Paris. Librairie Marpon et Flammarion. 1882. 248 p.
Médine, qui hier encore était le point extrême de nos possessions dans le Soudan, est trop connu pour qu'il soit nécessaire d'en faire une description. Il y a quelque vingt ans qu'un homme d'une énergie peu commune, l'illustre Paul Holle, commandant civil de Médine, à la tête d'une poignée de braves, défendit héroïquement cette place contre les forces considérables du prophète toucouleur Héladji Omar.
Disons cependant, qu'à l'époque où nous nous sommes trouvés à Médine, le commerce de cette station réalisait des bénéfices considérables. Ainsi, une boîte d'allumettes de dix centimes se vendait cinquante centimes et un paquet de bougies coûtait cinq francs.
A notre arrivée, les officiers du poste s'informent de nos besoins et M. Cattier a l'obligeance de remplir nos poches de tabac et de cigares.
Il nous fallait arriver en un lieu civilisé pour voir le seul animal féroce que j'aie rencontré durant mon voyage. Une jeune lionne, répondant au doux nom de Louise, est attachée au pied d'un gros arbre qui ombrage la cour du poste. Le commandant Combes, son maître, m'invite à la caresser et je le fais sans danger aucun, car cette lionne est douée comme une brebis.
Le docteur reçoit, de la part du colonel Borgnis-Desbordes, commandant supérieur des travaux des Kayes, un télégramme l'invitant à déjeuner pour le lendemain. Je reçois également une invitation de MM. Archinard et de Gasquet, capitaines d'artillerie. Le 18 novembre, au matin, nous partons pour Kayes, station située sur le fleuve, à quatorze kilomètres en aval de Médine. A dix heures, nous sommes auprès du colonel Borgnis-Desbordes. Si courte que soit l'entrevue, je la trouve encore trop longue tant j'ai hâte de voir mon excellent ami, le docteur Edouard Dupouy.
Le docteur Dupouy, médecin de la colonne Borgnis-Desbordes, a fait les dernières campagnes du haut Niger. Médecin du fort de Kita pendant l'année 1782, on lui doit des travaux intéressants sur le pays. Il a établi la météorologie et la topographie médicale du Soudan. Il a créé un sanatorium sur le massif de Kita, où les Européens peuvent rétablir leur sauté compromise par le climat. Cet établissement sanitaire a déjà donné d'excellents résultats.
Par une attention dont je les remercie, MM. Archinard et de Gasquet ont invité Dupouy à déjeuner. C'est lui qui me présente à nos hôtes. Le déjeuner est très gai, je bavarde beaucoup et ces messieurs doivent s'apercevoir à mon appétit qu'il y a longtemps que je n'ai fait un aussi bon repas.
Kayes n'est, en réalité, qu'un chantier de chemin de fer en formation. Dix jours auparavant, une petite armée composée de militaires et de civils, la plupart échappés à la fièvre jaune, pâles, défaits, s'était abattue sur ce point du fleuve, où il n'y avait rien qu'un petit groupe de cases. Déjà, des habitations en terre et des abris en toile sont construits, soldats et ouvriers peuvent s'abriter des rayons du soleil. Tel est l'aspect de Kayes, le 18 novembre 1881.
Lorsque nous rentrons à Médine, nous apprenons la mort de notre tirailleur Dimba-Eliman qui vient de succomber des suites d'un érysipèle.
Le 19 au matin, nous enterrons ce brave soldat qui comptait dix-huit ans de service dans les tirailleurs sénégalais et qui venait de mourir en touchant au port, sans avoir pu embrasser sa femme et ses enfants. En route, il s'était constitué notre gardien le plus fidèle ; il couchait en travers de notre porte et poussait même le dévouement jusqu'à nous accompagner quand, dans la brousse, nous aimions à nous écarter du sentier.
Pauvre Dimba !
En m'entendant pousser celte exclamation, le fervent Sengomar N'Dyaie s'écrie :
Non ! Dimba n'est pas pauvre! Il est fini. Çà regarde pas nous ! C'est Dieu qui est le maître !
Puissant fatalisme, cher à la race noire, qui fait de quelques-uns des héros méprisant la mort, et des autres des esclaves pleins de résignation.
Nous retournons à Kayes avec notre personnel le 22 novembre, et nous prenons la route de Bakel. Le soir, nous couchons à Diakindiapé, grand village bâti sur la rive gauche du Sénégal, où nous recevons l'hospitalité chez un noir qui parle très bien le français. Eh bien ! après ce court séjour au milieu des blancs, nous sommes heureux de reprendre l'existence passée. A vivre isolé, on devient sauvage. Nous goûtons de nouveau cette indépendance absolue que nous aimons. Je sens par moi-même les raisons pour lesquelles les explorateurs, malgré les fatigues et la misère, ne demandent qu'à explorer sans cesse. J'éprouve ce désir et je sens que dorénavant il me sera pénible de vivre d'une autre existence.
