Paris. Librairie Marpon et Flammarion. 1882. 248 p.
On a vu au courant de ce récit combien les noirs du Soudan chérissent la musique et la danse.
« Dès le coucher du soleil, toute l'Afrique danse... » dit Golbery.
Cela est absolument exact. Quelques peuplades même, comme les Malinké du Bambouc, n'attendent pas que l'astre du jour ait disparu derrière l'horizon pour prendre leurs ébats chorégraphiques ; à l'ombre des gigantesques fromagers, il y a bal le matin et l'après-midi.
Chez les noirs musulmans, la danse n'est pratiquée que par les dames et les griots, tandis qu'au contraire, dans certaines tribus fétichistes, depuis les princes jusqu'au dernier des captifs, tout le monde peut y prendre part.
Nous avons vu, dans les différentes contrées ou nous sommes passés, les jeunes filles parées de leur mieux, se réunir le soir et entourer les tambourinaires nègres. Nous avons vu d'abord les jeunes vierges Landoumans danser toute une nuit au rythme des tam-tams. Puis, au Fouta, plus rien, pas la moindre réjouissance. En vain chaque jour j'espérais qu'au village prochain on se divertirait un peu. Non ! l'austérité religieuse des Foulahs condamne la danse comme chose inventée par le diable pour pervertir la jeunesse. La prohibition des marabouts s'étend même à certains instruments de musique. Un griot qui jouerait du kora (harpe mandingue) ou du balafon (sorte de xylophone) serait puni de mort.
Au Fouta, le calme du soir n'est troublé que par les voix aiguës des enfants qui, rangés autour d'un grand feu, assistent à l'école, ou bien par les appels du muezzin Allah Cobar lai Allah ! lorsque l'heure de la prière du soir a sonné.
Point de réunions bruyantes ; on vit chez soi, en famille, où l'on écoute les récits d'un conteur dont les gestes expressifs provoquent, dans l'auditoire, tantôt la terreur, tantôt le rire. Si l'on fait de la musique, c'est presque exclusivement dans la case des Portonké (hommes du pays blanc).
Souvent les réunions étaient nombreuses dans notre demeure. Les griots s'y donnaient rendez-vous et les moins timides de nos voisins, sachant que nous accueillions tout le monde avec bonté, profitaient de l'occasion pour venir entendre un peu de musique nationale.
En quittant les hauts plateaux du Fouta, lorsque l'on entre dans le Niocolo, dernière annexion des Peulhs, l'on est déjà à cinq cents kilomètres de la capitale, bien loin de l'oeil des gouvernants ; aussi les danses réapparaissent. Quoique fervent musulman, le chef de Kédougou-Tata n'oserait pas interdire absolument le plaisir, car il aurait contre lui tous ses administrés, qui, peut-être, appelleraient à eux les gaies populations de la rive droite de la Gambie.
Les jeunes filles de Mamakono ne se privent pas du bonheur de danser. Au moindre appel du tambour, elles accourent sur la grande place et le bal commence pour ne se terminer que fort tard.
Dans le Bambouc, il n'est pas un village, si petit qu'il soit, où l'on ne fasse tam-tam. Pas de restrictions, le plaisir est complet. Plus il y a de tambourins, de cloches en fer, plus le bal est brillant et toute la jeunesse est à son poste.
Les filles, rangées comme des militaires sur deux et trois files, battent des mains et chantent pour marquer la mesure aux danseuses, tandis que les jeunes hommes circulent dans la foule, font la cour aux belles, et que les vieillards, accroupis près du foyer qui éclaire la fête, regardent avec passion les ébats de cette jeunesse.
Prises dans leur ensemble, les danses, chez les différentes races de la côte occidentale d'Afrique, se ressemblent beaucoup. En général, c'est plutôt un tremblement du corps tout entier qu'un pas proprement dit, il semble que les jeunes négresses s'appliquent à remuer les jambes le moins possible, et l'habileté pour la danseuse consiste à parcourir le diamètre du cercle formé par les spectateurs, en glissant sur le sol par de nombreuses saccades.
Cependant, dans certains villages, j'ai vu des femmes danser un pas tout différent de ceux qui sont généralement pratiqués. A voir l'enthousiasme qu'elles excitaient, les ovations dont elles étaient l'objet, il était à supposer que ces femmes devaient être des sujets d'élite qui rompaient avec les traditions. Tantôt c'étaient deux jeunes filles aux formes élégantes qui, la tête haute, le torse rejeté en arrière, le jarret tendu, tout en faisant tournoyer des écharpes qu'elles tenaient de chaque main, dansaient un pas savant où les pieds, suivant le rythme précipité des tambours, touchaient alternativement le sol de la pointe et du talon. D'autres fois, une, deux, trois jeunes filles, entraient dans le cercle en tournant sur un mouvement de valse rapide dont le pas était aussi régulier que le nôtre.
