan une ressource, un moyen d'existence, de même, pour le Peul, c'est-à-dire le pasteur, le bétail constitue son principal moyen d'existence. Du temps où il était nomade le bétail était la seule ressource que le Peul possédait. Après sa sédentarisation, c'est grâce à son bétail qu'il avait obtenu la terre, grâce à lui, il arrivait à se procurer des esclaves pour la cultiver, grâce à lui il pouvait à défaut d'esclaves, employer le système de travail collectif 3.
Il faut reconnaître que le bétail constitue bien pour le Peul un capital. C'est un capital particulier, thésaurisé. Le surplus n'existant pas dans ce type de société où l'économie de subsistance est de règle, chacun produit juste ce qui est nécessaire. Le bêtail ne se vend pas, parce qu'il n'est pas un surplus. Il sert tout au pIus comme valeur d'échange. En période de soudure (entre deux récoltes) ou de crise alimentaire, prélude à la famine, un certain nombre de têtes de bétail était expédié loin dans une région non touchée par le fléau pour être échangé contre les grains Cette pratique était si courante et si enracinée, qu'elle s'est maintenue jusqu'au lendemain de la dernière guerre mondiale, c'est-à-dire en pleine période coloniale.
Comme les populations paysannes ne savaient pas toujours pratiquer l'élevage, et quand elles le savaient, elles répugnaient à le faire, estimant sans doute que c'était là "un vil métier" indigne d'un noble terrien, elles préféraient s'adresser à un peul vacher pour s'occuper de leur troupeau. Voilà comment le bétail devint petit à petit la principale source d'accumulation ou plutôt de thésaurisation de la richesse. Lorsqu'un riche agriculteur a besoin de conserver les produits de ses récoltes il achète du bétail (gros ou petit qu'importe) qu'il confie à une ethnie spécialiste de l'élevage ;

C'est ainsi que les Peuls à l'ouest et les pasteurs à bovidés à l'est, se voyant confier tant d'animaux en plus de leurs propres troupeaux, arrivérent à se demander s'ils ne détenaient pas là, les clés du pouvoir politique. Méprisés et haïs, malgré leur troupeau parfois immense, la plupart de ces pasteurs en vinrent à s'emparer du pouvoir d'Etat et à asservir ceux-là même qui les avaient accueillis avec plus ou moins d'enthousiasme, de peur et de méfiance. Même si la prise de conscience de leur rôle économique n'était pas claire, tous ces éleveurs avaient fini à des moments précis de leur évolution par refuser la position d'infériorité et d'humiliation que les sédentaires avaient réussi à leur imposer. Qu'ils fussent noyés dans la masse de cultivateurs asservis en voie d'assimilation, ne pratiquant qu'un élevage médiocre comme les Peuls de la Haute Volta et du Nord Dahomey actuels (dans les anciens empires Mosi et Bariba) ou bien qu'ils fussent les maîtres du pays (comme les Peuls du Fuuta Dyalon, du Maasina, de Sokoto et de l'Adamawa ou les Tutsi et les Hima du Rwanda, de Burundi et de Tanzanie) ils ont fait partout figure d'envahisseurs.
Aussi grâce à la possession du bétail, les envahisseurs peuls et autres pasteurs orientaux ont-ils eu de la considération 5 à partir du moment où la situation sociale de l'individu ou du groupe d'individus est en rapport avec l'importance du troupeau 6. Même si l'élevage africain en général et peul en particulier ne sert ni à la boutherie ni à la traction il serait exagéré, cependant, de le considérer comme inutile. Ce qu'il faut comprendre, c'est que cet élevage n'est pas un capital productif dans le sens moderne du terme, néanmoins c'est un capital, mais un capital thésaurisé, indispensable au Peul nomade et nécessaire au Peul sédentarisé. C'est sous forme de bétail que le Peul peut accumuler et préserver la richesse 7. Le bétail constitue pour lui un noyen d'existence et un trésor. C'est dire que chez le pasteur Africain en général et Peul en particulier, la possession d'un troupeau de boeufs apparaît comme une preuve de richesse et la considération sociale dont il jouit n'en est que la conséquence. Si par tempérament le Peul n'est pas agriculteur, il a cependant cultivé de tous temps, les alentours immédiats de ses anciens campements près du parc à bétail. Là, grâce à la fertilité du sol due aux engrais animaux, il tirait des récoltes sinon abondantes du moins appréciables et sans effort, ni soins particuliers. La fréquence de ses déplacements lui permettait toujours de cultiver des terres riches aux résultats faciles et de porter plus loin sa nouvelle demeure dès qu'il sentait leur fertilité diminuer.
Mais à son arrivée au Fuuta, la vie sédentaire l'a obligé à s'attaquer à des terres ingrates, peu fécondes et son inaptitude physique rendant vains ou dérisoires tous ses efforts, il s'est fait esclavagiste pour le besoin de l'agriculture. En effet, lorsque les Peuls se constituèrent au cours de leur migration, en nations, abandonnant leur nomadisme séculaire sans pour autant renoncer à leur occupation privilégiée de pasteurs à bovidés, ils se procurèrent des esclaves et en arrivèrent à demander au seul travail servile, les ressources agricoles nécessaires à leur subsistance quotidienne Mais comme le travail servile ne pouvait pas toujours suffire, ni pour les chefs ni pour les notables, encore moins pour le commun du peuple, les Peuls ont cherché d'autres solutions pour rendre les travaux agricoles moins pénibles. Les difficultés qu'ils ont rencontrées dans les débroussaillements, les labours, les semailles et les récoltes, se sont ajoutées au peu d'aptitude et à l'absence de goût qu'ils ont manifesté pour les travaux des champs. Et l'expérience leur a montré que le travail isolé est difficile et décourageant au bout d'un temps plus ou moins court. C'est en tenant compte de tous ces faits qu'ils se sont orientés dès le début de leur sédentarisation vers une espèce de "collectivisme" agricole. De quoi s'agit-il ?
A l' appel d'un membre de la communauté villageoise on voit tous les habitants valides arriver la houe sur l'épaule ; ils viennent le matin de bonne heure par groupe d'âge (gire) ou par familles (suudu/cuuɗi). Le champ est aussitôt partagé en portions ou parcelles de terrain (kalaa) qu'un individu peut cultiver d'un bout à l'autre de sa longueur. Les travailleurs se mettent coude à coude et frappent en cadence le sol de leur pioche, en chantant des mélopées entrecoupées de cris d'encouragernent.

