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Islam


Paul Marty
L'Islam en Guinée : Fouta-Djallon

Editions Ernest Leroux. Paris. 1921. 588 pages


Chapitre VIII
L'enseignement musulman

I — Les marabouts

Le Fouta-Diallon est couvert d'écoles maraboutiques « duɗe », au singulier « duɗal ». Il n'est pas de village, si humble soit-il, qui n'ait son petit Karamoko enseignant.
L'unité de maître est la règle. A part une douzaine de centre religieux importants, sortes de zaouïa, où, sous la direction du chef de la confrérie, enseignent deux à quatre professeurs, l'école maraboutique n'a qu'un seul maître, même quand la clientèle scolaire s'élève à quarante ou cinquante élèves. Dans ce cas, il se fait aider par les plus grands, qui lui servent de moniteurs.
Le Karamoko est en général de la même souche ethnique que les gens du village. Les parents aiment peu confier leurs enfants à un maître d'origine étrangère. D'ailleurs la diversité des langues [en Guinée], encore que le poul-poullé [Pular] soit plus ou moins parlé par tous, est une source trop grande de difficultés, quand Karamoko et élèves sont d'origines différentes. Il n'y a que les Toucouleurs, soit de Dinguiraye, soit de Fouta-Toro, qui jouissent un peu partout d'une excellente réputation de maîtres. Ainsi les Karamoko sont-ils généralement Foula dans le Fouta-Diallon, Malinké et Sarakollé dans les colonies et villages de ces races, Toucouleurs et Malinké dans le Dinguiraye, Diakanké à Touba et dépendances. Les Diallonké superficiellement islamisés n'ont pas de maîtres de leur race. Ils envoient leurs enfants à l'école Foula ou Malinké.
A la différence de ce qu'on voit dans le Sénégal, et surtout en Mauritanie, il n'y a pas de femmes à la tête des duɗe du Fouta-Diallon. Le Karamoko est toujours un homme, encore que sa clientèle comprenne la plupart du temps des fillettes.
Il n'y a pas lieu de s'étendre sur l'affiliation religieuse des Karamoko. Le détail en a été étudié dans les chapitres précédents. Il suffit de constater que les Foula sont en grande majorité Tidiania, à la suite du prosélytisme des Toucouleurs de Dinguiraye. C'est l'action de ces Karamoko, séduits par les prédications d'Al-Hadj Omar et de ses missionnaires, qui a tidianisé leurs élèves et leur entourage et tout le Fouta. Un petit nombre de Karamoko Foula (Diawia dans le Labé, divers autres du Yamberin, du Binani, du Ndama, de Pita), sont restés attachés au Chadelisme de leurs ancêtres. Les Malinké sont à peu près tous Qadria, ainsi que les Diakanké. Les Karamoko Sarakollé se partagent entre le Qaderisme des Cheikhs Maures et le Tidianisme des maîtres du Dinguiraye.
Le Karamoko est généralement cultivateur C'est la profession qui lui permet le plus facilement d'enseigner et en même temps de tirer parti de ses élèves. Quelques-uns sont imam de mosquée, Salli (muezzin). Peu sont dioula. Aucun n'occupe de fonctions publiques (chef de province ou de village, juges de tribunal). La tradition actuelle est que ces fonctions sont incompatibles avec l'enseignement coranique. Quand une révocation ou toute autre cause leur fait des loisirs, ils rouvrent aussitôt leur école.
La plus grande partie des Karamoko se livrent à l'industrie et au commerce des amulettes et gris-gris traditionnels; certaines gens y trouvent des ressources appréciables.
Tout marabout enseignant a une petite bibliothèque. Aucune variété.

Les catalogues des deux plus importantes bibliothèques arabes des marabouts du Fouta sont donnés en annexe.
On trouve en outre des numéros dépareillés de journaux ou de revues arabes du Maroc ou d'Orient; ainsi que des ouvrages périodiques de propagande du Gouvernement général de Dakar. Très souvent, des fragments en copie manuscrite de recueils d'amulettes et de recettes magiques. Quelquefois des portions de Bibles protestantes, éditées à Londres ou à Boston, et émanant des pasteurs sierra-leonais. Il y a fort peu d'ouvrages modernes.
L'art de l'écriture arabe est peu pratiqué chez les Fouta Diallonké. Les caractères sont lourds, épais chez les uns, grêles et irréguliers, comme l'écriture arabe d'un Européen, chez les autres. La science calligraphique est loin d'être aussi florissante que chez les Maures.
Le don de feuilles de papier a longtemps été considéré comme un cadeau des plus précieux. Nous voyons les divers explorateurs du Fouta s'en munir avec soin avant leur départ, et ne les sortir en cours de route que dans les grandes occasions. Aujourd'hui encore c'est faire un cadeau utile et distingué à un Karamoko que de lui offrir quelques feuilles de papier blanc.
La capacité professionnelle de l'ensemble des Karamoko est des plus sommaires, la plupart n'ont appris que le Coran est un peu de droit ou de théologie ou d'exégèse. Un petit nombre va jusqu'à la grammaire Quelques rares personnalités bien douées, après vingt ans de scolarité, arrivent à posséder un petit bagage littéraire, suffisant pour comprendre ou se faire comprendre ou pour écrire un poème plus ou moins défectueux en l'honneur du Prophète.
Quant à la valeur morale des Karamoko foula, elle parait mériter un jugement sévère. Ces lettrés constituent une société pharisaïque qui a toujours visée à faire l'opinion et qui la fait en réalité. Ils ont toujours à la bouche les prescriptions divines et y rappellent sans cesse leurs auditeurs, mais ils ne les appliquent eux-mêmes que très extérieurement. Leurs pratiques cultuelles, jeûne, prière, aumônes peuvent être parfaites rituellement, mais on ne voit guère qu'ils suivent « en esprit et en vérité » les commandements de la morale islamique, souvent noble et épurée. Leur ostentation est loin d'être de la vertu, et leurs desseins sont très souvent intéressés, pécuniairement, ou dans la voie des ambitions politiques. Le marabout Foula, ambitieux comme tous ceux de sa race, ne cherche à atteindre, par la voie cléricale, qu'à une certaine notoriété; après quoi il s'imposera, comme chef à l'attention de l'autorité, n'hésitant pas à déclarer d'ailleurs, pour calmer les inquiétudes possibles du commandement, « qu'étant désormais chef, il ne marchera plus dans la voie des Karamoko, mais dans celle des chefs ».

