Edition privée non-commerciale. Dijon. 1942. 167 p
C'est très excitant de faire colonne, de razzier chez les Alaouites et de soigner des chameaux entre deux escarmouches ; cela ouvre une vie par un beau coup de clairon, mais enfin, pour quiconque ne cherche pas à découvrir un bâton de maréchal au fond de sa musette, il ne saurait y avoir là qu'un départ, qu'un faux départ. Admettons, pour prendre les choses au mieux, que les T.O.E. furent pour Gilbert un lever de rideau.
Car, enfin, d'en faire un soldat, il ne saurait en être question. Il se montra certainement le plus fantaisiste, le plus cabochard des tirailleurs.
“J'ai enfin trouvé un commandant de compagnie qui m'a pris comme je veux être pris, avoue-t-il aux siens, c'est-à-dire pour un garron un peu bizarre, mais sans aucun mauvais esprit. Il tolère ma façon de servir et me passe les quelques manquements à la discipline que je me permets.”
“Quelques manquements à la discipline…”, c'est peu dire; j'ai l'impression qu'il se jugeait là-dessus avec indulgence…
Démobilisé, Gilbert s'en fut quelque temps se réchauffer près de l'âtre, en Normandie, et y récupérer les kilogrammes perdus sur les pistes du Levant. Alors se posa le problème de sa vocation. Il me semble qu'entre le Collège Saint-Joseph et son appel aux armées, sa famille l'avait expédié à l'Institut Agricole de Beauvais pour quelque stage de culture. Retour de Syrie, il ne fallait plus songer à l'enfermer entre les quatre fossés d'une ferme cauchoise. Il n'était manifestement pas fait pour planter des choux à Beaurepaire.
Cette année de campagne avait également eu l'avantage de lui montrer qu'il n'était pas de ceux qui doivent miser sur l'eau chaude, le confort dit moderne et les comportements d'une existence bourgeoise. Sans peut-être bien s'en rendre compte, il a déjà délimité dans son existence le principal et l'accessoire. L'expérience l'a mis en mesure de tâter ses forces, de prendre son vent intérieur. Les nuits passées à la belle étoile, sous les gitounes syriennes, venaient confirmer celles du dortoir de la Petite Naine. Il sait maintenant qu'il est robuste, aussi à son aise dans les épreuves de force que dans les loisirs paresseux. Il a reconnu son amour pour les pays du soleil, sa curiosité inlassable des vies indigènes, un don de sympathie et de compréhension qui le rend aisément l'ami des êtres simples et des enfants. Il a pu également découvrir les puissances d'anarchie qui couvent en lui, une singulière horreur des contraintes et le plus fier goût pour toutes les indépendances.
« Je ne veux pas non plus vivre une vie que je maudirais tous les jours, écrivait-il à sa mère, en songeant à son avenir, devant la citadelle d'Aïntab, le 31 octobre 1920. Jamais, au grand jamais, je ne serai un homme actif et pratique ! Non, non et non ! Que l'on ne me parle pas d'une carrière d'homme d'action à grandes vues, “pour gagner beaucoup d'argent”. J'ai seulement l'espoir de trouver non pas une position, une position large et indépendante, mais un travail, une occupation, une besogne, qui me permettrait de gagner ma vie, me laisserait un peu de temps et ne serait pas en désaccord avec mes goûts. »
Car il faut aussi compter sur ses goûts. Et c'est pourquoi, de ce tirailleur revenu de Syrie avec la Croix de Guerre des T.O.E., quelques fièvres et un vif désir de repartir pour l'Aventure, on fera un colonial. Les augures lui tirent son présage : qu'il ait le courage de se remettre à ses livres ; son père, s'il le faut, abattra quelques rangées d'arbres pour le maintenir à Paris, et d'ici un ou deux ans, à la rubrique “Arrivées et Départs”, le Journal offciel de l'Indo-Chine ou la Gazette de Madagascar annonceront là-bas le débarquement d'un nouvel administrateur adjoint.
A cette fin, il quitta sa province et descendit à la capitale.
