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R.P. Patrick O'Reilly
Gilbert Vieillard. Mon ami l'Africain

Edition privée non-commerciale. Dijon. 1942. 167 p


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Administrateur adjoint
Dalaba, cercle de Mamou, Guinée, A.O.F.

Retour d'Afrique, lors de son premier congé, Gilbert avait entretenu les Cauchois de ses Peuls, du même accent dont La Fontaine parlait à ses amis de Baruch.
Volontiers il entr'ouvrait ses cartons à dessins, lisait un conte ou mimait quelque scène pittoresque. Mes nièces, Bérengère Paumelle, les petites filles de son entourage, avaient reçu pour leur panier à ouvrage qui un nécessaire à coudre peul, qui une broderie, et leurs frères jouaient avec des bibelots et des armes de même provenance.

« Les noirs Mossi, avait-il écrit à sa mère, juste quelques semaines après son arrivée à Ouagadougou, sont ici très denses, quelques millions, très arriérés (ils ont encore un roi !), excellents travailleurs, mais assez laids et bétes. Il y a heureusement des Peuls, qui ont les qualités contraires… Mon dada, c'est le peul, en quoi je baragouine un peu… »

Dès l'abord, il avait été séduit :

« Trouver, dans l'Afrique nègre, une population d'ascendance blanche, au type physique élégant, frappe le nouveau venu d'un sympathique étonnement. Ce sentiment a inspiré beaucoup d'articles, voire des fictions romanesques. Il n'y manque jamais le couplet sur la grâce des filles peules, un autre sur les aïeux que leur découvre l'auteur ; les “gentlemen of West Africa” ont une bonne presse.

Moins lyrique est l'opinion du colonial moyen :

Pour les “commandants”, le Peul est le plus empoisonnant des administrés, celui qui complique la besogne, par son indiscipline, son hypocrisie, son hostilité latente ; à toutes nos ouvertures, il oppose la fuite, le mensonge ou l'inertie ; trop faible pour faire un soldat ou un travailleur, trop pauvre et trop avare pour enrichir les boutiques ; et en prison il meurt ! Nomade, c'est une bête de brousse ; citadin, un marabout à surveiller. Bref, “la dernière race après le, crapaud” !
Personnages décoratifs pour les uns, mauvais matériel humain pour les autres, ils sont, pour l'observateur, un passionnant sujet d'étude ; pour l'historien, une énigme bien excitante et surtout enfin, des hommes, une variété d'humains sur la terre, qu'il serait triste d'avilir et merveilleux d'améliorer. »

A la suite de trois grands Africains, à la suite de Barth, l'explorateur, à la suite de Faidherbe, le grand conquérant, à la suite de Delafosse, le savant, Gilbert passa les dernières années de sa vie à tenter la réalisation de ce programme pour essayer de projeter quelque lumière sur les origines des Peuls, étudier leurs langages harmonieux, recueillir leurs coutumes, leurs traditions et tenter de leur faire quelque bien.

On entend trop souvent critiquer les nominations du ministère des Colonies pour n'être pas heureux de reconnaître que les gouverneurs de l'A.O.F. tirèrent le plus judicieux parti de Gilbert Vieillard, qui n'était rien moins qu'un sujet facile à vivre ou à caser.
Dès son arrivée en Afrique, en 1935, comme jeune administrateur, il fut affecté en Guinée, au pays du Fouta-Djallon, dans

« … une subdivision peuplée de Peuls, et affligée d'une station touristique. Un nouveau gouverneur est venu, dit-il à sa mère, qui m'a un peu connu au Niger, et m'offre de m'affecter aux recensements. Delavignette lui a parlé de moi. Le gouverneur veut que je lui écrive personnellement mes impressions sur le pays, que je poursuive une enquête sur les raisons du dépeuplement du pays et les moyens d'être utile, peut-être d'alléger le fardeau qui pèse sur ce coin d'Afrique. »
(A sa mère, Dalaba, 14 août 1935)

A cette besogne, on a joint d'autres travaux : il est également chargé de rédiger les coutumes du pays à l'usage des tribunaux. On avait compris en haut lieu qu'il ne suffisait pas que la coutume fût dite à chaque affaire, mais qu'il serait intéressant d'établir des coutumiers, non pour codifier et fixer la coutume, mais pour permettre d'en suivre, d'en orienter, au besoin, l'évolution inévitable à notre contact, et aussi pour guider les juges et servir de garantie aux justiciables.
Pour recueillir sa documentation et rédiger son enquête, Gilbert se paie de grandes tournées dans la brousse. Il passe des trois semaines sans parler le français :