II — Les élèves

Le nombre des écoles coraniques est difficile à évaluer; il est en perpétuelle évolution. Peut-être a-t-il quelque peu régressé ces dernières années, surtout dans les provinces qui étaient jadis les plus florissantes: le Labé, Touba, le Dinguiraye.
Le nombre moyen des élèves (Karanden) parait avoir aussi diminué tant dans les zaouïa d'enseignement supérieur que dans les écoles maraboutiques de village. La moyenne de l'école de village parait être de cinq à six élèves. Beaucoup n'en comprennent que trois ou quatre, qui sont les enfants de Karamoko lui-même et ceux d'un voisin. Les écoles de dix, vingt, trente élèves sont assez communes.
La principale des raisons données par les Karamoko et gens d'expérience à cette diminution de la clientèle scolaire est l'émancipation des captifs par la France. Il s'est produit un appauvrissement général dans les familles aisées, foule, diakanké ou toucouleures, qui toutes envoyaient leurs enfants à l'école. Aussi beaucoup d'entre elles doivent-elles faire travailler leurs enfants soit aux champs, soit à la garde des troupeaux, soit à la cueillette du caoutchouc. Il en résulte qu'un certain nombre ne fréquente plus le « duɗal » et que plusieurs autres arrêtent leurs études, dès qu'ils sont en possession d'une fraction convenable du Coran.
Comme contrepartie, il faut signaler que les captifs qui, autrefois se désintéressaient de l'instruction, s'enrichissent aujourd'hui et, copiant leurs maîtres d'hier, envoient leurs enfants à l'école.
L'ouverture des écoles françaises a enlevé aussi une partie de la clientèle scolaire des Karamoko, principalement la meilleure. Les chefs d'hier, les ambitieux d'aujourd'hui comprennent que le savoir des Européens et l'usage de la langue française sont absolument nécessaires pour arriver, se maintenir en place et faire ses affaires tout seul avec les autorités françaises. Aussi abrègent-ils les études coraniques de leurs enfants pour leur faire suivre les cours de l'école française. Beaucoup suivent eux-mêmes les cours d'adultes et quelques-uns n'hésitent pas, dans l'espoir d'être un jour nommés chefs, à faire des stages comme moniteurs. On est frappé en parcourant le Fouta-Diallon. après d'autres régions du Sénégal, de la Guinée même, ou du Soudan, de voir combien le français est répandu dans l'élément aristocratique indigène. Il n'y a guère d'ailleurs que celui-là, vu le faible nombre de nos écoles, qui jusqu'ici a profité de leur enseignement.
Au surplus le succès des écoles françaises du Fouta a été celui des maîtres qui professaient. Certains, à Timbo et à Labé, qui s'étaient adonnés à l'étude de la langue et des moeurs du pays et pénétraient ainsi l'âme indigène, ont su attirer à eux les enfants des familles les plus réfractaires et ont fait une excellente besogne scolaire et politique.
Les fillettes sont très nombreuses dans les écoles coraniques du Fouta. Elles composent le tiers et quelquefois la moitié des karanden. Il est d'usage en effet dans toutes les familles aisées de les y envoyer un an, et souvent deux ou trois ans, pour apprendre la Fatiha et les sourates de la fin du Livre, et s'instruire dans le mécanisme de la prière. Cet usage tend à se répandre. René Caillié remarquait déjà, en 1827, que :

« l'éducation de filles était très négligée. Dès qu'elles connaissent les premiers versets du Coran, on les trouve assez instruites. »

Quant aux garçons, ils s'en vont à peu près tous, à l'âge de sept ans, à l'école, et y restent au moins trois à quatre ans.
La coéducation est générale; les filles sont groupées dans un coin et les garçons dans l'autre, et tout à côté. A égalité de scolarité, la fillette soutient très bien la comparaison, au point de vue des progrès intellectuels, avec ses petits camarades de l'autre sexe.
Dans les centres, ordinairement les chefs-lieu de cercles, où existe une école française, les élèves sont ordinairement des karanden des marabouts voisins. Les enfants font précéder et suivre les cours de l'établissement français de petites stations chez leur Karamoko.
Il y a peu de temps encore, il n'en était pas ainsi. Le Gouvernement de la Guinée avait créé dans chaque escale une place de moniteur arabe confiée à un Karamoko intelligent. Les cours étaient combinés de façon à permettre aux enfants de faire leurs études dans les deux langues. De :