Le 23 novembre, nous arrivons au village de Gorè, résidence de Damas, dernier souverain Bambara de la famille des Massassis.
Damas était roi du Kaarta, puissant Etat situé sur la rive gauche du Niger, quand le conquérant Toucouleur Hadji-Omar l'a vaincu et s'est emparé de son territoire.
Damas s'est réfugié, avec sa famille, sous la protection du gouvernement français, qui lui a donné un territoire sur la rive gauche du Sénégal. Par deux fois, le docteur Bayol, membre de la mission Galliéni, a visité ce monarque. C'est un ami pour ces Bambaras. Aussi est-ce en amis que l'on nous reçoit et Damas nous invite à rester un jour chez lui, afin de nous offrir un tam-tam digne de nous.
Lorsque nous présentons nos respects à Damas, il est assis sur une peau de lion, au milieu de quelques membres de sa famille. Sa longue barbe blanche, ses vêtements flottants, sa coiffure, calotte à deux pointes ressemblant à un chapeau d'évêque, tout lui donne une singulière dignité. Deux de ses petits enfants sont assis devant lui. On le prendrait pour un patriarche des temps antiques, sans la pipe emmanchée au bout d'un long tuyau qui ne quitte pas ses lèvres.
A ma grande surprise, les femmes assistent au palabre et prennent part aux débats ; les attentions des Bambaras pour le beau sexe me donnent d'eux une excellente opinion.
Du reste les Bambaras sont gens de goût et tiennent la musique en grande estime. A la cour de Damas il y a un conservatoire de musique. Deux professeurs sont chargés d'apprendre à jouer de la flûte, l'instrument cher à cette race, aux jeunes gens qui embrassent la carrière musicale.
Les Bambaras sa distinguent des autres noirs par trois entailles parallèles qui sillonnent chaque joue depuis le coin de l'oeil jusqu'à la commissure des lèvres. Chez les membres de la famille royale, ces entailles se prolongent jusque sous le menton où elles se rejoignent. Elles résultent d'une opération pratiquée sur les enfants en bas âge, garçons ou filles, pour les habituer à souffrir.
La plupart des Bambaras sont athées. Si on leur parle de Dieu, ils répondent qu'ils ne l'ont jamais vu et ajoutent que la mort ne laisse rien derrière elle : on enterre le cadavre, les vers le mangent et c'est fini.
A la cour de Damas, une grande joie était réservée à un homme de notre escorte. J'ai déjà parlé d'un Bambara répondant au nom de Couli-Bari ; cet homme nous avait été chaudement recommandé et s'était montré très dévoué. Nous étions loin de supposer que nous avions pour portefaix un prince, un vrai prince, issu d'une grande famille royale. Couli-Bari était tout simplement le neveu du roi Damas.
Dans son jeune âge, Couli-Bari avait été enlevé dans une razzia faite par des Maures et emmené en captivité. Il grandit dans l'esclavage et changea, souvent de maître. Il vint à Rufisque à la suite d'un négociant maure, à qui il faussa compagnie. Il était redevenu homme libre depuis plusieurs années, quand il fit avec nous le voyage du Fouta.
A Gorè, ses cicatrices caractéristiques le font reconnaître pour un prince Bambara. On le questionne, mais il a oublié sa langue maternelle et doit se servir d'un interprète pour répondre. Sa surprise est immense en apprenant que Damas est son oncle ; il demande immédiatement où est sa mère ; on lui répond qu'elle est morte ; mais on lui présente une jolie jeune fille en disant : voilà ta soeur !
Complètement abasourdis par un tel événement, ces deux jeunes gens se regardent sans mot dire et de grosses larmes coulent sur leurs joues.
« Embrasse-la ! » dis-je à Couli-Bari ; mais chez les noirs on ne s'embrasse pas devant le monde et, se regardant toujours, ils se contentent de pleurer.
Au pays des noirs, le coucher du soleil précède de quelques instants seulement l'heure du plaisir. Les derniers rayons de l'astre du jour viennent à peine de disparaître et déjà les tambourins et les trompes appellent les habitants à la fête que Damas donne en notre honneur. La nuit est splendide, des milliers d'étoiles scintillent dans le paysage et les hautes murailles du tata se profilent avec vigueur sur le ciel.