Quant au pas dit « danse des chefs » et exclusivement dansé par des guerriers, c'est plutôt une fantasia à pied qu'une danse proprement dite. Le danseur salue, jongle avec ses armes, fait le simulacre de tirer de l'arc, de lancer la sagaie ou de mettre en joue un ennemi imaginaire.
En général, les noirs qui pratiquent le métier des armes sont élégants de formes et empreints d'une certaine distinction. Le pas des chefs s'en ressent et ne manque pas de grâce.
De toutes les danses en honneur dans la Sénégambie, la plus curieuse, celle qui surprend le plus les Européens est sans contredit l'adamalice foubine, cette danse si chère aux Ouolofs de Saint-Louis.
La première fois que l'on voit ce pas, les moins puritains en sont presque scandalisés. Et puis, est-ce le milieu dans lequel on se trouva qui en est cause ? progressivement, à mesure que le pas se déroule, le premier mouvement de surprise disparaît, et on se prend à admirer les poses plastiques des danseurs.
Les tambours exécutent un roulement précipité ; les femmes qui composent le premier rang du cercle, quelques unes portant un enfant à cheval sur leurs reins, battent vigoureusement des mains, portent la tête en avant, et, riboulant des yeux où brille le plaisir, ouvrant la bouche et montrant deux rangées de dents magnifiques, elles excitent les danseurs de la voix en répétant toutes en mesure :
A la damlice Foubine ! A la damlice Foubine !
Je l'ai déjà dit, la musique est réservée exclusivement aux griots. Cependant nous avons vu le fils du chef de Marogou, malgré sa haute naissance, battre du tam-tam, jouer du kora, danser, se faire l'organisateur de toutes les fêtes ; mais c'est une exception.
La musique exerce un ascendant aussi grand que la danse sur la généralité des noirs. Dès qu'un griot pince les cordes de sa guitare, il est immédiatement entouré d'une foule silencieuse et attentive. Seulement, les musiciens nègres ne font pas de l'art pour l'art, mais bien pour exploiter le public. Avant d'être artiste, le griot est courtisan et hâbleur : selon le prix qu'on y met, il vous attribue les qualités les plus exquises. En cela, du reste, les griots noirs ont beaucoup d'imitateurs parmi la race blanche.
En fait de musique, les nègres semblent rechercher surtout le bruit : aussi tiennent-ils le tambour appelé tam-tam en grand honneur. Cet instrument, qui varie de formes et de dimensions à l'infini, se compose le plus communément d'un tronc d'arbre creusé et recouvert d'une peau de boeuf soigneusement tendue et fixée à la paroi extérieure du tambour soit par des lanières en cuir, soit par des chevilles en bois.
Chez les Peulhs, dans toute l'étendue du Fouta-Diallon, le tam-tam a une forme unique. Il se compose d'une demi-sphère creuse, en bois de fromager, qui atteint jusqu'à un mètre de diamètre, laquelle est recouverte d'une peau de bœuf fortement tendue à l'aide de lanières qui viennent toutes se serrer au pôle de la demi-sphère.
Ce tam-tam se nomme tabala (tambour de guerre), il n'en existe qu'un par village ; il est toujours accroché dans la case du chef et semble être l'instrument du commandement. En marche, ce tambour, dont on ne peut battre que sur un ordre spécial, est porté par deux hommes, tandis qu'un troisième frappe dessus à l'aide de deux boules en caoutchouc attachées aux extrémités d'une corde en cuir de boeuf. Dans l'armée peulh, porteurs et batteurs de tabala sont des fonctionnaires au même titre que le porte-étendard.
Très sonore, le tabala s'entend à de grandes distances à douze ou quinze kilomètres. Lorsque le souverain fait battre, le tabala pour la guerre, de village en village, son appel ne tarde pas à se faire entendre jusqu'aux frontières du pays et les guerriers font leurs préparatifs de départ.
Comme notre tambour, le tabala a différentes batteries. L'appel aux armes, la charge, la marche des guerriers, la marche du souverain ou d'un haut fonctionnaire, etc. De plus, il y a une batterie spéciale pour appeler les habitants d'un village aux travaux des champs et pour annoncer la mort de quelqu'un, qu'on apprend par trois coups également distancés.