L'expérience ne fut pas sans succès et les indigènes y prenaient goût. Ils devenaient même plus forts en arabe qu'en français et se perfectionnaient dans le Coran, le Borhan, la Rissala et le Miyara, avant d'avoir pénétré les secrets du système métrique. Le moniteur calquait d'ailleurs ses leçons sur les leçons de l'instituteur, et profitait de ses bons conseils. On en était arrivé à avoir dans tout le Fouta des sortes de petites médersas, où l'arabe florissait aux dépens de l'instruction moderne. Il est démontré aujourd'hui que cette fusion des deux écoles se fait la plupart du temps au détriment de l'école française. Au surplus, nous n'avons pas à travailler à l'extension de la langue arabe et de la religion du Prophète. C'est pourquoi la dissociation a été opérée, et la plus entière liberté laissée aux parents et aux enfants. On veille seulement à ce que les écoles maraboutiques, qui fleurissent dans le voisinage de l'établissement français, lui fournissent, autant que possible, quelques élèves.
Il semble que le Karamoko Foula, Toucouleur ou Diakanké s'intéresse, plus qu'on ne le fait ordinairement en pays noir, à l'avenir de ses karanden. Il les suit de près, même en dehors de l'école. Il entretient leurs parents de leur travail et de leurs capacités intellectuelles. Il conseille de pousser ou d'arrêter les études.

III — L'école

1. L'installation matérielle

L'école du Fouta-Diallon est l'école du grand air. Elle ne comporte aucun bâtiment, aucun local. Elle se tient en temps normal au milieu du galle, entre les cases; en saison d'hivernage, sous la véranda de la case du maître.
On trouve même quelquefois l'école ambulante. Le marabout voyage avec ses karanden et leur fait la classe aux haltes et stations.
Le matériel scolaire est rudimentaire. La planchette d'abord, alluwal (de l'arabe al-louha) de forme rectangulaire, avec quelques petites moulures au sommet et qu'on a acheté pour 0,50 ou 1 franc chez le forgeron. Elle est souvent composée de deux petites planches jointées, et reliées solidement au sommet par un petit anneau de cuivre. La planche est taillée en effet dans le bois vert. Avec le temps, il se dessèche et les fibres ont tendance à se dissocier.
Ces planchettes sont tirées d'arbres connus: enɗamma, munnirke, belende, koyli.
Le calame classique est tiré des roseaux ou des bambous des marigots, et surtout des innombrables graminées qui poussent un peu partout.
Il y a deux sortes d'encre (ndaha), faites toutes deux avec des produits locaux.

Pour laver la planchette, et lui donner un beau lustre blanchâtre, on se sert du fruit de l'arbre nyennye. Quand il a bien séché au soleil, on l'utilise comme éponge après l'avoir trempé dans l'eau.

2. Répartition du temps

Il y a trois séances de travail par jour.

  1. le matin, de bonne heure, du lever du soleil en général jusqu'à huit heures. Les Karanden sont plus matinaux que leurs parents ou que leurs Karamoko même. Ils arrivent individuellement, prennent en silence leur planchette sous la véranda, et se mettent à chanter leur leçon. Il est à croire que ce bourdonnement ne trouble pas le sommeil du maître car il ne sort pas avant sept heures de sa case. Son apparition n'est d'ailleurs saluée par aucune manifestation de politesse.
    De huit heures à midi, on va travailler au lougan du maître. A midi, repas, jeux et sieste.
  2. De deux à quatre heures, nouvelle séance de travail. A quatre heures, les karanden s'égaillent dans la brousse pour ramasser du bois, du chaume, les produits végétaux nécessaires à leur encre, à leurs plumes, etc. Cette promenade parait être surtout une récréation destinée à couper la soirée trop longue. De plus, elle permet de rassembler les matériaux pour l'éclairage, et par conséquent le travail de nuit.
  3. De six heures et demie à huit heures, après quoi sur l'ordre du maître qui dit: « Il suffit », on remet les planchettes en tas à leur place accoutumée, sous la véranda; et chacun rentre chez soi.

Les petits Karanden ne sont pas sans dissipation. Le peu de surveillance qu'exerce sur eux leur maître les incite à jouer et à deviser ; et ils ne s'en privent pas, Aussi a-t-il été inutile de prévoir des recréations pour couper le temps de l'étude. Ils s'amusent même en présence du maître, mais non sans précaution, comme des gamins espiègles: « Si tu vois un karanden faire le faraud, dit le proverbe, c'est qu'il est derrière le Karamoko. »
Il y a deux jours de repos par semaine: le jeudi et le vendredi. La coutume diffère sur ce point de la coutume maure et sénégalaise, où le repos va de la mi-mercredi à la mi-vendredi. Le jeudi est donné en souvenir du congé que le Prophète donna aux enfants de la Mecque, en l'honneur de son gendre Ali, qui rentrait triomphant. Le vendredi est un jour férié, où on ne doit pas travailler et où par conséquent le maître ne peut enseigner. Le jeudi est pour les enfants, le vendredi pour le Karamoko.
Les périodes de vacances diffèrent complètement des vacances sénégalaises maures ou arabo-berbères. Il y a deux périodes annuelles (gurte):

  1. Le mois de Choual ou deuxième mois de l'année lunaire tout entier
  2. La deuxième décade (du 10 au 20) et quelquefois la troisième aussi (du 20 au 30) du mois de Hidja ou douzième mois de l'année.

