Collection Initiations et Etudes africaines
Dakar, IFAN, 1972. 276 pages
La société peule est une société organisée
en copropriétaires. Souvent les liens de parenté et les droits
de propriété sont confondus dans les relations entre les individus.
La communauté de la propriété est le reflet sur le
plan économique de l'organisation familiale sur le plan politique
et social. Elle est antérieure à l'Islamisation des Peuls,
ce qui ne manqua pas de provoquer des conflits et des difficultés
d'adaptation entre les traditions ancestrales et les principes de la nouvelle
religion. Ainsi, à titre d'exemple, le droit musulman prescrit le
partage des héritages selon des dispositions et des règles
bien définies. Pour appliquer ce principe de l'Islam, les Peuls se
sont trouvés devant une certaine difficulté, après
leur conversion ; car le bien commun est indivisible et inaliénable
d'après leurs murs traditionnelles. Ils étaient devant un
dilemme : appliquer la loi musulmane et renoncer à leurs coutumes
traditionnelles ou bien conserver celles-ci et renoncer à celles-là.
Ils choisirent de se conformer à la loi de l'Islam sans pour autant
abandonner tout à fait leurs coutumes.
Ainsi au cours de la réunion de l'assemblée familiale ou villageoise
qui a procédé au partage, il est demandé à chacun
des ayant droit, de confier à "l'aîné", autrement
dit à "l'ancien", sa part de l'héritage, au nom
de l'indivisibilité du patrimoine commun.
Ce que chacun accepte, peut-être pas de gaité de cur, mais
peu importe même si tous étaient des héritiers majeurs
1.
Ainsi la loi musulmane a été respectée sur le plan
théorique puisqu'il y a eu partage de l'héritage conformément
à ses prescriptions, mais ce partage n'a pas eu d'effet sur le plan
pratique, puisque toutes les parts ont été confiées
à l'ancien de la famille. Aux yeux des Peuls la loi musulmane qui
régit la société n'a pas été violée
mais seulement contournée. C'est ainsi que les coutumes s'adaptent
à l'Islam et que l'Islam se moule aux traditions 2.
Le régime foncier peul est le type même de la propriété
collective. La propriété foncière s'est trouvée
influencée dès l'origine par le milieu dans lequel elle s'appliquait.
Les formes du relief permettent de diviser le pays en deux zones sur lesquelles
la propriété foncière s'exerce différemment
:
Qu'il y ait des limites précises fixées par les hommes
(seconde zone) ou des limites naturelles, voire imaginaires, fixées
par la tradition (première zone), il n'existe nulle part au Fuuta
une portion de terre qui ne puisse être revendiquée par un
propriétaire, c'est-à-dire par une famille. Les "terres
mortes" quc le code musulman définit comme des terres n'appartenant
à personne, à l'instar de res nullius des Romains,
n'existent pas au Fuuta.
Si le droit de propriété en matière foncière
est déterminé par le code musulman, il faut cependant tenir
compte des coutumes qui s'y greffent en s'adaptant.
Avant la conquête musulmane, le pays était occupé par
les Jalonke (Susu, Baga, Landuma, Mande...) puis vinrent par infiltration
pacifique, les premiers Peuls essentiellement pasteurs. Avec les produits
de leur troupeau, ils achetaient le droit de pâture et de campement.
Ces premiers Peuls arrivés par vagues successives, étaient
non seulement d'habiles éleveurs, mais aussi des chasseurs intrépides
et courageux avec des armes de jet en fer (lances, arcs et flèches...).
Ces Peuls ne modifièrent pas tellement le système de la propriété
des Jalonke, puisque ceux-ci ont continué à contrôler
le pouvoir politique et à déterminer les rapports économiques.
Les Jalonke ont simplement concédé aux Peuls pasteurs un certain
nombre de droits de jouissance et non de propriété. Mais avec
l'arrivée de la dernière vague des Peuls 3,
tout le système de propriété en général
et de propriété foncière en particulier fut bouleversé
par les nouveaux détenteurs du pouvoir politique. Ainsi après
la conquête du pays des Jalonke par les Peuls musulmans, la terre
fut répartie en trois catégories :
La première fut celle qui resta aux premiers occupants, les Jalonke
(premiers par rapport aux Peuls) après leur soumission à la
nouvelle religion apportée par les conquérants.
La deuxième, celle que les Peuls pasteurs (Pulli) achetèrent
aux Jalonke grâce aux produits de leurs troupeaux et de leur chasse
4. Cette terre resta à leurs
propriétaires peuls pasteurs convertis avant la conquête musulmane.
Leur propriéte foncière fut respectée ainsi que leurs
troupeaux. Mais aux Pulli (Peuls pasteurs) convertis seulement après
1e conquête, il ne fut laissé que la jouissance de la terre
; leur droit de propriété ne leur était reconnu que
sur les terrains où se trouvaient leurs demeures, et encore d'une
manière précaire.
La troisième fut celle qui englobait toute terre n'entrant pas dans
les catégories précédentes. Ce fut cette terre que
se partagèrent les conquérants. Elle comprend celle que les
familles Jalonke et Pulli avaient abandonné pendant la guerre sainte
(jihaadi). La guerre une fois terminée, nombre de Jalonke
et Pulli qui n'étaient pas morts ou qui n'avaient pas fui se retrouvèrent
démunis. Ainsi les vainqueurs les amenèrent-ils à se
convertir pour échapper à la servitude. Ils leur laissèrent
le droit de cultiver les terres qu'eux-mémes ne pouvaient mettre
en valeur. En contrepartie, il leur était demandé de fournir
une espèce de dime appelée farilla (arabe : farida),
une quantité symbolique de la récolte à la famille
propriétaire du terrain.