Dans le Paris de l'autre après-guerre, la vie est facile, l'argent abondant, le idées actives, le monde rajeuni. Le massacre a bien marqué la fin d'une époque ! Pour un étudiant que son travail n'absorbe pas trop, la vie parisienne apparaît comme une vaste fête, dont personne ne se voit refuser l'accès. Autour de la grande roue cliquetante où se jouent les destins, les événements ont donné leur chance à chaque joueur. Toute nouveauté espère le gros lot. Jamais on ne verra à Paris plus de petites boutiques, de révolutions de quarante-huit heures, de mirobolantes impostures et de fugitives jongleries. On se couche le soir claudélien, pour se réveiller le lendemain futuriste, dadaïste ou valérien. Les pétards éclatent sous les pieds ; de tous les coins surgissent d'étincelantes fusées. Montparnasse a éclipsé Montmartre ; les Français ont découvert le jazz, les cocktails, les cheveux courts, la cocaïne et le shimmy. Picasso fleurit dans les galeries d'art. André Breton et Eluard signent le manifeste du surréalisme et collectionnent des sculptures nègres. Au cinéma, le muet se meurt avant d'avoir vécu. C'est le Charlot du Kid et de la Ruée vers l'Or. On court aux Ursulines voir le Cabinet du Docteur Caligari ; on se bat autour d'Entr'acte, du Ballet Mécanique, du Sang d'un Poète ou du Chien Andalou. Le théâtre s'est réfugié dans les petites salles, à l'Atelier, chez Dullin, au Théâtre Libre. Copeau et Baty s'efforcent de rénover les tréteaux. On reprend la Nuit des Rois. C'est la jeune époque du Vieux Colombier, celle du Paquebot Tenacity, du Cocu Magnifique. Sous les galeries de l'Odéon, les commis en blouse débitent les grands hommes de la N.R.F. : Gide et Proust. Le Paul Morand d'Ouvert et Fermé la Nuit crée le style d'une génération elliptique et vite. Montherlant tente d'incorporer le stade sous la Coupole. Et trois générations de Dunkan, échappées d'une boutique canari, promènent leurs péplums tissés main et leurs jambes nues dans les parages de la rue de Seine.
Il me faut parler un peu en l'air de ces années parisiennes. Je vivais alors loin de Gilbert. Poursuivant mes études cléricales dans un scolasticat belge, il m'était juste donné de l'entr'apercevoir de temps à autre en Normandie, durant les vacances. Nous échangions bien les correspondances de l'âge des loisirs et des effervescences — courts billets de rendez-vous ou interminables mémoires qui dévorent un demi-bloc de papier à lettres. Toute cette volumineuse paperasserie de vingt années n'a pas survécu, hélas, au séjour — qui dure encore — d'un bataillon de pionniers dans mon Beaurepaire, la maison normande de ma famille, où une armoire était réservée à ces dossiers, qu'un religieux ne saurait traîner avec lui de résidence en résidence, mais qu'un ami tient à garder comme un inestimable trésor.
Le Ciel m'a puni de cette entorse à l'esprit de détachement. J'avais cru bien faire en conservant dans leurs enveloppes toutes ces lettres. Timbrées des quatre coins de l'Afrique, elles ont dû tenter un occupant philatéliste et faire de moi l'involontaire collaborateur d'une collection d'outre-Rhin. A moins qu'elles n'aient simplement flambé, cet hiver, dans le poêle d'un Gefreiter poméranien en mal d'un allume-feu.
Reçu à l'Ecole Coloniale, Gilbert y passa une première année. Assez brillamment même. Ses camarades d'alors m'assurent, en effet, qu'il prenait rang parmi les majors possibles. Mais que voulez-vous travailler dur bien longtemps, alors que l'air de Paris est si léger et qu'on a dans l'esprit tant de fantaisie ? Et puis, fougueux, entier, tranchant de haut, l'étudiant est volontiers stupide. Gilbert manifestait trop souvent son indifférence pour les matières du programme, voire même aux professeurs qui les représentaient dans la chaire de l'amphithéâtre van Vollenhoven. Il s'ensuivit des accrochages. Je crois bien qu'après l'un d'eux, plus retentissant, Gilbert dut abandonner l'école.
Infidèle à l'avenue de l'Observatoire, il demeura néanmoins stable dans sa fréquentation de la rue de Lille, où il s'était inscrit à l'Ecole des Langues Orientales vivantes. Parmi les dialectes africains, le peul, le haoussa, l'arabe l'intéressaient surtout. Il montrait de grandes facilités de ce côté-là. Il possédait ces qualités d'oreille, cette mémoire auditive, cette aisance à se débrouiller dans les infixes, suffixes et préfixes, les temps et les modes, qui font les bons linguistes. Sans l'avoir jamais appris, il lisait l'italien avec une extrême aisance. Sans avoir jamais vécu en pays anglais, il parlait cette langue si couramment, qu'en 1937, il présidera l'ouverture d'une école américaine. “J'ai pris laparole, en anglais, écrit-il à sa mère. On a beaucoup moins le trac dans une langue étrangère.”