Les Karamoko recommandent aux enfants de travailler quelque peu pendant les vacances. Les grands karanden doivent lire chaque jour quelques sourates. Les petits emportent leur planche pour la repasser
Les saisons de forts travaux agricoles amènent aussi une forte diminution dans l'ardeur intellectuelle. Les labeurs assez pénibles des lougans: labour, ensemencements, sarclage, moisson, que les enfants doivent effectuer dans les champs de leur Karamoko, ne leur permettent de rentrer que le soir au village. Aussi, à cette heure, n'ont-ils aucune envie de s'attarder à leur planchette. et le maître leur en fait grâce. Souvent aussi, surtout quand les lougans sont quelque peu éloignés, ils vont passer les cinq jours serviles au dehors, et ne rentrent que le vendredi soir au village. Dans ce cas, le Karamoko leur fait emporter leur planchette, afin de l'étudier quelque peu aux heures de la sieste.
Le régime ordinaire est l'externat. Les enfants rentrent chez eux après les heures de classe. Souvent toutefois, surtout pour les plus grands, ils logent en commun dans une case du gallé du maître et sous sa surveillance. Leur nourriture leur est envoyée par leurs familles et ils mangent ensemble.
Pour les enfants, dont les familles habitent des foulasoo éloignés, cette règle est générale. Les enfants ont alors au village un correspondant alimentaire, qui doit leur envoyer régulièrement, matin et soir, leur petite calebasse de maïs ou de fonio, et qui est défrayé de ses dépenses par les parents. Le Karamoko n'a pas à intervenir.
Les fêtes scolaires sont déterminées par l'arrivée des étudiants à certains points de la connaissance du texte coranique. Elles sont au nombre de six, et on les verra en détail, plus loin, à propos de l'enseignement. Elles sont marquées chaque fois, par des réjouissances culinaires. Les parents envoient au Karamoko, qui les partage avec les enfants, des calebasses de plus en plus abondantes de maïs, de mil ou de fonio. Ils y joignent d'abord une poule, puis un cabri, ensuite un mouton, à la fin, un ou plusieurs boeufs.
Le décorum foula empêche que ces réjouissances soient accompagnées des tam-tams et manifestations bruyantes, qui sont la joie des autres pays noirs. Mais il y a des processions, des échanges de cadeaux, des congratulations, et tous les boubous et pagnes neufs, sortis de leurs coffres et parés d'ornements, témoignent de ces lauriers scolaires.

3. L'enseignement

Le but général de l'école foula est d'apprendre aux Karanden les textes élémentaires du Coran. L'école supérieure visera à leur enseigner les rudiments de l'exégèse et du droit, en un mot à leur faire comprendre en foula, ce qu'enfants ils ont appris par coeur en arabe et sans le saisir.
Entre temps, le Karamoko les initie aux rites de la prière coranique, du zikr des confréries, de la récitation du chapelet, etc., faisant une oeuvre de catéchisme pratique, dont les autres marabouts noirs ne comprennent même pas l'utilité.
La pédagogie de l'enseignement s'établit ainsi :

Jangugol Lecture
Windugol Ecriture
Firugol Explication du Coran en Pular, ou exégèse pratique
Fennyu Etudes supérieures

A. Jangugol

C'est le premier cycle de l'enseignement, a pour but d'apprendre aux enfants à lire l'arabe. Il comprend trois parties:

  1. le Ba (dit à Dinguiraye limto) ou connaissance de l'alphabet
  2. le Sigi (dit à Dinguiraye hiddio) ou prononciation et épellation
  3. le Findituru ou rendingol (dit à Dinguiraye taro assemblage des lettres, des sons, et des mots; et lecture.

Le Karamoko commence par tracer sur la planchette de l'enfant le premier mot du Coran bismi « Au nom de » et il lui apprend à chanter, en décomposant les lettres.

ba sin-nyiiƴe miimu ra, c'est-à-dire « le ba, puis le sine qui a des dents, puis le mim qui ressemble au ra»

Cette méthode rappelle tout à fait celle de Lancelot à Port-Royal, et le Jardin des racines grecques: Onos « l'âne qui si bien chante ».
Il continue avec le deuxième mot: « Allah », soit Alif, lam, lam, ha-piɓo.
Et ainsi de suite, pour toute la Fatiha, puis pour les dernières sourates du Coran, en les remontant à l'envers jusqu'à Waylun li Kulli (Sourate IV, Hamza).
A ce moment, on considère que le Ba est fini. Toutes les lettres de l'alphabet ont été passées en revue dans leurs diverses positions; elles sont connues.
On revient au début de la Fatiha pour la prononciation proprement dite et l'épellation (Sigi) et on opère sur la même fraction du Coran.
On revient enfin, une troisième fois, sur les mêmes textes pour la lecture proprement dite, et les combinaisons de lettres et de phrases.
Le Jangugol est alors fini, et on fait la première fête scolaire.
Désormais, on va poursuivre sans interruption l'étude du Coran, en le remontant à rebours, suivant la coutume, et en le partageant en six fractions, suivies d'une fête, et qui sont:

B. Windugol

On n'attend pas la fin du Jangugol pour apprendre les rudiments de l'écriture, ou windugol.
Le Karamoko invite les karanden au maniement du calame (roseau d'écriture) et leur fait copier un texte, qu'il a écrit lui-même en tête de la planchette. Quand ils sont entraînés à cet exercice, il leur remet une édition du Coran, et leur en fait transcrire chaque jour une fraction. Cet usage du livre chez les Foula s'écarte nettement de la coutume maure où on ne donne un Coran à l'enfant que lorsqu'il en connaît par cœur les sourates. Il est ainsi contraint de les apprendre. Chez les Foula au contraire, I'opinion des maîtres est unanime pour constater que la connaissance mnémonique du Coran a considérablement baissé depuis un quart de siècle et qu'il faut en attribuer les causes à la diffusion dans le pays des Coran à bon marché, à cet usage d'en pourvoir tous les enfants au début de leur éducation, et à l'idée, qui s'est répandue, qu'il était inutile de ressasser indéfiniment le Coran, puisqu'on pouvait l'avoir finalement pour 3 fr. 50 chez le traitant voisin.

