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R.P. Patrick O'Reilly
Gilbert Vieillard. Mon ami l'Africain

Edition privée non-commerciale. Dijon. 1942. 167 p


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Stagiaire des services civils. Affaires Economiques
Dakar, Ouagadougou et Say

« Ma maman. Quand je songe au boulevard Saint-Marcel, où pourtant j'ai eu de bonnes heures, à l'avenue de Saint-Ouen, à la porte Cligolancourt, à ce sacré quartier latin, à cette vie d'escargot !… Et après-demain, c'est l'inconnu, le pays des noirs ! Joie et pleurs de joie — Nunc dimittis. Pardonne mon égoïsme, la sugsance de cette lettre. Mais à quoi bon de pieux mensonges,je suis heureux je vous en fait part.

« The Bird of Life has just a little way “to flutter”,
And the Bird is on the wing. »

Telle est la réaction de Gilbert à bord du Celan, lorsqu'en mai 1926, après quelques jours de voyage, il sentira les premiers effluves de la terre d'Afrique. Il déchantera bien un peu, lorsqu'il se verra affecté à un bureau, à Dakar même.

« Le coup est dur, écrit-il à sa mère. Y a bon quand même ! J'accepte avec la résignation chrétienne que tu me connais. Ça ne doit pas être drôle. Maisje ne crois pas le travail écrasant et 6 heures et demie de travail sont vite passées. Les bâtiments de l'Administration sont situés dans de grands jardins, avec des vérandahs, — et de l'air et de l'eau fraîche, — les plantons sont là pour nous servir. »
(Dakar, samedi 15 mai 1926.)

Sur un autre mode, mais dans le même ton, il gémit à son père :

« Je ne croispas vous envoyer de peaux de bestes avant longtemps. Ici il n'y a, bien entendu, que charognards, lizards et cafards. En prenant le train, rare, lent et coûteux, on peut arriver à tirer un chacal, ou une hyène, avec beaucoup de chance… Cependant, la terre des fauves n'estpas loin… Dans l'hôtel, il y a un pauvre jeune lion enfermé dans une sorte de caisse à lapins… Aussi un petit guépard, qui est très drôle. On le lâche dans la chambre, et il gambade, bondit, roule par terre, saute sur tous les meubles, dévore les souliers, déchire les pantalons, adore se faire câliner. Il ronronne comme un chat, court comme un chien, mais il est adroit et gracieux comme un félin. Le caractère participe aussi des deux, mais il est diffcile de juger un enfant aussi jeune. Les chatons aussi sont joueurs. »
(Dakar, 23 mai 1926.)

Deux mois plus tard, fin juillet, il a cependant obtenu un changement d'affectation. Il est nommé à Ouagadougou, chef-lieu de colonie et capitale du coton africain.

« Je vais aller voir le pays de Samba Diouf, grand'maman ! Les beaux jours de Syrie sont revenus ! »

Grâce à un petit train traîné par “une locomotive à chasse-bœufs, qui semble un jouet dans l'Afrique énorme”, en deux jours, via Kayes, Bamako, Bobo-Dioulasso, il gagne sa nouvelle résidence :

« Je ne saurais te rendre ma joie d'avoir vu défiler ces centaines de lieues de brousse, animée parfois par des gazelles, pintades, perdreaux, guêpiers, tourterelles, etc… paysages très verts et frais, boisés, ‘en parc’, pelouses drues et arbres en bouquets et, depuis Kayes, montagnes et rochers ! »

Mais, même Ouagadougou n'est pas assez loin. Six mois plus tard, il a la joie de voir un planton lui apporter un pli du Gouvernement :

« Toujours plus oultre ! je suis affecté à Say. C'est officiel ! J'espère, cette fois, que ça tiendra. Say est à 510 kilomètres d'ici, le cercle le plus éloigné, au bord du Niger, mais de l'autre côté… Enfin un vrai poste colonial… Les lettres vont mettre un peu plus de temps, mais c'est peu de chose. Cuisinier et boy ne demandent pas mieux que de me suivre. Sans doute, je ne suis le pas un maître bien exigeant. »
(Ouagadougou, 1er novembre 1926.)

Quelques jours pour passer les consignes et achever ses préparatifs, et il écrit :

« Je pars demain sur un cheval et une selle achetée ici. Un garde, mes domestiques et dix-sept porteurs. Douze jours à petites étapes jusqu'à Say. Quelle belle aubaine ! Dakar, et même Ouagadougou, ne m'avaient donné qu'un pâle reflet de la vie coloniale. Tu penses que je suis joyeux et que je jette aux échos soudanais la chanson des trois cuirassiers que m'apprit ma grand'maman. »

Si le cuirassier est sans armure, au moins possède-t-il un équipage :