« Un bain de sauvagerie épatant. Plus de chameaux, plus de chevaux. Si on n'aime pas le hamac, on va son pied la route, en baladant ses cantines à tête d'hommes… Au point de vue sportif, écrit-il à sa mère, j'ai fait certains jours jusqu'à neuf heures de marche, par des chemins de chèvres, passé des rivières en barque, d'autres à gué, où le courant vous venait aux épaules. J'ai escaladé des montagnes et contemplé d'immenses horizons. Tu vois quel bon climat cela peut être pour permettre de pareils efforts. Les chevauchées du Niger n'étaient que des promenades à côté. Quel drôle de corps tu m'as donné, qui tantôt se traîne en languissant, et tantôt lasse tous concurrents. »

Des indigènes, voilà ce qu'il écrit à sa mère :

« Les habitants sont des Peuls ; ces nomades sahéliens sont devenus ici des montagnards sédentaires, mais il n'y a pas de villages. Chaque enclos est perdu dans la brousse — chacun chez soi — des toits ronds en chaume, par-ci par-là, à flanc de coteau. Ils vivent de riz, de fonio, de maïs et d'un certain nombre de tubercules : patates, manioc, etc… Les fruits, oranges, mangues, avocats, abondent. La famine est inconcevable ici. »
(Dalaba, 10 juillet 1935.)

« … Les Peuls m'intéressent beaucoup. Ils sont bien pareils à ceux du Niger, comme caractères physiques et moraux. Ce qui est nouveau pour moi, c'est toute une littérature écrite en caractères arabes adaptés au peul : inspirée de l'Islam, mais assez originale. Ces gens ont gardé l'esprit de la Bible et le sentiment de l'Eternel. C'est peut-être ce qui les perd. »
(A sa mère, Dalaba, 14 août 1935)

« Je me suis jeté dans la recherche des manuscrits arabes etpeuls et je traduis à tire-larigot des chroniques locales et de la théologie, que je fais recopier par les meilleurs calligraphes du pays. C'est te dire que je vis en 1355 de l'ère musulmane plus qu'en 1936, mais comme l'humanité est une dans le temps et dans l'espace, rien n'est inactuel. Puis il serait fâcheux que ces curieuv documents d'une peuplade noire soient perdus. »
(A sa mère, Mamou, 2o février 1936.)

Ces voyages, ces expériences, ces enquêtes se concrétisaient dans des mémoires qui prenaient le chemin de Conakry et de Dakar.

« Je termine un gros rapport, avec carte, sur la dernière tournée, avec l'espoir que peut-être on en tiendra compte. Le vent est à la mansuétude, — hypocrite ou non, elle a quelquefois de bons résultats. Par exemple, ne faire payer l'impôt qu'à 14 ans, au lieu de 8 auparavant. Ce sont de petites choses, mais cela soulagera pas mal de gens. »
(A sa mère, Mamou, 13 décembre 1936.)

On a probablement été bien impressionné par le “gros rapport” qu'il expédia au gouvernement, car, un peu plus tard, on lui confia une nouvelle mission. La colonie le dégage de plus en plus de toutes les besognes administratives pour le centrer vers ce qui est manifestement sa voie : l'enquête directe auprès de l'indigène. Il exulte :