C. Le Jangugol et le Windugol ont mené l'enfant jusqu'à la circoncision.

La plus grande partie des karanden n'arrive pas d'ailleurs à l'expiration de ces deux cycles. Ils s'en vont, dès qu'ils sont « Dursuɓe » (au singulier « Dursuɗo »), c'est-à-dire en quelque sorte « gradués » de Coran.
Aussitôt après la circoncision, on entame les études supérieures de théologie, et d'exégèse. C'est le Firugol qui comprend :

  1. le Kaɓɓe (ou Toɓɓe) correspondant au Tawhid arabe, qui est l'étude de l'unité divine, considérée comme les principes et la base du catéchisme islamique.
  2. Le Tafsir, exégèse du texte coranique avec interprétation et explication en poul-poullé [Pular].

Les autorités coloniales française ont fait un certain bruit autour du Kaɓɓe qu'on a voulu considérer tantôt comme une secte secrète et tantôt comme un mysticisme spécial aux Foula. Kaɓɓe est tout simplement le mot poul-poullé [Pular] traduisant le terme arabe Tawhid. La science du Kaɓɓe est dans le cycle des études islamiques l'étude du dogme de l'unité divine, ou, si l'on veut, la théologie dogmatique.
Sur les bases de l'enseignement des Soleymi (Soleymi Bobo et Soleymi Mawnde, c'est-à-dire le petit et le grand Soleymi) ainsi que sur les Barahin de Sanoussi, les Peuls affinés se livrent à des combinaisons de mots, de lettres et de chiffres, chères aux Orientaux et non moins chères aux Occidentaux, si l'on se souvient des luttes académiques des universités du Moyen Age, ou si l'on veut bien ne pas oublier les « récréations intellectuelles » de la troisième page des journaux ou des revues. Il n'y a rien là d'une cabale ou d'une secte. Les initiés sont simplement les plus lettrés, et leurs connaissances mystérieuses ne sont autres que celles du savant qui a approfondi les arcanes du dogme et qui a mangé le fruit de l'arbre de science, ce qui est hors de la portée du captif et du Pullo Buruuro.
Voici quels sont les débuts du Kaɓɓe, contenus au surplus dans les théologiens arabes, et donnés ici pour détruire l'opinion courante, qui fait de cet enseignement foula une mystérieuse « Kabbale ».
Les livres que Dieu a révélés à l'homme sont au nombre de 104. Mais 100 nous sont inconnus à l'heure actuelle. Les quatre que nous possédons sont :

  1. Le Pentateuque de Moïse
  2. Les Psaumes de David
  3. L'Évangile de Jésus,
  4. Le Coran de Mahomet; et au surplus, les doctrines des 104 livres révélés sont contenues et condensées dans les quatre derniers.

Les quatre derniers sont contenus et résumés dans le Coran.
Le Coran tient tout entier dans la Fatiha, qui en est le premier chapitre.
La Fatiha tient tout entière dans la formule du début en arabe, « Bismilaahi Rahmani Rahiimi », en Pular, En barkinorii Inde Allaahu, Jom Moƴƴere Huuɓunde, Jom Moƴƴere Heeriinde. et en français, « Au nom d'Allah, Clément, Miséricordieux ».

Cette formule est condensée dans Allah. La valeur numérique des lettres qui composent Allah est de 66

A L L AH
1 30 30 5

Ce chiffre de 66 (sittu wa sittuuna, en arabe) est un chiffre sacré qui contient toutes les qualités de Allah (50) et du Prophète Mohammed (16).
Ces qualités divines sont au nombre de 25, positives, à savoir:

et 25 négatives:

Il en est de même pour les 16 qualités prophétiques.
Les enfants s'assimilent, tout de suite après le Coran, ces enseignements, considérés comme introduction au Kaɓɓe, et qui sont absolument nécessaires, disent les Karamoko, pour savoir se conduire dans la vie
Un Foula qui ne sait pas ces vérités premières ne peut pas égorger valablement et rituellement un boeuf ou un mouton. Elles sont en effet le fondement de la religion.
L'étude du Kaɓɓe s'accompagne du Tafsir, ou exégèse et interprétation du texte coranique. Depuis longtemps, les Foula ont admis que leur langue était une langue sainte, venant il est vrai après l'arabe, mais précédant de beaucoup les idiomes des peuples, tant fétichistes que musulmans, qui les entourent. On sait que le Coran ne peut conserver son caractère sacré qu'en gardant sa forme arabe. La traduction en modifierait la composition et le sens. C'est pourquoi, tout dernièrement encore, se basant sur l'opinion de savants musulmans, le grand Cheikh ul-Islam de Istanbul interdisait de traduire le Coran en une langue étrangère quelconque.