Dans chacune de ces catégories, le système de propriété
familiale s'est maintenu. Cette propriété collective s'imposait
comme une nécessité à cause de l'inaptitude physique
des Peuls aux travaux agricoles. Ceux-ci ne pouvaient s'effectuer que par
l'utilisation d'une main-d'oeuvre servile et du travail collectif sans lesquels
l'agriculture peule eût été insignifiante. Ainsi au
Fuuta la propriété foncière personnelle, individuelle,
si elle n'était pas inconnue, constituait une exception. La propriété
la plus courante, la plus répandue était la propriété
collective, apanage de la famille. La jouissance seule était accordée
à chaque membre de la famille ayant fondé un foyer, la propriété
demeurant patrimoine commun, c'est-à-dire un capital inaliénable.
Seules subissaient des modifications, les répartitions usufruitières
en fonction des transformations de la famille. Tant que le noyau initial
existait, la propriété demeurait commune. Le droit d'usage
et le droit de propriété se transmettaient par héritage
suivant les prescriptions coraniques atténuées par les pratiques
coutumières. En cas d'extinction du dernier héritier d'une
famille, la propriété revenait au clan ou à la sous-tribu
dont la famille éteinte était issue. Si le clan est lui aussi
éteint ou s'il a émigré, elle revenait au chef du village
qui décidait avec le Conseil des Anciens comment devait s'effectuer
sa nouvelle appropriation selon la loi (religieuse) et conformément
à la tradition : don, vente ou location.
La vente et la location existaient au Fuuta. La location était accordée
en général pour une durée limitée de deux ans
au minimum car les cultures n'étaient et ne sont encore bonnes que
pendant deux années de suite. Une seule condition à l'obtention
d'une location de terre : être un bon musulman. Le bail ne devait
en aucune manière dégénérer en propriété,
et le locataire ne pouvait invoquer aucun droit quel que fut l'état
dans lequel il la laissait.
Quant à la vente des terres acquises ou des terres conquises elle
ne pouvait se faire qu'avec l'assentiment des chefs des familles et des
clans, réunis en Conseil des Anciens. Ceux-ci n'avaient pas le droit
de s'opposer, en général, à la vente, sauf dans deux
cas bien précis :
Le domaine public se définit d'après le code musulman : les voies naturelles de communication, les sources, les monuments de culte, les mosquées... Le droit de vaine pâture existait pour toutes les terres non cultivées à moins de réserve expresse de leur propriétaire : celles-ci devaient être justiflées et acceptées par la communauté villageoise, sinon elles étaient sans fondement et personne n'était obligé d'en tenir compte. La chasse et la pêche étaient en principe un droit reconnu à chacun. La recherche du bois de combustion dans la forêt (celle-ci placée dans le domaine public) était à la portée de tous les habitants. Tout défrichement ou abattage d'arbres 6 était soumis à autorisation. Ainsi, il apparait que la propriété était nettement établie par un ensemble de lois et de coutumes et qu'elle s'étendait à toutes les terres sans exception. Le régime de la propriété était un régime collectif qui réduisait les membres d'une même famille au simple rôle d'usufruitiers.
Notes
1. De toutes les façons,
dans ce genre de société à base non pas individuelle
mais familiale, il n'y a que l'ancien qui soit "majeur", tous
les autres même devenus pères de famille, lui sont soumis,
non pas par la force mais par le consensus général, par l'habitude,
sous le poids des traditions. Quoi qu'il en soit, la notion de mineur et
de majeur du droit occidental, héritier du droit romain, est insuffisante
pour analyser en profondeur la nature des liens et des rapports de préeminence,
de subordinatiorn ou de soumission entre l'ancien et les membres d'une famille
africaine en général et peule en particulier. Cf. Fonds Vieillard,
docum. Ethno-sociologiques, Cahiers 84, 85 et 88.
2. Le degré ou
la profondeur de conversion d'un peuple à une religion est fonction
de la capacité de ce peuple à s'assimiler les principes de
cette religion. C'est ainsi que les Peuls, dans l'ouest atricain, ont pu
assimiler plus profondément les principes de l'Islam que d'autres
en adaptant davantage leurs coutumes à l'Islam plutôt que l'inverse.
Dès lors il n'est pas étonnant qu'ils paraissent plus religieux
que la plupart des autres populations ouest-soudaniennes.
3. La première
vague remonterait au XIè siècle et la deuxième, par
son importance, fut celle des XIVè et XVè siècles avec
Koli Tenhella (ou Tengeela ?) et la troisième la plus importante
au XVIIè et au début du XVIIIè siècle fut celle
de la conquête musulmane.
4. Avec les troupeaux,
les Peuls ont fourni les produits laitiers, les engrais et quelquefois la
viande de boucherie, avec la chasse, ils ravitaillaient en viande les Jalonke
sans être dans la nécessité ou dans l'obligation de
leur livrer une de leurs bêtes domestiques.
5. Le prêt à
intérêt était interdit par la religion, les Peuls, qui
n'avaient jamais été des commerçants, s'en accommodaient
facilement.
6. Même dans
un enclos d'habitation, donc réservé à une famille,
la communauté villageoise pouvait réclamer son droit sur les
arbres non plantés qui s'y trouvaient.