On voit encore le tabala accroché dans la case des chefs du Niocolo. Mais au delà de la Gambie, dans le Bambouc et sur les bords du Sénégal, on n'en voit plus du tout : il est remplacé par les tam-tams, qui servent communément pour la guerre et pour le plaisir. Les uns sont formés d'un tronc d'arbre grossièrement travaillé de quarante centimètre s de diamètre et de soixante de longueur, dont les deux extrémités sont garnies de peaux rattachées entre elles par des cordes pour les tendre à volonté.
Les autres se composent simplement d'un tronc d'arbre creusé, monté sur trois pieds, débité en plein bois et recouvert d'une peau fixée par des chevilles. Il y en a aussi qui ont la forme d'un mortier à piler ; d'autres ressemblent à une batte à beurre. On voit encore de petits tambourins qui n'ont pas plus de quinze centimètres de diamètre et vingt-cinq de longueur, dont les extrémités sont plus larges que le milieu et dont les deux peaux sont reliées par des cordes en boyau.
On porte ces tambours sous le bras; en exerçant une pression sur les cordes, on tend plus ou moins les peaux et l'on obtient des sons différents.
Enfin, dans les orchestres nègres, les tam-tams tiennent la première place et, à Saint-Louis, fréquemment, pour exciter les noirs employés à décharger les navires, deux ou trois griots battent du tam-tam pendant tout le temps que dure le déchargement.
Ensuite, les instruments de musique les plus usités dans le Soudan occidental sont la petite guitare, le balafon, le kora et la flûte des Bambaras.
La guitare indigène que les Peulhs appellent kodowo-gawulo [hodoowo] (musique de griot) est en usage dans toute la Sénégambie. Cet instrument, qui ressemble beaucoup plus, comme forme, à une mandoline qu'à une guitare, se compose :
On monte le kodowo avec quatre cordes en crins de cheval tressés, fixées au manche par des attaches en cuir. Deux de ces cordes vont presque jusqu'à l'extrémité du manche et sont touchées comme celles du violon ; ce sont les cordes chanteuses ; les deux autres plus courtes dépassent de très peu la table d'harmonie et ne servent qu'à l'accompagnement ; elles ne rendent qu'un son. Pour compléter le kodowo, on fixe à l'extrémité du manche une petite plaque en fer très mince, garnie d'anneaux qui, lorsqu'on pince les cordes, rendent un son métallique.
Je ne crois pas qu'il existe de règles pour accorder cette guitare, chacun l'accorde à sa façon. J'ai eu beaucoup de ces instruments entre les mains, je n'en ai pas trouvé deux dans le même ton. Du reste, il est très rare de rencontrer deux guitares exactement pareilles : le manche est plus long ou plus court, le corps sonore suit les mêmes proportions et par cela même les cordes varient également de longueur.
Pour pincer du kodowo, le griot tient son instrument à peu près comme nos guitaristes tiennent le leur. Les quatre doigts de la main gauche touchent les cordes longues ; le médium de la main droite, armé d'un morceau de corne, gratte les cordes, pendant que les autres doigts frappent sur la table d'harmonie et produisent comme un battement de tambour.
Le balafon ressemble beaucoup au xylophone ; seulement les lames de bois qui produisent les sons, au lieu d'être moulées sur des rouleaux de paille, sont posées sur des gourdes de différentes grosseurs afin de produire des sons plus forts. Les balafons ne sont pas toujours d'égales dimensions ; ils varient de une à deux octaves, les lames de bois rendent assez bien les sons de la gamme, et avec un peu de bonne volonté on y trouve même deux demi-tons.
Comme le xylophone, le balafon se joue avec deux baguettes de bois, et, pour faire plus de bruit, le musicien a les mains armées d'une manique semblable à celle des cordonniers, dont la partie supérieure est recouverte d'une plaque on fer garnie d'anneaux.
Certains griots jouent du balafon avec une grande habileté ; il est surtout en usage chez les Nallous, les Sousous et les Landoumans ; mais il est proscrit chez les Peulhs, comme un instrument de musique réprouvé par Dieu. Au Fouta, il est interdit d'en jouer sous peine de mort.
Le kora (harpe mandingue) est formé d'une demi-calebasse d'assez grandes dimensions vingt-cinq à trente centimètres de diamètre recouverte d'une peau de mouton fortement tendue et surmontée d'un manche, légèrement recourbé en avant, d'un mètre de longueur et terminé par une plaque métallique. Un chevalet, qui diffère de longueur selon le nombre de cordes que contient l'instrument, est fixé au centre de la table d'harmonie.
Une ouverture de dix centimètres carrés est pratiquée sur le côté de la calebasse. Le kora se monte avec six, huit, dix, douze eu seize cordes en boyau. Ces cordes, toutes d'inégales longueurs, ne produisent qu'un son et sont fixées au manche par des attaches en cuir qui tiennent lieu de clefs.
