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Islam


Paul Marty
L'Islam en Guinée : Fouta-Djallon

Editions Ernest Leroux. Paris. 1921. 588 pages


Conclusion

L'lslam s'est développé avec une très grande rapidité au Fouta-Diallon. En moins de deux siècles toute la région a été gagnée à la voie droite du Prophète. Tous les moyens y furent employés. C'est d'abord l'installation pacifique des premières fractions nomades et musulmanes Fulbhe auprès de leurs cousins Pulli. C'est ensuite la propagande discrète des missionnaires pour renforcer leur parti de toutes les âmes de bonne volonté. Puis, par le lien religieux, premier facteur d'union dans une société anarchique, se constitua la première organisation politique; celle de la communauté musulmane. Malgré son petit nombre, elle prend conscience de sa cohésion et de sa force morale, et avant même d'être assurée du succès, fidèle à l'esprit comme à la loi de l'lslam, se révolte contre les hospitaliers Dialonké et Pulli, et arrive, péniblement il est vrai, à triompher de leur apathie et de leur désunion, conquérant tout d'abord son indépendance, et finalement la suprématie politique dans le Fouta-Diallon. Ce fut l'oeuvre du dix-huitième siècle.
Les deux éléments asservis furent généralement contraints d'embrasser, au moins en apparence, la nouvelle religion, mais leur adhésion n'eut pas d'autre valeur que celle d'un acte de foi verbal. Ils gardèrent toutes leurs coutumes sociales et juridiques, toutes leurs croyances comme tous leurs rites du passé. Cette « diallonisation » de l'Islam s'est maintenue jusqu'à nos jours.
Le dix-neuvième siècle fut la période de la guerre sainte, soit luttes contre les fétichistes voisins, soit luttes contre les dissidents religieux. On a déjà exposé ce que furent ces combats d'un demi-siècle contre les dissidents Houbbou. Au Fouta, comme chez la plupart des primitifs et dans l'antiquité, c'est le principe de la religion territoriale qui domina. Dissidence religieuse et insurrection politique se distinguaient mal et s'accompagnaient ordinairement.
Les Houbbou, tout comme Socrate, étaient coupables de ne pas honorer « les dieux de la république»; quant aux fétichistes, sur toute la périphérie du Fouta, Malinke, Haute-Gambie, Casamance, Gabou, Tenda, Landouman, Baga et Soussou, ils furent en butte aux agressions perpétuelles des Foula qui cherchaient, moins à les convertir, qu'à se fournir chez eux, à main armée et sous la bannière d'Allah, de captifs, de femmes, de boeufs et de butin. C'était tout bénéfice pour ce monde et pour l'autre. Il y a une analogie frappante entre cette organisation politique et celle de l'Islam naissant: elles se distinguent toutes deux par la puissance de la communauté religieuse et par le triomphe de la féodalité. La Mauritanie berbère des seizième et dix-septième siècles rappelle aussi cet état de choses.
Entre temps, les dioula et karamoko, agents de prosélytisme, de commerce et de pieux espionnage, allaient s'établir chez ces accueillants voisins et préparaient les voies. « Les populations qui habitent la Casamance et la rive gauche de la Gambie, dit Hecquard en 1850, tremblent déjà au seul nom de l'Almamy; elles accueillent avec empressement les marabouts qu'il envoie parmi elles comme autant de missionnaires. Ceux-ci établissent des écoles dans leur pays, enseignent l'écriture aux enfants, et les élèvent dans les doctrines du Coran. »
Deux poussées ardentes de prosélytisme, extérieures d'ailleurs à la race foula, devaient activer l'islamisation du Fouta-Diallon