Or, depuis longtemps, le Coran est traduit journellement en poul-poullé [Pular], soit oralement, soit par écrit. Plusieurs versions, remarquables par leur précision et leur élégance, circulent même parmi les Karamoko du Fouta. Et c'est à l'aide de ces traductions et interprétations que les Foula donnent à leurs karanden une instruction, peut-être moins mnémonique, mais plus intelligente et plus raisonnée, que celle qu'on trouve dans les autres pays noirs.
Outre les ouvrages déjà cités, et qui appartiennent à la littérature arabe (les deux Soleymi, Sanoussi et tous autres commentaires du « Livre »), le Firugol comporte l'étude de plusieurs ouvrages locaux, qui complètent ces études religieuses par des éléments de la science mystique: le Rimah, le Soyouf, le Safinat as-saada et le Djouahir al-Maani. Les trois premiers dûs à Al-Hadj Omar, sont des ouvrages d'ascèse et de mystique. Le dernier, oeuvre du fondateur de la Voie tidiania est une sorte de manuel de piété, à la foi eucologe, bréviaire, et recueil de méditation.
On trouve souvent réunis en un seul volume et imprimés le Djouahir et le Rimah, le premier en texte, le second en marge.
Enfin et pour accentuer encore « ce caractère local » des études religieuses » que M. A. Le Chatelier signalait déjà en 1888, un certain nombre d'ouvrages, écrits en poul-poullé [Pular] par des auteurs foula, sont en honneur dans les universités du pays. Les plus répandus sont:

Le Firugol se termine par une sorte d'examen subi devant la mosquée, en présence des principaux Karamoko de la région. L'un d'entre eux lit une sourate du Coran généralement vers la fin. Le candidat doit la traduire en Pular, en l'accompagnant de tous commentaires utiles.
Son succès est consacré par le titre de tierno qu'il portera désormais. Un sacrifice de bœuf accompagne cette joute académique.

D. Firugol

Les rares étudiants qui ont achevé le Firugol pénètrent dans le Fennu ou domaine général des sciences islamiques. Rien de nouveau ici. C'est

Fort peu, une centaine tout au plus pour tout le Fouta-Diallon ont une teinture générale de cette haute culture islamique. Ce sont les Alfa:

Alfa, d'après les Foula, est une abréviation de Al-Fahim, c'est-à-dire le sagace, le savant », mais paraît être plus simplement un dérivé de Arfa, Arfan, terme mandingue qui signifie « chef, prince »; l'Alfa serait le « prince » de science. Dans la pratique, c'est le titre universitaire qui couronne la fin des études islamiques. C'est le dernier degré de la science, le doctorat si l'on veut, comme le tierno en était le premier degré; licence ou baccalauréat. Il comporte un examen devant la mosquée comme pour l'acquisition du Tierno, et s'accompagne de sacrifices de boeuf. Après quoi, l'Alfa a le droit de porter le turban tout comme l'Almamy, mais la queue retombant dans le dos et non sur l'épaule. Il ne le porte d'ailleurs que le vendredi et les jours de fêtes, tandis que l'Almamy le porte en permanence. Disons en passant, que les deux autres termes, employés au Fouta, Modi et Karamoko, ne sont plus des titres ou grades universitaires, mais de simples appellations, Modi signifiant la profession de maître d'école.
Quant à Waliyu ou Qutubu, ce sont des termes dérivés de l'arabe et bien connus des Foula, qui les emploient pour désigner les marabouts arrivés à la parfaite sainteté (Waliyu) ou à la pleine maîtrise de la science (Qutubu). On ne connaît pas de Qutubu à l'heure actuelle, mais l'opinion courante est que Tierno Aliou Ɓuuɓa Ndiyan du Labé, Tierno Moawiatou de Pita et Tierno Mamadou Chérifou, de Diawia (Labé), sont des Waliyu.

Tierno Aliou Bhoubha Ndiyan
Tierno Aliou Ɓuuɓa Ndiyan, Waliyu du Labe

Il faut ajouter d'ailleurs que quelquefois — peu souvent d'ailleurs — ces divers titres et appellations sont donnés, en dehors de leur signification, par des parents à leurs enfants, comme nom propre, en honneur d'un ami marabout qui en portait le nom justifie.
Des conférences de Karamoko et de lettrés sont en honneur dans certains centres religieux ou instruits. Ils se réunissent à la mosquée, et l'un d'eux lit en arabe et commente en poul-poullé [Pular] un texte de la littérature classique. Ces conférences académiques et religieuses datent de loin, au Fouta. Les plus anciens voyageurs les avaient déjà signalées,

4. Méthodes de correction.

Les Foula, peuple frêle et doux, ne sauraient être bien cruels dans leurs méthodes de correction scolaire. Le Karamoko se contente de tirer ou de tordre les oreilles du karanden dissipé, et, si la chose ne suffit pas, de lui infliger une correction de coups de corde ou de coups de fouet, qui au surplus ne doivent pas couper la chair, ni faire couler le sang.
Quand l'enfant est incorrigible, le maître en rend compte au père, et celui-ci fabrique une sorte de petit carcan, consistant en un ou deux bambous, percés, et attachés par une lanière de cuir au cou de l'enfant. Il l'envoie ainsi à l'école, et les gens le raillent, en disant :

« Mauvais enfant; ce n'est pas un enfant, c'est un chien, ce n'est pas nous qui étions ainsi. » Cependant que petits garçons et petites filles courent derrière lui en criant: « Voilà le chien, voilà l'âne. »

Dans certaines régions, à cette humiliation publique, on préfère une vigoureuse fessée. L'enfant est attaché par ses quatre extrémités à un solide bambou. Ainsi couché à terre en boule, il présente au Karamoko ou au père le bon endroit, où le fouet ou le bâton peut s'abattre sans risquer de le blesser.