Mais, plus encore qu'aux cours de Monsieur Delafosse ou de Mademoiselle Homburger, c'était du côté de Gennevilliers ou de la Villette qu'il recherchait les maîtres chargés de l'introduire à la connaissance pratique des langues africaines. Son Palais Berlitz, la méthode directe enseignée par des professeurs indigènes, c'étaient d'infâmes bistros où, entre deux grenadines au kirsch — qu'Allah leur pardonne ! — il perfectionnait son arabe avec des travailleurs nord-africains, chauffeurs des usines à gaz, sidis ostensoirs de pacotille ou bicots marchands de cacahuètes. En récompense de leur science et de leur patience, il rendait à ces magisters improvisés quelques menus services, postant les mandats pour l'Afrique ou calligraphiant, en souples et aériens caractères arabes, avec une ferveur de néophyte, la correspondance des abécédaires.
Je retrouve dans un vieux carnet d'adresses qu'il fut, au début de cette époque parisienne, client d'un certain Hôtel de Houdan, qui ne figure plus sur les bottins actuels. Il gyrovagua ensuite ici et là, menant une existence assez romancée. Je lui écrivis tour à tour 131, avenue de Saint-Ouen, puis dans un pensionnat du XVIIIe, qui devait l'héberger au pair, pour des tâches subalternes. Il y vécut entre un professionnel rhumatisant, un futur candidat au prix Nobel et un “propre à rien” apprenti dentiste, qui répondait au nom de Pindariès et finit, je crois bien, dans la peau d'un député. Dans la suite, son courrier fut expédié d'un grand quotidien, où l'avait introduit son ami jean Pédron, d'ailleurs encore. Mais le rôle de pion, même ennobli par le titre de Maître d'internat ou de Directeur d'études, la course aux chiens écrasés dans les commissariats de banlieue, les bandits du rapide et les petites filles coupées en morceaux ne pouvaient être pour lui que des expédients passagers.
Je garde le souvenir que sa vie parisienne n'allait pas sans heurts. Il traversait de temps à autre de grandes crises de jeunesse, de déception ou de laisser aller. Ses amis d'études m'ont raconté comment, après des journées d'intimité, il disparaissait tout d'un coup pour quelques heures, ou quelques semaines. Un beau soir, après la minuit, il revenait frapper à leur porte, réclamant une tasse de thé, une pipée de tabac, le droit à un fauteuil, et reprenait la vie commune, tout comme si un maillon de la chaîne n'avait pas sauté.
Entraîné un jour par un camarade au Collège de France pour un cours de Pierre Janet, il entendit une heure d'horloge ce maître éminent disserter avec son aisance habituelle sur les schizophénies. Cette leçon le bouleversa. On ne le revit plus d'un mois.
Toute sa vie, il connaîtra ces plongeons dans le noir, dépressions de tempérament consécutives à une brusque chute de son baromètre mental. “Mon sacré tempérament, qui périodiquement me souffle que tout est foutu et qu'il vaut mieux mourir”, écrira-t-il un jour. Les psychiâtres ont épinglé là-dessus des noms savants, accusé quelques sécrétions glandulaires, et renvoient leurs patients avec de bonnes paroles. C'est la maladie de notre époque ; la rançon de nos existences hypertendues et de nos conceptions d'agités. Nos mécaniques elles-mêmes ne sont pas exemptes de ces désordres : les téhéséfistes nomment cela fading, les aviateurs, perte de vitesse ou trou d'air. Tout d'un coup la machine ne porte plus.
Gilbert cherchait à ces heures-là un refuge et comme un lieu d'asile. Son entourage quotidien, sa famille même lui devenaient insupportables. Il sentait un besoin de vie naturelle, de campagne, d'indépendance, de solitude et d'amitié. Encore, cette solitude devait-elle être entourée et cette amitié, au contraire, ne pas trop compter sur un retour immédiat.