« Notre petite caravane est partie hier de Fada, au petit matin, et selon de sages et antiques principes, la première étape n'a été que de 9 kilomètres. Aujourd'hui, une vingtaine — nous ne sommes pas au bout des 296 kilomètres, et le plaisir durera, comme vous voyez. Vous ririez de voir la belle ordonnance de notre troupe, les dix-sept porteurs en tête, trottinant à bonne allure, les genoux ployés ; derrière, les trois cavaliers : le garde-cercle en selle arabe, la carabine à l'arçon, homme précieux, vieilli dans le service, trapu et solide, quoiqu'une panthère l'ait abîmé dans un corps à corps — le prestige et la crainte de la chéchia est grand dans les villages —, puis le cuisinier, à cheval lui aussi, sur un cheval réquisitionné d'étape en étape. Enfin moi, sur un petit cheval fourni par un chef de Fada ; puis deux petits, le boj et le “parfrenier”, qui s'accrochent de temps en temps à la queue des chevaux pour s'aider.
Ce bel ordre est quelque fois troublé. Et vous vous doutez qu'une bande conduite par votre fils ne marche pas comme une section. L'équitation aussi m'a joué des tours ! Le maudit petit bourrin, qu'on m'avait orné d'une selle et d'un mors arabes, n'a pas du tout été flatté de porter une selle anglaise, un filet à l'européenne (très insuffisant d'ailleurs : aucune action sur la bouche) et un blanc par là-dessus. Le premier jour il a été sage ; le second, au départ, il a essayé, san sy réussir, de me coller par terre en quelques cabrioles. Puis il a pris son allure normale, quelque chose qui n'est, me semble-t-il, ni le trot, ni le galop. Quant à reprendre un pas rapide, rien à faire. J'étais assis, me semblait-il, sur l'encolure, glissant sur ses étroites épaules, l'impression était bonne. Vers le quinzième kilomètre, il s'est secoué comme un chien mouillé, a bondi comme un agnelet et m'a proprement descendu par-dessus ses oreilles. J'étais fort vexé, comme vous pensez ! Heureusement, hors de vue de la troupe. Nous sommes repartis l'un sur l'autre, après l'avoir rebridé, et avons fait une entrée honorable au campement, où le vieux chef est venu, comme celui d'hier, me masser et pétrir la main droite avec onction (c'est comme cela qu'on se serre la main par ici), à deux ou trois reprises comme si ma pauvre patte avait un galbe épatant et qu'il fût un sculpteur amoureux. Puis ç'a été les pourparlers d'usage, les processions de porteuses d'eau, puis de gâteaux de miel — le lait, le beurre, les oeufs et les poulets pour moi. »
(A son père, Namoungou, 2e étape Fada-Say, novembre 1926.)

Ainsi parvient-il à Say, la ville des gargoulettes en terre rouge, la ville des énormes oignons blancs, connus dans tout le Soudan.

« Un splendide pays où nous vivons joyeux et insouciants, face au fleuve, adossé à la brousse, une brousse de zoniers (palmiers bi et tri-fourchus), où bondissent les gazelles. Les grosses bêtes ne sont pas loin. Ici ne viennent que les hyènes. Un très vieux cochon a été mangé cette nuit même dans la porcherie. Une hyène a été prise à l'assommoir la nuit de mon arrivée et mes porteurs s'en sont régalés. C'est la septième depuis trois semaines, fortes bêtes, tachetées, plus fortes et plus hardies que les rayées — et la nuit, un culot phénoménal. »
(A son père, Say, 2 décembre 1926.)

Il y habite une sorte de palais :

« Ma case est moins décorative que celle de Ouagadougou que je t'avais tant mal que bien dessinée, mais beaucoup mieux comprise. L'aspect extérieur est un gros cube allongé couleur de terre, sur laquelle tranchent des stores de bambou jaune paille. Les deux pièces sont inhabitées comme trop sombres pour l'amoureux de lumière que je suis : je ne hante que la vérandah, l'angle sud-ouest. Zut, me voilà envahi ! …
Cet angle est le seul meublé — avec deux buffets de bois brut, une petite table surmontée d'une étagère, une grande table “à manger”, une étagère à bouquins. Sur les buffets, des gargoulettes en terre rouge à dessins blancs, des petits pots de même matière, des calebasses, des gourdes. Un tara, ou lit indigène, recouvert d'une natte de paille rouge, noire, verte et jaune et de deux coussins à dessins des plus raides. Sur la terrasse, qui recouvre toute la maison, la vue s'étend à l'est sur le fleuve, la rive haoussa, à l'ouest, sur la vaste brousse de palmiers et de sable ; au sud, sur le village, dont je suis séparé par une grande place ; au nord, la Résidence, ou maison du commandant, qui est voisine.
J'ai fait transporter sur la terrasse matelas, moustiquaire et couvertures. C'est la meilleure des chambres à coucher. Les deux grands arbres l'encadrent : le baobab et le fromager. Le fromager ne produit pas de fromage, mais du kapok, ce coton soyeux dont on bourre les matelas. Il est en ce moment fleuri de blanc, sans feuilles, mais il est couvert de fruits, ou pain de singe — de grosses gourdes allongées de 0 m. 50, suspendues au bout de ficelles d'un mètre. Lesdites gourdes couvertes de velours vert pâle ; l'intérieur blanc, farineux, est très agréable. »
(A sa mère, Say, 24 février 1927.)

Aussi bien sait-il donner au gîte le plus banal un caractère personnel. Il fait valser les meubles, organise l'installation à son goût, qui est excellent. Quelques objets indigènes dispersés çà et là : sur le lit de camp une couverture et des coussins ; au mur, un balafon suspendu avec quelques dessins, des fleurs en abondance, — il adore les fleurs, et voilà l'atmosphère créée.
C'est de là qu'il écrit à Beaurepaire :

« Il est 8 heures. Le personnel — quatre “écrivains”, deux plantons, un tireur de panka — bavardent doucement. On entend le bourdonnement des guêpes maçonnes, le cri des vendeuses de kola : Guré-é-é. De temps en temps, un gravier ou une petite motte de terre tombe au plafond, quelquefois avec le termite, auteur du dégât, et crépite sur ce papier où je t'écris. Il y a un nid d'hirondelles dans le coin de la pièce. C'est la maison du Bon Dieu. »
(Ouagadougou, 10 septembre 1926.)