5. Rétribution.

La rétribution du Karamoko se présente sous plusieurs formes.
Le mercredi d'abord, l'enfant porte souvent un petit cadeau: poignée de mil ou de maïs, kola, etc.
En outre, à intervalles indéterminés, la mère de l'enfant fait tenir au maître des cadeaux qui lui tiennent lieu de casuel: pagne pour sa femme, boubou pour lui, savon, calebasse de grains, une pièce de 2 ou de 5 francs, etc. Le père n'intervient généralement pas dans cette rétribution. On a déjà parlé des fêtes qui accompagnent, à dates fixes, le progrès de l'enfant dans ses études. Le Karamoko reçoit alors d'abondantes prébendes de victuailles.
En fin d'études, qu'elles aient été complètes ou non, le père de famille donne un cadeau substantiel au Karamoko: 1, 2 ou 5 boeufs.
Ces diverses sortes de rémunérations sont appréciables, mais la plus importante est encore le travail que font les karanden aux époques des grands labeurs agricoles, dans les lougans du Karamoko. Il y a là, dans un moment de presse, une très sérieuse économie de main-d'oeuvre. Le Karamoko vit en somme de la récolte de ses champs, sans que lui aient rien coûté, tant les semences, cadeaux des ses parents, que la main-d'œuvre, demandée à ses karanden.

IV — Projet de Medersa.

Il a été question à plusieurs reprises, tant au Gouvernement de la Guinée que dans les sphères du Gouvernement général, de créer une Medersa dans le Fouta-Diallon.
La divergence des vues sur l'emplacement de l'établissement projeté fit traîner cette création en longueur.
Les uns préconisaient Touba. D'un caractère placide, disaient-ils, les Diakanké de Touba ne nous ont jamais donné le moindre sujet de plainte. Leur mosquée, une des plus belles de l'Afrique Occidentale, est entourée des tombeaux des saints protecteurs qui attirent les pèlerinages. Les grandes bibliothèques, possédées par les notables, sont renommées en Guinée. Les relevés des catalogues témoignent d'un large éclectisme. Les talibés étrangers en quête d'une instruction supérieure, accourent nombreux entendre la parole des maîtres; ceux-ci d'ailleurs, pendant la saison chaude, se déplacent pour la plupart et vont chez les grands chefs des pays voisins surveiller l'éducation des enfants. Au cours de ces déplacements, il est naturel qu'ils accroissent leur importance religieuse. L'affluence des étudiants donne à Touba une physionomie spéciale et, dans l'ardeur de leur conviction, les promoteurs de cette création comparaient Touba « à quelque montagne Sainte-Geneviève du Moyen Age avec sa rue du Beurre et ses carrefours. »
Ces arguments ne sont pas justes. S'il est exact que l'enseignement des maîtres Diakanké de Touba était très recherché, il faut spécifier, et la chose est d'importance, que c'était uniquement par les peuples de la Guinée portugaise et de la Casamance, et par les colonies diakanké de la région. Mais les Foula n'ont jamais eu de considérations spéciales pour les marabouts de Touba. Ils les estiment certes, et les bonnes relations des Alfa du Labé avec les Karamoko Diakanké en sont la preuve, mais ce n'est pas à leur école que les étudiants vont puiser la bonne parole islamique. De plus, le principe du classement par race et par bannière religieuse sévit ici, comme partout ailleurs. Or, Diakanké et Qadria s'accompagnent comme s'accompagnent Foula et Tidiania. L'on sait d'autre part que les Tidiania constituent en Afrique noire une confrérie aristocratique très fermée, qui fait de sa doctrine et de ses oraisons spéciales, une sorte de religion épurée dans la religion musulmane, et qui a très souvent du mépris pour les Qadria, représentés comme tièdes et peu fervents. A supposer que quelques karanden Peuls s'égarent à Touba, ils en suivront peut-être les enseignements, mais ils ne prendront pas l'affiliation qadria et échapperont ainsi à l'emprise doctrinaire et politique qu'on voulait prendre sur eux ; s'affilier au Qaderisme, dans l'opinion courante des Foula, c'est presque abdiquer sa race et c'est en même temps faire preuve de relâchement religieux. Multiples sont les cas de conversion de Qadria au Tidianisme. On n'a vu qu'une seule fois le phénomène de la conversion d'un Tidiani au Qaderisme, et l'individu est quasi considéré comme un renégat.
Il est encore inexact de dire que les tombeaux des saints de Touba attirent les pèlerins. Ces pieuses visites aux sépultures des grands marabouts, si en honneur en Afrique du Nord, sont absolument inconnues en pays noir, chez les Diakanké comme chez les autres peuples islamisés.
Il faut remarquer enfin que Touba est loin d'être le lieu géométrique de l'Islam Guinéen et que ses plus proches voisins sont très souvent fétichistes.
La création d'une Medersa à Touba ne produirait ses effets que sur celles des populations du Gabou et de la Moyenne Casamance qui sont islamisées, et elles ne sont ni très nombreuses ni très islamisées, et de plus, elles sont sises en grande partie sur le territoire de la Guinée portugaise où il parait inutile d'exercer une action politique, avant d'avoir achevé notre tâche chez nous. Elle produirait aussi son effet évidemment sur les petits groupements dérivés de l'obédience diakanké, mais ces groupements sont peu nombreux et dispersés. Elle n'aurait aucune influence dans l'état actuel des choses sur l'Islam foula, et c'est évidemment là un vice rédhibitoire. A toutes ces causes, et surtout pour la dernière, la création d'une Medersa à Touba doit être écartée définitivement.
Au surplus, depuis la mort de Qoutoubo et l'arrestation et l'internement de Karamoko Sankoun, Touba est bien déchue: l'enseignement supérieur y végète. Les raisons proprement universitaires qui pouvaient attirer les étudiants n'existant plus, ce centre ne vit plus que du prestige de son passé.
Les partisans de la création d'une Medersa guinéenne, que le choix de Touba ne satisfaisait pas, ont préconisé Labé.
Le choix de Labé ne présente indéniablement aucune des objections précitées.
Labé, capitale du diiwal foula du même nom, a toujours joui d'une réputation intellectuelle et maraboutique considérable parmi les Fulɓe du Fouta-Diallon. Al-Hadj Omar, à la bannière tidiane de qui l'immense majorité des Foula est ralliée, a sanctifié Labé par un séjour de quelque durée et par son enseignement. Les plus illustres Karamoko du Fouta y sont nés, y ont étudié et y ont professé, y ont consacré des disciples, qui se sont répandus dans les autres diiwe, y sont morts en odeur de sainteté.
On citera parmi ceux de la génération précédente :