Cherchant à voir, les yeux fermés, comment va s'organiser ce paragraphe, je me surprends à faire rentrer et sortit la plume de mon stylographe et je songe : “Pour ses amis, un mot dirait tout : Gilbert partait à Bornambusc…”
Mais pour les non-initiés, il faudrait d'abord écrire un livre sur Bornambusc, et Marcel Paumelle ne serait peut-être pas très heureux de cette fâcheuse publicité faite à sa maisonnée. Elle est déjà bien assez remplie comme ça ! Qu'il me pardonne mon indiscrétion en souvenir de Gilbert.
Bornambusc, ce n'est peut-être pas tout à fait la maison du Bon Dieu, mais c'en est sûrement quelque chose comme l'annexe, la réplique, ou la succursale en terre cauchoise.
On y arrive sans crier gare. Plus on est nombreux, mieux on est reçu. Ou plutôt, c'est mal que de laisser supposer une réception. On n'y est pas reçu du tout ; on y est chez soi ; on y est à Bornambusc, ce qui représente une façon d'être particulière, non inventoriée encore des philosophes et des guides touristiques.
La dernière fois que je m'y suis présenté, c'était un beau dimanche ensoleillé et venteux de ce méchant été. Il y avait bien quatre ou cinq ans, plus peut-être, que je n'en avais poussé la barrière. J'y venais parler de Gilbert, en songeant à ce petit livre.
Eh bien ! Pas un mot de surprise ! Il semblait que l'on m'attendait en jouant au croquet. J'amorçai quelques souvenirs.
Ah ! Il s'agissait bien de Gilbert ! C'était dimanche. On jouait au croquet. Illico, j'eus un maillet entre les mains. On me passa la boule d'un perdant fatigué. C'était à moi de jouer. J'en étais à la sonnette, au retour. Et moi, qui ai horreur de ce truc-là ; moi, qui n'ai jamais pu me souvenir si la jaune jouait avant la bleue et voir cette caisse de sapin blanc sans songer à un cercueil enfantin, me voilà engarié.
En semaine, selon la saison, j'aurais été convié à la moisson, aux foins, prié de repiquer des betteraves ou d'arracher du colza. Du reste, sans que personne n'y trouve à redire, il m'aurait été loisible de m'installer sur une chaise longue, de chercher trois partenaires pour un bridge, de prendre un livre dans la bibliothèque ou de m'en aller au lit.
Car Bornambusc, c'est aussi la maison du bon plaisir et de la liberté. Désirez-vous y passer la nuit : trouvez une chambre, découvrez du linge, de l'eau et du savon. Et s'il n'y a plus de place à la maison, vous en chercherez dans quelque bâtiment de ferme installé à cet effet à l'entour de la cour plantée de pommiers. Y avez-vous faim ? Approchez-vous de la table et mangez. Mais ne comptez pas sur des salamalecs et du conformisme. Faites du jour la nuit et promenez-vous dans le plus extraordinaire des costumes, nul n'y prendra garde. Apparaissez… disparaissez… personne n'ira alerter la gendarmerie. Pourrait-il arriver du mal à un habitant de Bornambusc ?
Rien de cette atmosphère bohème qu'on pourrait craindre. Nous sommes dans une ferme : la terre commande. Un crucifix préside chaque pièce de la maison. La maîtresse, que chacun nomme simplement Solange, comme si elle était la mère ou la sœur de tous, est une d'Harnois, la meilleure, la plus authentique noblesse normande.
Levée dès la petite aube, Solange trait ses vaches, soigne sa basse-cour et fume des cigarettes. Une femme forte. Il faudrait, du reste, un peu reviser pour elle le portrait qu'en trace l'épître du commun des Saintes Femmes, tirée du Livre des Proverbes. Si elle travaille avec des mains ingénieuses, si son cœur s'ouvre aux indigents et aux hôtes, si de ses lèvres ne tombent que des paroles de bons sens, Solange n'aime guère le fuseau et la confection de vêtements en tapisserie. Elle ne vit qu'aux champs. L'hiver, quand il faut garder la maison, dépaysée, elle s'ennuie. Solange mange six fois par vingt-quatre heures ; son travail matinal achevé, ses bêtes nourries, elle se recouche jusque vers le repas du milieu du jour. J'emploie volontairement ce terme assez vague : les repas, ici, n'ont pas d'heure. La maison manque d'horloges, on y suit le soleil, les besoins des temps et la fantaisie. J'y ai goûté, l'autre semaine, à sept heures du soir. On était encore autour de la table une heure plus tard. Vers onze heures, les filles durent songer à mettre le souper sur le feu.