De fait, le Patron n'est pas bien terrible. A sa famille qui lui réclame des détail sur les variations de température, Il répond :

« Nous ne possédons pas de thermomètre, à Say, et vous ne saurez jamais quelles sont les oscillations de température. Les instruments de mesure font défaut. Pour savoir l'heure, je fais sortir l'écrivain sur le seuil de la porte, et selon la grandeur de son ombre, j'annonce la fin ou la continuation du travail. Quelquefois on triche un peu, en se penchant dans le bon sens. »
(A son père, Say, 3 mai 1927.)

C'est vraiment la maison du Bon Dieu. Celle des bêtes aussi :

« Ici il y a peu de jolis chiens, mais beaucoup de chiens bouniouls, qui ressemblent un peu à ce qu'on appelle en France des chiens de vaches, jaunes de poil, robustes, bien découplés, et à demi-sauvages — les cas de rage sont assez fréquents. J'en ai rencontré qui chassaient dans la brousse pour leur compte — j'ignore s'ils se croisent avec les loups d'ici (lycaon-cynhyène). Ils me rendent souvent visite, en quête de quelque pillerie, surtout la nuit. C'est d'ailleurs la maison aux bêtes, mes voisins élevant poulets et canards qui sont dans ma chambre à coucher comme chez eux. La salle de bain est habitée par unefamille de grenouilles galonnées de jaune, qui sont mes amies — je ne parle pas des insectes, guêpes maronnes et termites, bousiers et cantharides. »
(A son père, Ouagadougou, 26 septembre 1926.)

Et voici maintenant les bipèdes :

« Ma case est toujours envahie. Fatou, les amies de Fatou, la pileuse de mil de Fatou, et son marmot. Le cuisinier, le neveu du cuisinier, souvent la femme et la belle-sœur du cuisinier. Le boy, les amis du boy — les griots, mes raconteurs d'histoires, — les mendiants, etc…, sans compter les passants, les visiteurs, — le pêcheur, le charbonnier, le jardinier, le palefrenier, et en général tous ceux qui ont envie de bavarder avec le blanc, de lui demander une piécette ou une kola, ou de lui offrir un petit cadeau. C'est ma “clientèle”, à la romaine. A l'autre bout de la maison, ce sont les visites de “service” : les marchands pour les patentes, les chefs pour l'impôt, les travailleurs pour les corvées, les gardes, etc… Tu vois que ma solitude, quand je la ressens, est toute morale ! » (A sa mère, Say, 12 avril 1928.)

Parfois, des Européens se présentent. C'est rarement une aubaine pour Gilbert :

« Hier, j'ai reçu deux loustrougnats corneculs, de mon mieux, d'ailleurs. Mais ces Français-là ne me donnent pas envie de retourner au vieux pays. Braves gens, du reste, venus pour voir l'Afrique et chasser. Je les ai comblés, lui et elle, de bagues et colifichets indigènes. »

Et quinze jours plus tard :

« Hier, revoilà des hôtes. Les deux jeunes mariés qui retournent en France, leur randonnée finie, — et leur lune de miel aussi, je crois, car ils se disputent ferme… Cette dinde s'écriait sur la laideur du pays. Dire que je lui ai donné deux belles bagues de jade. »

Les sportifs ne sont pas mieux vus :

« Troublé par trois motocyclistes. Encore des enragés qui viennent de traverser le Sahara, les premiers, à moto. Un lieutenant français, un civil français et un lieutenant belge. Ils ont failli mourir de soif, à cause du Belge qui avait bu toute la provision d'eau et qui avait l'air un peu remorqué par les deux autres. Le lieutenant était empathique. Tous trois vêtus de loques puantes et si déchirés qu'à la vue de Mme L…, ils se sont planqués pudiquement derrière leurs machines … Pauvres gens ! Enfin, ils auront leurs portraits dans les journaux … Ils ont mangé comme des loups l'omelette et le thé que je leur ai offerts.
Les habitants de Say connaissent maintenant à peu près toutes nos machines. Le “cheval enfer” ou “cyclette”, la “pirogue de terre” ou “mobil” et le “poupou”, qui est la motocyclette. Mais ce qui a le plus épaté mon boy, c'est la charrette anglaise qu'il a vue à Niamey. Attacher une pirogue à un cheval, ça ne leur est jamais venu à l'idée. »

Même refrain sur un géologue en mission, un vétérinaire et sa femme. Enfin,

« pour la première fois depuis mon départ de France, un charmant compagnon, ingénieur de passage ici. Nous avons passé de bonnes heures. Je l'ai accompagné hors de Say et nous avons fait des prouesses ! Traversées d'oueds, baignades. Il y a perdu son stylo et sa cravache. Mais nous nous sommes bien amusés. Aujourd'hui, je subis la mauvaise humeur du commandant, qui est très jaloux quand quelqu'un paraît se plaire mieux avec moi qu'avec lui. Cette fois-ci, j'ai défendu mon bien… On ne trouve pas tous les jours à Say un joyeux camarade, fin, gentil, polytechnicien, saharien et ouvert à tous les vents de l'esprit. Nos adieux ont été touchants. »
(A sa mère, Say, 28 juillet 1927.)