parmi ceux de la génération présente, le plus illustre entre eux :

Dans le Labé, à Diawia, subsiste le dernier groupement de l'antique voie sadialïa à laquelle, il y a un siècle, le Fouta fut fier d'appartenir, et le siège de la confrérie est l'objet des visites et des pèlerinages des fidèles, dispersés un peu partout dans les misiide foula.
L'influence d'une Medersa à Labé s'exercerait donc directement et de plein pied sur l'élément foula. Elle s'étendrait même quelque peu au dehors, car on y trouve, surtout depuis la décadence de Touba, des talibés venus de la région côtière ou des pays malinké du Haut Niger y chercher un complément d'instruction.
De plus, la population y est très dense, les cultures abondantes, le sol riche; le recrutement d'une clientèle scolaire y eût été des plus faciles.
Le choix de Labé était donc justifié et le serait encore, si l'on donnait suite au projet.
Mais pour finir par où peut-être il aurait fallu commencer, et avant de discuter sur les avantages et les inconvénients de tel ou tel emplacement, la création, elle-même, d'une Medersa en Guinée s'impose-t-elle, ou tout au moins se justifie-t-elle?
Non, pourra-t-on répondre hardiment.
Sous quelque angle qu'on envisage la création d'une medersa, on ne voit pas son utilité en Guinée, ou plus spécialement au Fouta-Diallon. Le recrutement du cadre local des petits fonctionnaires indigènes: interprètes, secrétaires, commis, assesseurs de tribunal, chefs même est assuré, soit par les écoles françaises, soit par l'éducation foula proprement dite, sans autre intervention de notre part que le frottement journalier.
Le point de vue politique est primordial en la matière, et la Medersa d'Afrique occidentale doit être un instrument politique plus encore qu'une pépinière de petits fonctionnaires.
A ce point de vue-là, la création, un moment projetée, se justifie encore moins.
La politique musulmane de l'Afrique occidentale est aujourd'hui très sûre d'elle-même. Vis-à-vis des peuples profondément islamisés et arabisés, telles les tribus maures et sahariennes, nous avons toute une action d'apprivoisement religieux à accomplir; et la Medersa sera le parfait organisme de la canalisation de l'lslam qu'on souhaite. Elle contribuera avec succès au rapprochement et à la bonne harmonie d'une religion où les ferments anti-chrétiens et anti-européens ne manquent pas, et d'une civilisation — la nôtre — où la méfiance et les projets belliqueusement anticléricaux ne font pas défaut non plus C'est pourquoi les établissements de Saint-Louis et de Tombouctou, sis en bordure des pays sahariens, lieux d'attirance des Maures et de leurs disciples, sont si florissants et répondent à toutes les espérances qui présidèrent à leur formation.
En pays noir au contraire ou, malgré les grandes démonstrations extérieures de salam, on a pu constater le peu de profondeur de la morale et le caractère tout superficiel de la foi et de la doctrine islamiques, la création d'un établissement méderséen ne se justifie pas. Par nos méthodes pédagogiques rationnelles, par notre enseignement judicieusement choisi, nos professeurs font en très peu de temps d'excellents arabisants et de très suffisants doctrinaires islamiques, alors que livrés à eux-mêmes, ces étudiants ne seraient devenus que de médiocres Karamoko et n'auraient pas été pourvus par nos soins d'une arme dont ils useront par la suite pour voir et apprendre eux-mêmes ce que nos textes expurgés leur auront voilé, ou ce que notre enseignement aura laissé de côté. Finalement les résultats se tourneront contre nous.
Notre intérêt, sinon nos principes de neutralité religieuse, nous font donc un devoir d'écarter tout établissement de ce genre des pays noirs. C'est pourquoi la Medersa de Djenné a été supprimée au Soudan, et c'est pourquoi celle du Fouta-Diallon ne sera pas créée.
On préconisera au contraire — et très instamment — l'installation d'une école française dans le centre diakanké de Touba, et l'extension de celle de Labé qui a produit, en peu d'années, par la valeur de ses maîtres, comme par le choix de la clientèle scolaire, les plus brillants résultats.