Parfois des musiciens viennent les accompagner au son de

Grâce à cette musique, chaque participant oubliant sa fatigue redouble d'effort. Il s'agit de finir sa parcelle avant les autres car le premier est le héros du jour.

Vers midi, c'est la pose pour un repas copieux aux frais du propriétaire du champ (à cette occasion, celui-ci fait égorger un ou deux taurillons suivant le nombre des participants). Après la deuxième prière de la journée au début de l'aprés-midi fanaa (arabe: zuhra), le travail recommence avec la même ardeur que le matin et dure jusqu'à la prière suivante : alansaraa 9 (arabe: al-asr). Aussitôt après la prière, le propriétaire du champ prononce ou fait prononcer par le plus âgé d'entre eux un discours de remerciement à l'assistance qui se sépare immédiatement ; chacun rentre chez soi, content d'avoir accompli une tâche utile. Il se félicite d'y avoir participé. C'est ce travail collectif que les Peuls appellent Kilee.
Au Fuuta, tous les travaux pénibles sont exécutés collectivement ; seul varie le nom qu'ils portent :

Cependant, ni le travail artisanal et ni le travail commercial ne nécessitent un rassemblement de plusieurs personnes comme pour l'agriculture. C'est que commerce et industrie artisanale constituent des branches économiques réservées souvent à des populations spécialisées n'appartenant pas à la même ethnie que les maîtres du pays : les Peuls.