Ils durent être de la même cordialité avec, un autre passager :

« un vieil ornithologue américain travaillant pour le British Museum. Un vieux, vieux monsieur, très curieux et très gentil. Tous les noirs, cuisinier etporteurs, l'ont plaqué, lui et ses douze caisses d'oiseaux. Mais il en a vu d'autres. Il vit de farine, de mil et de ses victimes. »
(A sa mère, Say, 25 avril 1928).

Mais plus qu'avec les blancs de passage, c'est avec les indigènes qu'il aime vivre. Est-ce pour être mieux accepté qu'il s'est accoutré à la mode du pays ?

« Non, ton fils n'est pas si affreux, il reçoit même des compliments féminins ! Ma tête est rasée, ma barbe aussi, mes ongles passés au henné, mes pieds nus sur une semelle à lanières, un vrai Bounioul ! » (A sa mère, Say, 4 décembre 1926.)

Est-ce dans ce déguisement qu'il rend la justice, une de ses principales fonctions ?

« Tous les vendredis, tribunal. J'ai présidé l'audience hier, avec deux assesseurs indi ènes, le cadi et un vieux notable. Dieu sait que j'ai été consciencieux : sans doute me suis-je trompé. J'ai débouté de sa demande une femme qui réclamait une part de l'héritage de son père, mort ily a dix ans. Elle réclamait les produits d'une vache donnée par ledit père en cadeau, il y a trente-quatre ans, elle avait six ans. Le tout avec de telles contradictions et imprécisions, avec des témoins, amenés par elle, qui prétendaient ne rien savoir. Tu vois comme c'est amusant ! Puis un voleur — 150 francs — auquel j'ai donné six mois de prison. C'est lui qui m'apportera mon eau tous les matins. Il avoua son larcin avec une candeur charmante. »
(A sa mère, Say, 4 décembre 1926.)

D'autres fois, sans même aller s'asseoir sous un chêne, il joue les saint Louis :

« Je viens de vous lâcher pour régler les affaires de mon écrivain Bila. Le pauvre diable, qui est un Mossi de Ouagadougou, s'était fiancé à une fille d'ici et selon l'usage offrait des cadeaux et travaillait pour ses futurs beaux-parents. Cela durait depuis deux ans, et selon l'usage également, fiancée et beaux-parents s'entendaient pour reculer le mariage. Il est muté, doit partir demain et on refuse de lui donner la fille, comme aussi de lui rendre les cadeaux évalués à 3 00 francs. Je me fâche, menace du tribunal et on transige à 250 francs. Bila partira demain, avec sa première femme, laissant la fameuse fiancée, mais ayant récupéré une partie de ses cadeaux… Il fallait voir les mines de tous ces gens : la vieille mère, la fiancée, le fiancé penaud et ses témoins qui gesticulaient, à la lueur d'une lanterne et dans une nuée de moustiques, aussi ardents que les dispuieurs. »
(A son père, Say, 9 janvier 1927.)

Il ne laisse passer aucune occasion de joindre les indigènes, au marché, à la chasse, lors de ses tournées. Souvent, il se rend même à domicile :

«Le soir est le meilleur moment. Je vais rendre visite à mes amis noirs, surtout à mon vieux Mamadou Bâ. Il n'est pas vieux, mais sa barbe blanchie de bonne heure lui donne un air respectable. C'est un marchand indigène qui vend quelques produits européens : des allumettes japonaises, des bougies et du sucre anglais, des cotonnades américaines et du savon belge. Le plus joli, c'est une espèce de médaille-boucle d'oreille, dont la face porte “Republica Mexicana” et l'envers “made in Czecho-Slovakia”. Bref, ce brave homme sait des tas d'histoires et je vais presque chaque soir fumer des pipes autour de son feu. Il a quatre enfants très drôles, une vieille et une jeune épouses ; nous passons ainsi la veillée, les jeunes et la petite fille filant, les hommes devisant et tisonnant. Puis on retourne se coucher dans la nuit, au chant d'innombrables crapauds et grillons. »
(A sa grand'mère, Say, 21 décembre 1927.)

Ainsi parvient-il à une assez grande intimité. Il a pour cela la qualité fondamentale, il aime ces gens, les comprend, compatit à leurs difficultés, sait que tout ce qu'on leur demande, impôts, prestations, corvées, est lourd pour eux. Témoin cette citation:

« Seules passent dans les rues de la ville les lentes théories de porteurs d'eau, de travailleurs, hommes ou femmes de corvée, — à la queue leu leu, sans paroles, pas plus humains que les chenilles processionnaires. Les récoltes sont à peu près terminées et l'on entreprend de grands travaux de bâtisse la plaine entre les deux Ouagadougou — “Haut” et “Bas” — est couverte de briques qui sèchent au soleil, alignées à perte de vue, et d'équipes qui travaillent. Ici, trente hommes portent un tronc d'arbre, un joueur de flûte les précède, un tambourinaire les suit. Je suppose que la construction des pyramides avait à peu près cet aspect-là. Seulement, nos momunents sont éphémères… L'aile-gauche de ma case est actuellement envahie par une trentaine de femmes, dirigées par un garde-cercle, fier de sa chéchia, de ses molletières neuves et de sa cravache, dont, du reste, il ne se sert pas. Tout ce monde refait “le plancher” avec de l'argile apportée dans des paniers. Chaque femme, armée d'une petite massue, tape ce mortier qui devient du reste très résistant. Cela se fait en cadence, avec un bruit régulier de moteur. La vue de toutes ces échines, grises de poussière, pliées en deux, n'est pas réjouissante, même pour un misogyne. De temps en temps, pourtant, elles chantent une phrase triste, et toujours la même, je pense, en appuyant sur la dernière note, indéfiniment prolongée. »
(Ouagadougou, 10 septembre 1926.)