Ce goûter était bien sympathique. Pas de cloche. La ribambelle des mioches, horsains ou indigènes, qui poussait un ballon dans une prairie lors de mon arrivée, rappliqua à l'odeur, ou à l'estomac. Il en sortait de partout. En voilà dix, douze, quinze… Chacun s'installe comme il l'entend : dans la salle à manger, près de l'âtre, dans la cuisine proche. On ne réclame ni mains propres, ni comptes de tartines. Une louche en mains, Solange remplit de lait des bols d'un demi-litre, verse du thé ou du chocolat. Chacun attrape la motte de beurre, étale sa confiture, pioche dans le sucrier. Les plus grands retournent sur la braise du pain qui grille. La mise en train fut bien un peu houleuse… Mais quelle joie et quelles santés !
Les enfants, eux aussi, sont à Bornambusc dans un paradis. En éducation, Solange n'applique pas les méthodes de contrainte. Un jour qu'elle recevait chez elle l'école du pays, — un quarteron de petits paysans en congé de première communion, — la marmaille envahit la maison. Elle ne respecta même pas la chambre à coucher : les acrobates de la bande s'exerçaient à des tourniballes par-dessus le grand lit. Un visiteur, qui ne possédait pas l'esprit du lieu, voulut intervenir. “Laissez-les donc, dit Solange. Ces enfants, il faut bien qu'ils s'amusent un peu !”
Gilbert aimait Bornambusc. Il y rencontrait deux choses généralement incompatibles : une entière liberté et la plus saine vie familiale. Il y arrivait avec son barda, des livres, ses vêtements exotiques et un tub. Personne ne lui demandait d'explications. Pour une semaine, ou pour une saison, il était là chez lui. Comme était là chez elle, cet été, une famille parisienne ; comme était là chez lui ce professeur qui, chassé du Havre par le bombardement et errant dans les environs de Goderville à la recherche d'un gîte de sécurité, était venu frapper à la porte des Paumelle, réclamant l'hospitalité d'une nuit. Il y était encore six mois plus tard.
Gilbert était heureux dans cette maison. Il s'y intégrait, préparait le biberon des enfants, baignait les jumelles, faisait le déjeuner du matin. Il avait même là-dessus, me dit-on, d'excellents principes : il ne cuisait pas le chocolat dans une casserole en métal et il lui fallait une mouvette en bois pour apprêter un breuvage acceptable. Le mardi, lorsque la patronne rentrait en voiture du marché de Goderville, elle trouvait la soupe sur le feu et le rôti dans l'âtre. Il aidait Marcel dans ses travaux, chargeait des meubles quand on déménageait, racontait des histoires aux enfants, jouait avec eux, faisait la lecture à haute voix…
A Bornambusc tout le monde l'aimait. Bérengère, une des jumelles, sa préférée, m'ouvre gentiment les albums de photos aux pages où il figure, me montre les souvenirs qu'il rapportait d'Afrique. On l'appelle Gilbert, tout court, à la normande, avec un “Gil” haut et bref et un “baîre” traînant, lourd et ouvert, qui n'en finit plus. Chacun me parle de lui, comme d'un ami qui va revenir, comme il est venu si souvent…
Le Bornambusc dont je viens d'esquisser la silhouette était le dernier modèle d'une série qui avait été tirée à plusieurs exemplaires : Bornambusc en Normandie s'était successivement appelé Épouville, les Busquets, le presbytère dAnglesqueville. Il se trouvait aussi, je crois, un autre Bornambusc, méridional celui-là, chez son ami Le Blanc, l'aviateur… Peut-être même y avait-il des Bornambusc africains. Autant, probablement, qu'il avait de vrais amis.
Après quelques années de cette existence cahotée, un des maîtres qui l'avait compris, l'aimait déjà et devinait ce qu'il cachait, le prit par la peau du cou et l'expédia à Bordeaux avec une nomination comme stagiaire des Services Civils de l'A.O.F.
Ce n'était peut-être ni très glorieux, ni très reluisant, mais c'était mieux, infiniment mieux, que la gloire ou le galon : c'était la réalisation de tous ses rêves de petit garçon, c'était l'Afrique.