« Bonnes nouvelles pour ton Gil, ces jours-ci. Le Gouvernement général m'a confié une mission dans tout le Fouta-Djalion et dans les cercles de l'Est, vers Kankan et Siguiri. Il s'agit d'une étude du milieu social économique. Un vieux rêve de jeunesse enfin réalisé. Car, jusqu'ici, mes plus belles randonnées avaient toujours un motif de “service”, quelque chose pour “fatiguer” les indigènes d'une façon quelconque. Aujourd'hui, j'ai simplement l'ordre d'ouvrir les yeux et les oreilles et d'aller où bon me semble. Je vais voir en quelques semaines des régions que sans cette occasion je n'aurais jamais vues : en toute liberté et sans besogne à côté pour manger mon temps. Et ce que j'écrirai sera peut-être lu par les Puissants, éphémères, mais tout de même efficaces quelquefois. Donc le Roi n'est Pas mon cousin aujourd'hui.
J'ai d'abord choisi pour mes études un coin sauvage, arriéré, centre d'une petite rébellion, autrefois (1911). On y accède par des paysages invraisemblables. Le Fouta est composé de vieilles roches volcaniques — granits et grès — le granit, en s'usant, donne des boules ; le grès, de grands pans verticaux et des roches ruiniformes qui figurent des architectures de cauchemar : châteaux crénelés, menhirs, marmites, et des falaises à pic, par grappes, bouquets et gerbes, au milieu des sources murmurantes et des oiseaux chanteurs… On a les larmes aux yeux d'admiration.
Le premier village où j'arrivai, après une bonne marche, était dans un immense cirque du genre ci-dessus. Là-dedans vivent les plus farouches Peuls, dans l'étude des mystiques musulmans. Ils m'ont accueilli avec beaucoup d'amitié, et je fus bientôt entouré par des douzaines d'étudiants qui chantaient, les uns après les autres, d'étonnantes poésies religieuses dont j'ai pu avoir les copies.
Après avoir séjourné deux jours dans ce couvent breton, nous avons filé vers le nord et traversé après une vertigineuse descente la vallée du Ko-Kolo. L'autre bord de la vallée formait un mur, infranchissable d'aspect. On l'escalada par une brèche verticale, où coule une cascade. Une cheminée de 300 mètres, obscure, sous la pluie fine de la chute ; des faisceaux de bambous, huit “échelles”, sont disposés dans les endroits où la cheminée est trop verticale. Mes compagnons et moi n'étions pas fiers, avant. Mais après avoir grimpé sans accident, en s'accrochant des mains et des orteils et en se hissant à la force des poignets, on était très fier. Par exemple, pour rien au monde je ne ferais la descente.»
(A sa mère, Madina, 24 avril 1937.)

Quelques semaines plus tard, il visite les cantons sud-ouest 1 du cercle de Labé :

« Hier j'étais l'hôte d'une sorte de couvent mulsuman, dont les membres ont une religion plus élevée que les autres confréries. Ce sont des mystiques de l'amour pur. “ Il faut bien agir, m'ont-ils expliqué, non par crainte du feu de l'enfer, non même pour obtenir le Paradis, mais pour l'amour de Dieu.” Le supérieur, qu'on appelle “Notre Père”, a été très aimable, après un abord distant, et nous sommes partis, mes hommes et moi, comblés de bénédictions (il y en avait pour mes père et mère, je vous envoie votre part, ô chrétiens, mes parents). Je lui ai aussi extorqué une vieille reliure et quelques poèmes édifiants. »
(A sa mère, Yembéren, 9 mai 1937.)

Au terme de cette seconde mission, le 20 juin 1937, il écrit à Beaurepaire :

« Cette belle randonnée a fini au Youkounkoun… J'ai vu des choses passionnantes pour moi, retrouvé de vrais Peuls fétichistes et trouvé des traces à peu près sûres d'un cuite solaire — la trinité feu, soleil, vache, qu'on soupçonnait… La carcasse tient. J'ai fait de dures étapes. J'ai du travail sur la planche : (a) le rapport économique, politique, encyclopédique sur le Fouta-Djallon ; (b) le coutumier à revoir pour l'impression ; (c) une étude sur l'évolution des Peuls, pour je ne sais trop quelle conférence de l'Exposition. »
(A sa mère, Kindia, 20 juin 1937.)

Car il repart en France, avec 1.5oo kilogrammes de bagages peuls, sa femme, ses filles et ses précieux manuscrits. Le vent est en poupe.

« Tout a marché comme sur des roulettes. Le gouverneur de Guinée a été très aimable. Celui de Dakar encore plus. »

(Est-ce ce gouverneur qui lui fit un jour la promesse de ne jamais le pousser dans les finances ? Tout au moins pas avant le jour où la comptabilité se tiendrait en peul ?)

« Décidément, je deviens un bon fonctionnaire… je compte m'installer à Fréjus, où il y a des tirailleurs du Fouta… »

1. Erratum. Puisqu'il s'agit de Yemberen, cette localitée est située légèrement au nord-ouest de Labé, précisément à 11°48' lat. nord et 12°22' long. ouest (Google Earth) [T.S. Bah]

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