Et quand les vivres viennent à se raréfier sur le Niger, — soudure difficile ou intempéries, — on le sent qui souffre :

« Quand ce cauchemar de la disette sera-t-il-fini ? Je ne suis pas fier de manger à ma faim au milieu de tous ces ventres creux. »

Et comme les récoltes ont été mauvaises à Beaurepaire, il ajoute pour consoler les siens :

« Je suis navré que vos récoltes soient abîmées, au moins ne mourrez-vous pas de faim. Avez-vous songé parfois au petit nombre des gens sur la planète qui sont assurés de ne pas mourir de faim l'an prochain ? Pensez aux multitudes hindoues, chinoises, nègres, qui meurent — à la lettre, — en Europe, on ne fait que serrer la ceinture — et plus près de nous dans l'espace, en Algérie ; et plus près de nous encore, les famines en France au XVIIIe, voire sous le règne, le beau règne de Louis le Grand. 1709, si j'ai bonne mémoire, fut la plus fameuse. Soyons heureux de ne pas être tués, de manger à notre faim — et tout le reste est littérature. »
(A son père, Say, 1er octobre 1927.)

C'est par cette compréhension qu'il parvient aux confidences :

« Il y a quelques danses en ce moment, probablement à l'occasion des semailles, mais sur toutes ces “sorcelleries”, les gens sont très discrets et et on n'en peut rien tirer. Pourtant, hier j'ai appris quelque chose : étant au village j'ai cassé la courroie de ma sandale et comme je voulais rentrer nu-pieds, ma mousso a dit que décidément ces blancs étaient trop imprudents ! Je croyais que c'était à cause des épines, mais non, c'est à cause des empreintes laissées par le pied. Le sorcier recueille la terre de cette empreinte et s'en sert pour des maléfices mortels… et comme je demandais s'il y avait des sorciers à Say et s'ils voulaient ma mort, alors que je ne vois que sourires et compliments : “Tu sais bien que tous les noirs détestent les blancs, et si on n'avait pas peur des tirailleurs, toi, le commandant et la Madame seraient égorgés tout de suite…” Bref, elle m'a prêté ses sandales que j'ai chaussées avec obéissance. Mais il faut entendre chuchoter cela au clair de lune.
(A sa mère, Say, 15 mai 1927.)

Les indigènes de Say étaient, en effet, un peu gelés.

« Ils ont vu défiler une série d'administrateurs et d'agents des affaires indigènes (ancien nom des “services civils”) qui n'étaient pas, comme vous dites, dans une musette ! Depuis, les militaires, qui sont allés plus fort là qu'ailleurs, puis Dodds, le fils du général, passé en cours d'assises et condamné à la prison — d'autres qui sont morts juste à temps pour échapper à un sort semblable. Parmi mes prédécesseurs récents, en 1921, l'administrateur s'est suicidé. Son agent est devenu fou. Celui dont je prends la place a été évacué pour maladie. (Rassurez-vous, c'est une maladie qu'on attrape aussi bien en France !) Le précédent, devenu indésirable parce que trop amateur de beautés noires (Dieu sait qu'il faut aller fort pour mécontenter les noirs à ce point de vue !), tous deux assez brutaux et malhonnêtes. Bref, le dossier du Cercle est peu édifiant pour les laudateurs de la morale et les natifs sont un peu excusables de ne pas considérer les Français comme des surhommes ! »

Et encore:

« Je suis parfois indigné, et je le suis encore, devant tout le mal que font à ce pays les blancs, les uns par méchanceté, lui, le commandant, par sa bêtise, alors que le bien serait, semble-t-il, plus facile… Je viens de terminer une petite tournée d'une semaine. Magnifique promenade pour le dilettante, mais tristes constatations pour le monsieur. Depuis trente ans que nous sommes ici, nous n'avons rien fait de sérieux pour leur bien matériel et moral… Bah ! il ne faut pas croire que tout cela soit si noir. Ces pauvres gens ont un grand fond de résignation et d'insouciance, de vraie sagesse, et ils savent rire et être heureux malgré leurs misères et malgré les blancs tracassiers. Et moi aussi, je sais rire et accepter la vie telle qu'elle est. »
(A son père, Say, 14 juillet 1927.)

Souvent dans sa correspondance, il revient sur ce problème essentiel :

