Edition privée non-commerciale. Dijon. 1942. 167 p
Quelques années encore il mènera cette existence de colonial, coupée de retours en France. De massives lacunes dans sa correspondance familiale ne permettent pas de le suivre de poste en poste dans ses différentes fonction, africaines. Je sais seulement qu'il restera toujours affecté à l'une des colonies de l'A.O.F.
En 1932, il se trouve pour la deuxième fois nommé à Zinder :
« La vie est supportable… On m'y a confié le travail qui pouvait davantage me plaire : la rédaction de coutumes locales et la préparation d'un concours. Je n'ai pas de moments vides. C'est l'essentiel… La brousse est encore très verte, le mil non coupé ; les corneilles à gilet blanc, les ciognes, les hérons garde-bœufs m'ont reconnu. Et enfin, le soleil est là, triomphant, implacable et bienfaiteur… Mes vieilles connaissances sont venues me saluer : le sultan de Zinder et les marmitons. Le premier m'a envoyé un panier de dattes, une corbeille de citrons. Les vivres sont en abondance. Le mil, très bon marché. La récolte promet d'être excellente. Les prix sont très bas. On a un cheval pour 50 francs, une rosse, bien entendu. Un bon cheval de 300 à 5oo francs. Aussi l'impôt a-t-il beaucoup de mal à rentrer. Celui de l'année n'est pas encore payé, alors que souvent il est payé en mai. Enfin, comme dit le sultan, “mieuxvaut disette d'argent que disette de vivres, et Dieu soit loué”… (A sa mère, Zinder, 15 septembre 1932.)
Trois mois plus tard, le voici à Tessaoua, poste situé à 120 kilomètres à l'ouest de Zinder.
« Tessaoua est un lieu historique. C'est à 15 kilomètres d'ici que sont morts Klobb, Voulet et Chanoine. Je suis conservateur des tombes des deux derniers. C'est aussi là que se passe le petit roman de Toum, que je vous invite à relire. Mais l'eau a coulé depuis. Le sultan Barmou est mort en exil, le commandant C…, nous avons vu sa mort sur les journaux hier. C'est lui qui a bâti l'énorme château où j'habite, une construction vraiment colossale pour les moyens du pays. Mais il y fait noir comme dans une église romane et on y gèle. J'aimerais mieux plus modeste. J'aimerais bien aussi ne pas faire le métier d'hôtelier pour tous les excellents coloniaux, race joyeuse, énergique, mais avec lesquels je me sens peu de points de contact. Grands buveurs, grands débrouillards… ils me donnent envie de la paix des cloîtres.
Aussi je pense que mon règne sera bref. Mais c'est assez amusant comme expérience. Ah ! si je pouvais vivre en bon tyran, en bon roi nègre. Seulement, ce n'est pas cela qu'on me demande : la seule chose qui importe, c'est de ramasser le plus d'argent possible sous forme d'impôt, et cette année, c'est particulièrement diffcile et pénible aux trop tendres cœurs.
J'ai une auto, une vieille Ford qui ne marche pas, et un cheval qui passe pour redoutable à ses cavaliers. Il m'a mis le derrière en marmelade, mais ne m'a pas fichu par terre, ce qui eut été désastreux pour mon prestige déjà mince.