Pour jouer du Kora, le musicien porte l'instrument à la hauteur de l'estomac et le maintient avec les pouces et les petits doigts, tandis que les autres pincent les cordes. Il n'existe pas plus de règle pour son accord que pour celui de la guitare. Le kora rend des sons nourris et très agréables. Les Peulhs en interdisent l'usage.
La flûte des Bambaras est très simple, un bambou de quarante centimètres de long, fermé aux deux extrémités et percé de cinq trous ; c'est tout. Elle produit des sons aussi beaux, aussi harmonieux que ceux de notre flûte. Les griots Bambaras tirent un grand parti de cet instrument. Pour eux, jouer de la flûte est un art auquel on dresse des jeunes gens.
Outre les instruments précités, les nègres ont aussi la trompe Ouassoulou, sorte de cornet à bouquin, des cloches en fer de différentes grosseurs, et des castagnettes formées de deux fruits séchés et vidés, dans lesquels on enferme quelques cailloux reliés ensemble par une courte ficelle.
Au risque de faire rire, je dirai qu'à l'aide d'instruments semblables, les nègres sont susceptibles de faire de la musique harmonieuse. L'étranger est surpris, en entendant les phrases musicales des griots, du rapport qu'elles ont avec notre musique. Il est vrai qu'il faut tenir compte de l'exagération que l'on apporte en appréciant tout ce qui est nouveau et ce que d'avance on est convenu de trouver extraordinaire.
Mais, précisément à cause de ce sentiment, la surprise est d'autant plus grande qu'il semble que l'on a toujours entendu les airs des musiciens nègres. Dépouillé de l'accompagnement parfois trop discordant qui lui donne un caractère barbare, tel air semble avoir été détaché d'une gigue anglaise, tandis que tel autre rappelle un refrain de vaudeville.
Il faut, cependant, faire une exception pour les phrases lentes et monotones que chantent les jeunes filles, en accompagnant les danseuses, et pour les airs joués sur la flûte bambara. Ici, on retrouve le côté sauvage de la musique, la mélopée inspirée par la vie patriarcale des noirs.
Généralement, ces phrases musicales se répètent à l'infini et sont jouées ou chantées sur un mouvement lent et empreint d'un caractère triste.
Au Fouta, dans le Bambouc, lorsque dans l'espoir d'obtenir quelques cadeaux les griots nous régalaient d'un peu de musique, j'ai été surpris plus d'une fois de la ressemblance de leurs airs avec les nôtres et je pensais que ces chanteurs avaient dû habiter les côtes où ils avaient retenu à leur façon quelques fragments de musique européenne. Mais non, aucun de ces griots n'avait été chez les blancs de Saint-Louis. Malgré mon étonnement, j'allais en conclure que la musique nègre et la musique française ont quelque parenté, lorsqu'en arrivant à Médine, je revins de mon erreur.
Médine possède un griot, de quelque talent, qu'une infirmité a fait surnommer Tortillard. Ce nègre, qui connaissait le docteur, vint nous faire visite et nous fit entendre des chants nouveaux que lui avaient appris les officiers européens du poste. C'étaient des refrains de troupiers : En avant la rigolade... La cantinière a des souliers, etc., et des sonneries militaires qu'il jouait, en les dénaturant quelque peu, sur la guitare indigène.
Ce soir, je vais à Kayes pour faire de la musique aux Marocains, nous dit-il ; je joue Nigousse, les Marocains aiment bien ça, ils disent que c'est même musique qu'au Maroc.
Et il nous chante, dans un français impossible et en pinçant de la guitare, un air où effectivement on pouvait reconnaître le refrain breton Ann'i ni gooz.
Dès lors mon opinion a été faite et je crois que les orgues de barbarie, les boîtes à musique, offertes en présent par les voyageurs aux habitants de l'intérieur , sont pour beaucoup dans le développement de l'art musical chez les nègres.
Nous avons laissé au Fouta deux boites à musique de grande dimension qui jouaient plusieurs refrains d'opérettes, entre autres la Polka du Colonel, chantée par madame Judic dans la Femme à papa, qui eut tant de succès chez les habitants du Fouta. Il n'y aurait rien de surprenant à ce que, du cylindre de la boîte à musique, l'air de M. Hervé passât sur la guitare des griots et que les Européens, explorant un jour le bassin du Niger, entendissent le refrain connu de la Polka du Colonel appelée par les noirs Lamdo pouthiou amudé (la danse du chef à cheval).