« Vous voulez toujours avoir un fils héroïque… écrit-il à son père. Le jeune héros est en train de multiplier par 7 d'innombrables chiffres, la population des villages du Cercle — ceci pour l'impôt de 1928. La capitation passe de 6 à 7 francs ; chaque année elle fait un saut — comme du reste les autres taxes, sur le bétail, depuis les bœufs jusqu'aux cabris — cette hausse, disent les papiers officiels, est “facilitée par le développement économique du pays”. Mensonge et lâcheté. En plus, les rôles sont faux : beaucoup de gens, depuis 7 ou 9 ans que le recensement a étéfait, sont morts de la récurrente, beaucoup aussi ont fui en Nigeria. Bref, la population a diminué et s'est appauvrie, mais il faut de l'argent pour nous payer.
Les soldes vont être augmentées. Mes camarades m'ont même écrit pour me demander mon adhésion à un mouvement de protestation pour que ce relèvement soit de X plus fort que celui prévu. J'ai répondu bravement qu'ils me dégoûtaient. Voilà qui va me faire une bonne presse. Et comme le secrétaire de l'association en question est le postier de Niamey, il est capable de me supprimer mon courrier… l'animal. Ah ! que je me suis senti bien de votre sang, malgré tout, quand j'ai lu le papier des “camarades postiers” ! Ces égoïsmes de groupement me répugnent. Bref, je sais par cœur la table de multiplication par 7 et, tout de même, j'ai réussi à obtenir le recensement de deux cantons parmi les plus malheureux. C'est peu, mais je ne peux pas beaucoup. Ce qui domine dans le personnel colonial, ce n'est pas la méchanceté, je le sais bien, c'est la lâcheté, et je crois bien qu'il en est de même dans toutes les hiérarchies, même dans notre pauvre armée. » (A son père, 8 décembre 1927.)

Toutes ces constatations ne le découragent pas :

« J'aime ce pays chaque jour davantage. J'ai apprivoisé pas mal de gens, et je ne crois pas être personnellement détesté. Même les marabouts viennent discuter chez moi des mérites de Nos Seigneurs Jésus et Mahomet. »
(A sa mère, Say, 25 juillet 1927.)

« J'ai trouvé un griot inépuisable. Je n'ai plus le temps de recopier et de traduire ces histoires sans queue ni tête, où il est question de génies, de nains, de forces naturelles personnifiées : combat du Jour contre la Nuit, l'une alliée au Crépuscule, l'autre à l'Aurore. On y retrouve tout ce qu'on veut. Isis et Osiris. Il y a un certain maître du Tonnerre qui cherche à s'unir aux mortelles, sous des aspects divers, qui rappelle beaucoup Jupiter. C'est fort amusant de retrouver notre mythologie classique mangeant du mil et accoutrée à la nègre. »
(A sa mère, Say, 3 mars 1928.)

Aussi bien se passionne-t-il chaque jour davantage à la vie des indigènes. Cela le compense de l'ennui où le plongent “les papiers trois fois maudits” de l'administration :

« Nous avons eu une fichue fin d'année. Mon pauvre commandant était dans tous ses états. Je crois que dans toute sa carrière il n'a jamais eu d'agent spécial comme moi ! Heureusement, cet excellent homme m'a tiré des additions où j'étais noyé, de mes sacs de sous et de pièces où je ne me retrouvais plus, de mes timbres quittance et de mes timbres taxes que j'avais collés à tort et à travers ! Le courrier est parti hier, avec toutes ces paperasses de fin d'année… Et Say est un tout petit cercle, sans commerce aucun, sans histoires, à moitié désert, dans lequel on ne fait à peu près rien. Mais voilà, pour donner quarante sous de salaire à un porteur, il faut quatre papiers, revêtus chacun de cinq signatures, de quatre cachets, de dates de départ, d'arrivée, de retour, de visas… et Dieu sait quoi »
(A sa mère, Say, 9 janvier 1927.)

C'est sans doute pour se débarrasser de toutes les souillures administratives contractées dans la journée, que le soir il pousse jusqu'à “un grand marigot, profond et clair”, où il va se baigner en compagnie d'un de ses camarades.

« C'est un coin solitaire, rempli de hérons, de canards et de sarcelles. Deux vieux broussards, barbus comme de vieilles biques, y pêchent et y chassent… Il y a de petites perches et des silures qui font de bonnes fritures. Aussi un gros caïman de l'espèce inoffensive… Je passe dans ce coin de délicieux crépuscules. La nuit tombée, chacun revient, chargé de poisson, de gibier. Moi, de nénuphars énormes. »
(Ouagadougou, 14 octobre 1926.)

A Say, grâce au Niger tout proche, il double la dose :

« Je ne prends, guère que mes bains enfait d'exercice, le soir, à 4 ou 5 heures, et le matin, au réveil. Le vent souvent très violent donne de la houle et des impressions maritimes… Quel bonheur d'avoir le Niger, la bonne eau presque fraîche, où l'on peut gigoter t out son saoul. Je l'ai traversé, aller et retour, ce que je n'avais pas encore osé faire, etje n'étais pas peu fier. Les noirs avaient envoyé deux pirogues, croyant que je ne pourrais pas revenir. »
(A sa mère, Say, mai 1927.)

C'est à la fin de ces journées qu'il peut écrire à sa mère

« Je songe à vos noirs hivers et vous plains. La lune est pleine. Il semble qu'on n'a jamais vu clairs de lune semblables ; le disque énorme, incandescent comme un soleil, se lève dans les brumes bleues de l'horizon, sur une brousse calme. Au loin flambent les feux de paille : on brûle les tiges de mil après la moisson et on entend les refrains des danseurs et des danseuses. Il fait tiède. Le vent du nord-est, l'harmattan, ou “vent du Paradis”, souffe par lar ges bouffées. Il fait bon être au monde. »
(Ouagadougou, jeudi 21 octobre 1926.)

Le 17 septembre 1927, après une de ces journées de douce plénitude, il prend sa plume. Songeant à sa mère et laissant parler son cœur, il trace ces lignes :

« Ici, rien de nouveau. J'ai envie de t'écrire seulement et te parler de mon bonheur. je suis si heureux que j'ai peur et me dis : Qu'est-ce qui va me tomber sur le râble ? Mais non, fa continue.