Ici, comme dans l'Afrique du Nord, c'est la confrérie religieuse qui est le plus puissant et le plus efficace agent de rénovation islamique.
Aujourd'hui, la situation parait stationnaire. Les voisins des Foula ne subissent plus cette action à main armée ou cette politique de prosélytisme religieux, et ils restent attachés à leurs croyances, soit fétichistes, soit teintées d'islam. A l'intérieur même du Fouta, les populations asservies et le captif d'hier, n'étant plus obligés de simuler la ferveur religieuse, abandonnent les pratiques rituelles, ne font plus qu'un minimum de prières ou n'en font plus du tout, ne pratiquent plus le jeûne, ne versent plus la dîme aumônière, etc. En revanche, certains d'entre eux, devenus riches, se haussent socialement et font donner à leurs enfants l'éducation coranique qui leur aurait été refusée hier. Quant aux Foula, si les générations anciennes sont toujours fidèlement attachées aux croyances et moeurs du passé, et se montrent quelque peu rétrogrades, beaucoup parmi les jeunes gens paraissent adapter leur conception de l'Islam à la nouvelle situation et aux modifications sociales que notre présence fait naître. Il y a donc en plusieurs points abandon de certaines pratiques, d'où apparence de relâchement religieux, mais aussi sur d'autres : raisonnement et effort d'adaptation de sa foi, d'où renforcement de la conviction religieuse. Beaucoup de karamoko reconnaissent volontiers qu'en toute justice, si la présence des Français dans le Fouta amène forcément des modifications et des déclassements dans la société islamique, elle n'entraîne pas forcément la désagrégation de l'Islam lui-même.
Les statistiques ci-dessous donnent approximativement pour 1907 et 1910 les chiffres de la population globale, ainsi que ceux des musulmans et des fétichistes dans le Fouta-Diallon. C'est une première et utile indication.

Recensement de 1907-1910

Le Fouta-Diallon est aujourd'hui un pays parfaitement calme. Le Foula est un être essentiellement pacifique et sans muscles, un être de méfiance, de prudence et de ruse. Les aphorismes qui lui sont chers et qui sont innombrables sur ce sujet, en témoignent:

Il a donc nettement accepté notre domination. Il l'a acceptée sans coup férir, et par le seul fait de notre envahissement progressif. Il y a certainement des regrets du passé chez quelques chefs, chez les karamoko et surtout chez les propriétaires de captifs, mais les uns et les autres et surtout l'ensemble du peuple se sont inclinés devant le fait accompli.
Il serait donc relativement aisé, par une bonne politique, de s'attacher d'un entier loyalisme ces populations intelligentes et désireuses de progresser. Les nouvelles classes moyennes, nées d'hier par la richesse, le commerce, l'aisance et l'abaissement de l'aristocratie, nous sont tout acquises. Il n'est pas jusqu'à la minorité conservatrice, celle qui regrette l'ancien régime et s'efforce de le perpétuer dans le nouvel ordre de choses, qu'on puisse s'attacher par de bons procédés, par le respect de certains privilèges et même par le confort du commandement , dont au surplus elle a l'habitude, et qu'elle exerce mieux que quiconque.

Une extrême jalousie et de perpétuelles rivalités agitent la société foula. Un esprit particulariste d'une intensité inouïe et qui rappelle l'état d'âme des Berbères de l'Afrique Mineure, anime les tribus, les fractions et les familles, les plateaux et les vallées. Il est d'ailleurs facilité et entretenu par la dispersion géographique, et les Foula eux-mêmes rassemblent et résument les caractères physiques de leurs pays et les facteurs moraux de leur race une définitive typique:

Le Fouta-Diallon est « le pays des montagnes et des mensonges»
« Leydi Pelle e penaale ».