Notes
1. Dans le chapitre sur "les élevages sentimentaux" (Hindous, Malgaches et Africains) de son ouvrage, Paul Veyret constate que "si les Hindoux vénèrent leurs boeufs, les Malgaches les aiment beaucoup plus. Le Malgache ne déifie pas ses zébus, mais il les traite en amis, les intègre dans sa famille et les connaît admirablement. On raconte que nombre d'éleveurs malgaches suivent à la trace sur de longues distances un boeuf qu'on leur a volé'' o. c., p. 161 et suiv. Plus loin, parlant des éleveurs africains de l'est et de l'ouest du continent, il ajoute : "les éleveurs font preuve d'une extraordinaire connaissance de leurs boeufs, les retrouvent à la trace et de leur côté les bêtes s'attachent à leur berger." Avec son humour habituel E. F, Gautier rapporte des histoires qui, en A.O.F symbolisent l'affection des boeufs pour leur conducteur ; par exemple, avant 1914, les Allemands ayant arrêté des troupeaux qui voulaient gagner la rive française du Chari et les bergers s'étant échappés, les bêtes, hélées dans la nuit par un signal familier bousculent la sentinelle allemande, traversent la rivière à la nage et vont retrouver leurs Peuls." (L'Afrique noire occidentale, Paris, 1943, p. 169), cité par P. Veyret. Et Richard-Molard ne définit-il pas le Peul d'après sa passion "qu'elle que soit la couleur de sa peau, est poullo celui qui a une passion tyrannique pour le boeuf inutile", o. c., p. 95.
2. Cette idée, émise par Gilbert Vieillard, a été souvent reprise par nombre d'auteurs qui ont étudié les questions peules, et entre autres, Richard-Molard qui demande : "le boeuf peut-il être rangé parmi les éléments de la richesse mobilière et admettre que cheptel vaut capital ou comme on disait dans l'ancien droit : pecus vaut pecunia. " Plus loin il ajoute "Le Foula (il s'agit du Peul, il utilise le terme susu-mande souligné par nous) ne tient pas ses bêtes pour une richesse à proprement parler, car il ne les a pas pour les vendre ni même pour en acquérir un autre bien. S'il le fait parfois pour une épouse, ou un captif, ou un exemplaire du Coran, c'est vraiment exceptionnel. Le boeuf n'est d'aucune utilité au Foula, ni pour la traction ni pour la viande. Le Foula collectionne son bétail un peu comme Harpagon ses écus. Harpagon ne se réjouit point d'être riche. Ses pièces ont pour lui la valeur d'une fin. Il ne veut jamais les réaliser. Au Fuuta-Dyalon, on n'est pas vraiment riche d'avoir des buis, on en est fier surtout", o. c., p. 194, Dans un autre ouvrage, il dit encore : "la bête ne sert guère au Peul, ç'est lui qui la sert." Afrique occidentale française, Paris, 1949, p. 95.
3. Pour obtenir

De là à dire que les Peuls ou les Africains d'une façon générale achètent leur épouse, il n'y a qu'un pas vite franchi par les auteurs amateurs de sensation ou d'exotisme à bon marché. Ils prouvent simplement leur ignorance des coutumes et traditions africaines.
4. Renseignement fourni par Jean Nizurugero, chercheur rwandais, IFAN, Dakar, 1967-68.
5. "On élève du bétail par goût et parce que la possession anoblit leur propriétaire on est estimé, honore, écouté à proportion de son cheptel" écrit Paul Veyret, 1951, p. 164.
6. Doutressoule, dans L'élevage en A.O.F. (Paris, 1947), écrit à çe sujet à la page 19 : "pour avoir une idée de cet état de choses' il faut entendre avec quel dédain, quel mépris, quel orgueil l'éleveur riche parle de son congénère moins favorisé par la fortune ; il faut voir avec quel respect ses paroles sont écoutées, ses moindres désirs exaucés."
7. Il connaît une autre forme d'accumulation : quand il possède beaucoup de boeufs, il échange certains d'entre eux contre de l'or que d'habiles artisans transforment en bijoux de parure pour orner le visage de ses épouses. Du reste, le capital accumulé sous forme d'or est même plus discret et plus "inamovible" que celui accumulé sous forme de bétail.
8. Il y a lieu de rappeler ici que le tam-tam (jimbe ou dundu) n'est pas un instrument de musique apprécié chez les Peuls, au contraire, leur premier soin après la prise du pouvoir au Fuuta, fut d'enterrer les énormes sortes de tam-tam (dundu) des païens. La seule espèce nommée jimbe fut tolérée dans les dume (villages d'esclaves) et il n'était pas question qu'un Peul devint joueur de tam-tam.
9. Vers quatorze heures ou treize heureg et demie au plus tôt (14 h ou 13 h 30). Vers seize heures et demie (16 h l/2) ou dix-sept heures (17 h) au plus tard.
10. Ils font la chasse soit contre les fauves dévasteurs des récoltes et du bétail, soit pour se procurer du gibier nécessaire à l'alimentation ou aux échanges avec les cultivateurs pour les grains. Il faut toujours rappeler que les Peuls n'abattent que rarement leurs bovins pour se procurer de la viande. C'est à des occasions précises qu'ils le font :

Il arrive cependant que des propriétaires abattent certains animaux soit parce qu'ils commencent à vieillir, soit parce qu'ils sont mal domptés et représentent un danger pour les récoltes. Dans ce cas, la viande est bradée (tonton) contre des grains ou autres produits, c'est ainsi qu'est apparue la boucherie dans l'ancien Fuuta. Cf. Fonds Vieillard, Cahier n° 91, sur le kilee.