(A sa mère, Tessaoua, 10 décembre 1932-)
Le 14 janvier 193 3, il est affecté à Dosso, dans le pays Zerma. La confiance des puissants de Niamey lui vaut la rédaction des coutumiers du Niger. Pour cela, on lui a envoyé les travaux de tous les cercles. Cette tâche, malgré la rapidité avec laquelle elle doit être accomplie, l'intéresse vivement. Il trouve néanmoins le temps de glisser dans ses lettres quelques détails sur les péripéties qui viennent mettre un peu d'imprévu dans son existence :
« Je viens de rentrer trempé de ma promenade quotidienne par un orage diluvien. C'est beau, ces “tornados”, et impressionnant plus que nos pluies normandes. Une bande noir-bleu, d'un bleu si profond, si rare, qui barre une moitié de l'horizon, surplombée par de grands arcs réguliers, d'un gris lumineux. Et sur ce fond théâtral, les verdures claires, d'un vert insolite, lui aussi, immobiles, pétrifiées. Puis les grondements lointains, puis la bande bleu sombre qui grandit, grandit, envahit, domine toute la coupole céleste, comme un gigantesque épervier, lancé par quelque divin pêcheur. Et tout d'un coup, le vent, qui amenait la pluie, sefait sentir, courbe tous les feuillages, poussant devant lui des vagues de poussière, de sable, de feuilles, d'oiseaux affolés et … une cataracte enfin débondée, le déluge arrive. Une pluie de fin du monde, où le paysage n'est plus qu'un chaos obscur, de sables inondés, de végétaux noyés, de milliards de feuilles qui boivent, boivent …
Le voyageur, pour avoir moins froid, n'a qu'à retirer sa chemise, et c'est ainsi que je suis rentré, en pataugeant, clopin-clopant, ma chemise pliée sous mon bras, d'un air dégagé. »
(A sa mère, Dosso, 26 juin 1933)
C'est à Dosso qu'il apprit qu'il était admis à faire un stage avenue de l'Observatoire. “C'est M. Vieillard-père qui va être heureux de pouvoir avouer le métier de son administrateur de fils”, m'écrit-il vers le mois d'août 1933 en m'annonçant son retour en France pour l'automne.
Avec sa fantaisie coutumière, il s'installa au Quartier Latin de sa jeunesse, rue de la Bucherie, dans une maison meublée sise entre une clinique pour chiens et un hôtel borgne. Il fallait appuyer “sur la sonnette David”, puis grimper jusqu'aux combles par un escalier biscornu pour le découvrir dans une soupente toute en coins et recoins, le logis même de Mimi Pinson. Bien aérée, d'ailleurs, cette chambre, et prenant jour par deux lucarnes. Côté soleil, que le “dieu” se montre un peu et la mansarde s'illumine : l'Africain est à la joie. Côté nord, la flèche de Notre-Dame pointe dans un morceau de bleu, et voilà de quoi remplacer le soleil pour les jours gris.
Il avait passé sur tout ce qui était susceptible d'être peint une couche d'ocre clair, semé des capucines, jeté sur le divan des couvertures soudanaises, épinglé contre les murs quelques dessins de Yacovleff, — je revois deux négrillotes accroupies côte à côte, sur un fond de case en damiers rouges et blancs, et aussi un immense baobab avec un minuscule village et de petits bonshommes, comme sur une miniature. Dans une coupe, un poisson-chat faisait glou-glou en lâchant ses bulles d'air. C'est dans ce logis que Gilbert vit et travaille, en des tenues exotiques, les pieds chaussés de sandales indigènes en peau d'antilope, très fier de disposer d'un téléphone. De son temps, les étudiants… Il mange de “bonnes ratatouilles ” A la Famille Nouvelle, où l'on dîne le soir pour 4 francs, sans pourboire. Les bons jours, il fréquente Polydor avec quelques autres coloniaux qui y vivent à crédit. Il a vite retrouvé des camarades, des amis : “Roser, queje connaissais pour l'avoir vu à Dakar, en 1926, où il a hérité de ma place. Un Alsacien, fils de pasteur et d'ensemble empathique” ; Jean Pédron, marié, en train de faire au journal une belle carrière de reporter et dont l'appartement, à Montmartre, lui est un home accueillant ; un autre ami de Saint-Joseph aussi, le Dr Willot, qui s'est installé à Rosny-sous-Bois.