Une ambition forcenée brûle l'âme de tout individu susceptible de faire un chef. Tout candidat est l'ennemi juré du chef en fonctions, fut-il son père, son fils ou son frère; et plus d'une fois celui qui avait des chances d'hériter du pouvoir n'a pas hésité à hâter l'heure de son avènement en se débarrassant de son rival par des crimes rituels, magiques, ou même simplement de droit commun. Le Foula est en outre cupide et avare; cette avidité et cet égoïsme tranchent singulièrement parmi les populations noires, généralement si dépensières, si libérales, si désintéressées. Ajoutons que les Foula sont très orgueilleux. Ils sentent leur supériorité d'intelligence, de ténacité, sinon de volonté et de méthode, sur les noirs leurs voisins, et croient leur être infiniment supérieurs.
Quoique métissés et n'ayant plus guère que les caractéristiques fortement mitigés de la race, ils se considèrent comme les représentants les plus purs des Peul, et cet orgueil ethnique est peut-être plus fort que leur orgueil islamique.
Il reste, pour compléter cette esquisse du caractère foula, à signaler ses tendances au mysticisme et à la vie contemplative. Il est évident qu'ils ont une âme monastique : leurs stations perpétuelles à la mosquée, leur recueillement, leurs mélopées et psalmodies graves et tristes, leur absence de tabala, de chants, de danses en témoignent. L'Islam foula offre le contraste le plus frappant avec l'Islam malinké, gai, rieur, joueur, bruyant, et en même temps actif et travailleur.
Il apparaît donc que par ses qualités comme par ses défauts le Foula donne facilement prise à notre action politique, et que celle-ci bien comprise et bien conduite, très conciliante et très palabreuse, quoique très ostensiblement établie sur la force, doit nous faire les maîtres absolus de la situation.
L'administration locale a facilement la phobie du grand ou prétendu grand commandement indigène. Le désir de garder un perpétuel contact avec la masse la rend d'instinct ennemi de tout intermédiaire. L'un n'exclut pas l'autre : ils doivent même aller de pair, et si le splendide isolement vis-à-vis de l'indigène ne fait faire aucun progrès à notre cause, il n'est pas douteux que l'administration directe et sans l'utilisation des chefs naturels conduit rapidement à l'anarchie. Il se produit alors ce qu'on a pu voir dans tous les autres pays noirs : les marabouts prennent la place des chefs héréditaires et le pays s'islamise à vue d'oeil. La suppression des Almamys, la disparition des principaux chefs de diiwe ont paru peut-être s'imposer au début de l'occupation et sous la pression des circonstances : finalement leurs effets en ont été plutôt fâcheux, et le Ouali de Goumba, les karamoko de Labé et de Pita, les Tierno de Maci, des Timbi, le consortium des marabouts de Bulliiwel, etc., ont bénéficié de ces transformations, et ont substitué leur influence religieuse au prestige politique des chefs de l'ancien régime.
Les territoires sont morcelés à l'infini.
Celui de Mamou par exemple, fort peu important, comprend quatre provinces, cinq districts et deux villages autonomes, soit onze unités administratives autonomes. Celui de Labé, non compris les territoires de Tougué, de Mali et de Kadé, comprend vingt-deux districts. Dans ces conditions, il n'est pas un chef qui puisse tenir tête à un marabout. Bien mieux, et pour tourner la difficulté et accroître leur prestige, nombre de chefs se transforment en marabouts, et d'autre part, plusieurs marabouts finissent par s'imposer comme chefs. Pour n'avoir pas su utiliser les traditions et l'hérédité locale, nous versons en plein dans le cléricalisme musulman. Les almamys et chefs de diiwe avaient une tout autre attitude vis-à-vis de la gent maraboutique, et par les mesures les plus diverses, souvent même violentes, les confinaient dans le sanctuaire.
Une deuxième condition de réussite et qui paraît s'imposer sans délai est une connaissance plus approfondie des moeurs et des personnalités foula, ce qui suppose une certaine stabilité et plus de spécialisation dans le personnel administratif du Fouta-Diallon. Ici, comme dans les pays neutres, il est bon que les agents de l'administration fassent plusieurs séjours et prennent un contact plus intime que partout ailleurs en Afrique avec la langue et les coutumes indigènes. Un gouverneur des colonies déjà ancien, représentant d'une administration coloniale dont la réputation d'habileté et le savoir est pourtant reconnue par tous, rendant compte au département, comme on dit aujourd'hui, de l'apparition d'un fait nouveau dans son territoire, l'avènement du Christianisme, le définissait :

« Une dispute entre Juifs à propos d'un certain Jésus qui est mort et dont Paul affirmait qu'il est vivant. »

Cette rare incompréhension du nouvel ordre de choses devait avec le temps entraîner la chute de la Rome antique. L'Islam africain est, à l'heure actuelle, un des plus importants et des plus durables facteurs de la transformation des sociétés noires. Son action sera considérable et se fera sentir des siècles durant. Le peuple peul, et ses dérivés techniques, paraissent en subir l'influence avec une particulière intensité et fournissent, dès le début, des agents actifs et fervents de prosélytisme. Les coloniaux français seront mieux documentés et plus avertis que leur ancêtre romain pour mener à bien, quels que soient les facteurs religieux, la double tâche du maintien de l'imperium français et du progrès des indigènes

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Paul Marty.