« Je cherchais hier soir dans mon lit les raisons de ce bonheur. Elles sont bien naturelles. Physiquement : ce climat agréable, dont jamais je ne souffre. Quand il fait trop chaud, on remue plus lentement, voilà tout. Cette bonne santé que je conserve, et la pirogue, et la nage, et le cheval un peu, m'ont fait du bien, m'ont rendu plus assuré, même moralement. Vie simple. Tous mes appétits, — modestes d'ailleurs, — satisfaits. Rien qui me choque, rien de laid. Une maison commode, ornée à mon goût.
Moralement, vivre au milieu de gens simples, au rire facile, qui certainement, sans voir en moi “leur père et leur mère”, comme ils disent, ne me détestent pas :je parle de ma maisonnée.
Dans le Pays, être le “Blanc”, entouré d'une certaine déférence. Quand je traverse un marché, un village, recueillir la bienvenue des femmes, les salutations graves et cordiales des hommes, les gambades et les rires des tout-petits — faire plaisir avec peu de chose, quand ce ne serait que le mal qu'on ne fait pas et qu'on pourrait faire. Tout cela n'est pas désagréable au cœur et à l'orgueil.
Et connaître chaque jour un peu moins mal ce monde varié et inconnu, des plantes aux insectes, des oiseaux aux humains. Savoir un peu mieux, chaque jour, leur langue et leurs pensées. C'est très suffsant pour mes moyens intellectuels.
Mais y a-t-il des raisons du Bonheur ? Et n'ai-je pas malgré tout encore maintenant “la pire peine de ne savoir pourquoi…? Oui, quelquefois.
Et puis, il y a la perspective, lointaine mais assurée, des six mois de vacances payées, auprès de toi, sans soucis. »
(A sa mère, Say, 18 septembre 1927.)

Quelque temps plus tard, un congé de convalescence de six mois en poche, descendant de Say à la mer, il griffonne ces mots :

« Ton Gilbert est fou de joie. Il fait un voyage merveilleux, et vous êtes au bout de ce voyage. »
(Savé, 1er juillet 1928.)

=p. 86-87 =

mon prestige déjà mince.
(A sa mère, Tessaoua, 10 décembre 1932-)

Le 14 janvier 193 3, il est affecté à Dosso, dans le pays Zerma. La confiance des puissants de Niamey lui vaut la rédaction des coutumiers du Niger. Pour cela, on lui a envoyé les travaux de tous les cercles. Cette tâche, malgré la rapidité avec laquelle elle doit être accomplie, l'intéresse vivement. Il trouve néanmoins le temps de glisser dans ses lettres quelques détails sur les péripéties qui viennent mettre un peu d'imprévu dans son existence :

« Je viens de rentrer trempé de ma promenade quotidienne par un orage diluvien. C'est beau, ces “tornados”, et impressionnant plus que nos pluies normandes. Une bande noir-bleu, d'un bleu si profond, si rare, qui barre une moitié de l'horizon, surplombée par de grands arcs réguliers, d'un gris lumineux. Et sur ce fond théâtral, les verdures claires, d'un vert insolite, lui aussi, immobiles, pétrifiées. Puis les grondements lointains, puis la bande bleu sombre qui grandit, grandit, envahit, domine toute la coupole céleste, comme un gigantesque épervier, lancé par quelque divin pêcheur. Et tout d'un coup, le vent, qui amenait la pluie, sefait sentir, courbe tous les feuillages, poussant devant lui des vagues de poussière, de sable, de feuilles, d'oiseaux affolés et … une cataracte enfin débondée, le déluge arrive. Une pluie de fin du monde, où le paysage n'est plus qu'un chaos obscur, de sables inondés, de végétaux noyés, de milliards de feuilles qui boivent, boivent …
Le voyageur, pour avoir moins froid, n'a qu'à retirer sa chemise, et c'est ainsi que je suis rentré, en pataugeant, clopin-clopant, ma chemise pliée sous mon bras, d'un air dégagé. »
(A sa mère, Dosso, 26 juin 1933)

C'est à Dosso qu'il apprit qu'il était admis à faire un stage avenue de l'Observatoire. “C'est M. Vieillard-père qui va être heureux de pouvoir avouer le métier de son administrateur de fils”, m'écrit-il vers le mois d'août 1933 en m'annonçant son retour en France pour l'automne.