Entre temps, Gilbert suit des conférences à l'Ecole Coloniale et refait des langues avec Mlle Homburger,
« … en chapeau genre tante Alice, qui nous fait un cours remarquable, à deux pelés et à moi, sur les dialectes peuls. Le plus drôle, c'est qu'il faut lui cacher que nous suivons les cours de M. X… et vice versa. Car ces savantissimes se traitent mutuellement d'ânes. Or ils composent à eux deux le jury de fin d'année. C'est le moment d'être Normand … »
Ce séjour de dix-huit mois à Paris sera capital dans l'existence de Gilbert. Le voici au temps de sa maturité. Il a trente-cinq ans d'âge. Jusqu'alors il a monté des gammes et fait ses expériences. Il se doit désormais d'attaquer enfin sa vraie chanson et de donner sa mesure. Il le sait bien ; il le sent bien, mais le Gilbert dont nous avons déjà fait connaissance n'est pas mort, celui qui oscille sans cesse entre des moments d'exaltation et des périodes de découragement, au cours desquelles il risque de s'enliser.
Et pourtant, il connaît de beaux jours. Robert Delavignette, qui l'aime bien et le confirme de tout son ascendant, le présente dans les milieux africains de Paris. Son maître Labouret, avant de partir pour quelque mission au Cameroun, est venu plusieurs fois le voir rue de la Bucherie. Il l'exhorte vivement à tirer un livre de la pile de notes qui encombre sa table et se promet de le faire éditer. Marcel Griaule, le chef de la mission Dakar-Djibouti, en train de grouper des collaborateurs, a également l'œil sur lui. A droite et à gauche, on lui demande des conférences. Il parle dans des sociétés scientifiques ou au Musée de l'Homme. La vie est belle ! Je crois même qu'il se sentira des poussées mondaines ou sportives. Il va prendre une leçon de danse, — bien certainement la seule de son existence, — et connaîtra des velléités d'escrime. Le dimanche, cédant à ses attraits campagnards, il pousse jusqu'à la forêt de Fontainebleau ou va se baigner dans la Marne.
Mais il y a aussi des jours sombres, lorsque aux dépressions de son tempérament se mêlent les malaises du colonial en congé. C'est si sérieux, qu'il va consulter. On lui fait suivre, au Val-de-Grâce, un sévère traitement qui le fatigue encore. Et quand sa santé cloche, le reste suit. Las, sans courage, il passe des journées au lit. A Beaurepaire il écrit d'un ton encourageant :
« Être étendu avec des livres et l'espoir de repartir n'est pas un sort bien dur. »
Mais à ses intimes il confie qu'il ne faut pas trop le tarabuster, car il connaît de nouveau “ces jours où on souhaite que tous crèvent”.
Que va-t-il advenir ? Ceux qui le suivent alors de leur amitié peuvent se demander si le soleil arrivera jamais à dissiper toutes les brumes. Cependant, un amour partagé mettait en lui des forces insoupçonnées. Dans ses heures de découragement, il se sent soutenu, dans ses heures de solitude, il se sent entouré, lors de ses difficultés, il se sent compris. Car il a abandonné ses positions de célibataire. Son cœur a parlé. Ce passionné d'indépendance s'est lié. Son existence de vagabond, de sensible, de nerveux passe au second plan. Sa vie s'équilibre. Il discerne en lui des forces qu'il ne soupçonnait pas.
“Les vrais amoureux sont courageux. La fierté de leurs femmes soutient leur fierté.”
Celle qui devait être la compagne de sa vie est là enfin.
C'est vers cette époque qu'il confiera à sa mère :
« Je commence à me faire une raison : dès que je ne faisais pas des choses plaisantes à chaque heure du jour, je déclarais la vie inviable. Et il paraît qu'on ne peut pas vivre sans faire beaucoup de choses ennuyeuses de bon cœur. Je ne m'en serais pas aperçu tout seul… Et puis, je me résigne à être un nerveux. Je sais qu'il me faudra vivre comme cela toute ma vie, et que cela rebondit toujours… Il y a progrès sur les années précédentes. Ce n'est pas encore l'équilibre parfait, mais dans les plus mauvais moments, je ne suis jamais désespéré comme je l'étais : je sais que c'est une crise à passer. Oh ! je suis bien aidé maintenant… »