Avec sa fantaisie coutumière, il s'installa au Quartier Latin de sa jeunesse, rue de la Bucherie, dans une maison meublée sise entre une clinique pour chiens et un hôtel borgne. Il fallait appuyer “sur la sonnette David”, puis grimper jusqu'aux combles par un escalier biscornu pour le découvrir dans une soupente toute en coins et recoins, le logis même de Mimi Pinson. Bien aérée, d'ailleurs, cette chambre, et prenant jour par deux lucarnes. Côté soleil, que le “dieu” se montre un peu et la mansarde s'illumine : l'Africain est à la joie. Côté nord, la flèche de Notre-Dame pointe dans un morceau de bleu, et voilà de quoi remplacer le soleil pour les jours gris.
Il avait passé sur tout ce qui était susceptible d'être peint une couche d'ocre clair, semé des capucines, jeté sur le divan des couvertures soudanaises, épinglé contre les murs quelques dessins de Yacovleff, — je revois deux négrillotes accroupies côte à côte, sur un fond de case en damiers rouges et blancs, et aussi un immense baobab avec un minuscule village et de petits bonshommes, comme sur une miniature. Dans une coupe, un poisson-chat faisait glou-glou en lâchant ses bulles d'air. C'est dans ce logis que Gilbert vit et travaille, en des tenues exotiques, les pieds chaussés de sandales indigènes en peau d'antilope, très fier de disposer d'un téléphone. De son temps, les étudiants… Il mange de “bonnes ratatouilles ” A la Famille Nouvelle, où l'on dîne le soir pour 4 francs, sans pourboire. Les bons jours, il fréquente Polydor avec quelques autres coloniaux qui y vivent à crédit. Il a vite retrouvé des camarades, des amis : “Roser, queje connaissais pour l'avoir vu à Dakar, en 1926, où il a hérité de ma place. Un Alsacien, fils de pasteur et d'ensemble empathique” ; Jean Pédron, marié, en train de faire au journal une belle carrière de reporter et dont l'appartement, à Montmartre, lui est un home accueillant ; un autre ami de Saint-Joseph aussi, le Dr Willot, qui s'est installé à Rosny-sous-Bois.
Entre temps, Gilbert suit des conférences à l'Ecole Coloniale et refait des langues avec Mlle Homburger,

« … en chapeau genre tante Alice, qui nous fait un cours remarquable, à deux pelés et à moi, sur les dialectes peuls. Le plus drôle, c'est qu'il faut lui cacher que nous suivons les cours de M. X… et vice versa. Car ces savantissimes se traitent mutuellement d'ânes. Or ils composent à eux deux le jury de fin d'année. C'est le moment d'être Normand … »

Ce séjour de dix-huit mois à Paris sera capital dans l'existence de Gilbert. Le voici au temps de sa maturité. Il a trente-cinq ans d'âge. Jusqu'alors il a monté des gammes et fait ses expériences. Il se doit désormais d'attaquer enfin sa vraie chanson et de donner sa mesure. Il le sait bien ; il le sent bien, mais le Gilbert dont nous avons déjà fait connaissance n'est pas mort, celui qui oscille sans cesse entre des moments d'exaltation et des périodes de découragement, au cours desquelles il risque de s'enliser.
Et pourtant, il connaît de beaux jours. Robert Delavignette, qui l'aime bien et le confirme de tout son ascendant, le présente dans les milieux africains de Paris. Son maître Labouret, avant de partir pour quelque mission au Cameroun, est venu plusieurs fois le voir rue de la Bucherie. Il l'exhorte vivement à tirer un livre de la pile de notes qui encombre sa table et se promet de le faire éditer. Marcel Griaule, le chef de la mission Dakar-Djibouti, en train de grouper des collaborateurs, a également l'œil sur lui. A droite et à gauche, on lui demande des conférences. Il parle dans des sociétés scientifiques ou au Musée de l'Homme. La vie est belle ! Je crois même qu'il se sentira des poussées mondaines ou sportives. Il va prendre une leçon de danse, — bien certainement la seule de son existence, — et connaîtra des velléités d'escrime. Le dimanche, cédant à ses attraits campagnards, il pousse jusqu'à la forêt de Fontainebleau ou va se baigner dans la Marne.
Mais il y a aussi des jours sombres, lorsque aux dépressions de son tempérament se mêlent les malaises du colonial en congé. C'est si sérieux, qu'il va consulter. On lui fait suivre, au Val-de-Grâce, un sévère traitement qui le fatigue encore. Et quand sa santé cloche, le reste suit. Las, sans courage, il passe des journées au lit. A Beaurepaire il écrit d'un ton encourageant :

« Être étendu avec des livres et l'espoir de repartir n'est pas un sort bien dur. »

Mais à ses intimes il confie qu'il ne faut pas trop le tarabuster, car il connaît de nouveau “ces jours où on souhaite que tous crèvent”.

Que va-t-il advenir ? Ceux qui le suivent alors de leur amitié peuvent se demander si le soleil arrivera jamais à dissiper toutes les brumes. Cependant, un amour partagé mettait en lui des forces insoupçonnées. Dans ses heures de découragement, il se sent soutenu, dans ses heures de solitude, il se sent entouré, lors de ses difficultés, il se sent compris. Car il a abandonné ses positions de célibataire. Son cœur a parlé. Ce passionné d'indépendance s'est lié. Son existence de vagabond, de sensible, de nerveux passe au second plan. Sa vie s'équilibre. Il discerne en lui des forces qu'il ne soupçonnait pas.

“Les vrais amoureux sont courageux. La fierté de leurs femmes soutient leur fierté.”

Celle qui devait être la compagne de sa vie est là enfin.

C'est vers cette époque qu'il confiera à sa mère :

« Je commence à me faire une raison : dès que je ne faisais pas des choses plaisantes à chaque heure du jour, je déclarais la vie inviable. Et il paraît qu'on ne peut pas vivre sans faire beaucoup de choses ennuyeuses de bon cœur. Je ne m'en serais pas aperçu tout seul… Et puis, je me résigne à être un nerveux. Je sais qu'il me faudra vivre comme cela toute ma vie, et que cela rebondit toujours… Il y a progrès sur les années précédentes. Ce n'est pas encore l'équilibre parfait, mais dans les plus mauvais moments, je ne suis jamais désespéré comme je l'étais : je sais que c'est une crise à passer. Oh ! je suis bien aidé maintenant… »

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