Un grand cercle formé par les habitants, tous assis par terre, occupe le milieu de la place, devant le tata royal. Damas s'est adossé contre la muraille de sa maison et, accroupi sur une peau de lion, il fume sa pipe et joue avec ses petits enfants.
Deux bougies de cire, longues de quatre-vingts centimètres et grosses comme le pouce, sont allumées à côté du monarque.
Les femmes de Damas sont assises à sa droite et deux petits sièges nous sont réservés à sa gauche. En face du roi, à l'extrémité du cercle, se tient l'orchestre, composé de cinq tambours de différentes dimensions, de six trompes faites avec la corne du koba, de trois flûtes et de deux petites guitares.
Damas articule une phrase qui signifie sans doute :
que la fête commence ! et les instruments jouent l'ouverture.
Le docteur m'a souvent vanté les tams-tams bambaras ; dans le Bambouc, j'ai assisté à ces danses plus ou moins sauvages qu'exécutaient les femmes malinké ; mais nulle part je n'ai vu rien de semblable au tam-tam que Damas nous offre. Ce ne sont plus des pas incohérents comme dans le Bambouc ; c'est un véritable ballet.
coupé en plusieurs parties ; tragédie mimée et savamment interprétée par de vrais artistes.
Le roi Damas a donc donné l'ordre de commencer. Deux femmes voilées, accompagnées d'un joueur de flûte, se détachant du groupe des musiciens, viennent courtoisement saluer le roi, et retournent à leur place.
Puis, pendant que les tambourins battent une marche lente, que les cornes lancent des notes mélancoliques, les deux femmes voilées entonnent une mélopée triste et rythmée ; ensuite, précédées du joueur de flûte qui soutient leur chant, elles font lentement et à pas démesurés le tour du cercle. Quand la phrase chantée est achevée, la flûte joue une courte ritournelle puis reprend avec les chanteuses. Tout le temps que dure cette scène, les assistants battent des mains pour marquer la mesure.
Ou m'explique que ces femmes chantent la gloire des vieux Massassis et excitent les jeunes guerriers à combattre les Toucouleurs, à les exterminer et à reprendre possession du sol où dorment leurs pères. C'est le prélude.
Cette scène est suivie d'une partie de trompe avec accompagnement de tambourins ; puis un homme assis à nos côtés se lève, saisit un fusil, salue le roi et entre en scène. Alors un des assistants vient lui prendre son arme, par trois fois la lève en l'air et la lui rend. Cette figure indique que c'est un fils de roi qui va danser.
Ce prince mime une scène tragique ; ses gestes sont nobles, amples et gracieux. Le guerrier s'adresse à un ennemi invisible ; il semble implorer le ciel pour en obtenir la victoire et, avec des gestes menaçants, provoquer un adversaire imaginaire. Le lutte s'engage, il tient l'ennemi au bout de son long fusil... et le tue ! Enfin, l'acteur danse un pas plus majestueux encore que les précédents et retourne à sa place.
Un intermède d'orchestre précède alors un griot qui vient saluer le maître. Le mouvement de l'orchestre, les battements de mains se précipitent et l'artiste, un mime comique, danse le pas de la victoire et de la joie qui en résulte. Ce sont tantôt des poses pleines d'orgueil, tantôt des pirouettes, tantôt des sauts pleins de gaieté. Enfin, tournant obliquement sur lui-même, le danseur valse comme une toupie d'Allemagne et ses pieds retombent sur le sol avec une assurance parfaite. Il regagne sa place, et de nouveau les deux femmes voilées, cette fois précédées de deux flûtistes, chantent des stances.
L'ennemi est vaincu et exterminé, les rois Massassis ont reconquis leur trône !
La fête se termine par des intermèdes de danse et de musique et ne prend fin que lorsque les chandelles s'éteignent.
Nous quittons Gorè le lendemain et le 26 novembre, nous arrivons à Bakel, au grand plaisir de notre personnel qui voit enfin se terminer les longues marches des jours précédents.
On ne peut jamais contenter tout le monde : pendant que nos Ouolofs étaient heureux de parcourir la route argileuse qui sépare Kayes de Bakel ; Abdoul-Bagui, un des envoyés peulhs, depuis son enfance habitué à courir dans les montagnes du Fouta, nous disait :
Je suis trop fatigué, ici on ne petit pas marcher, il n'y a pas de pierres !
Malgré les instances de M. Laude, le commandant du cercle de Bakel, qui désirerait nous garder quelques jours, les eaux baissant rapidement, le 27 novembre nous montons a bord du Médine où le capitaine, M. Blanchard, le second M. Ordonneau et le mécanicien sont, avec nous, les seuls Européens qui se trouvent à bord. A peine sommes-nous en roule qu'à un mille et demi, en aval de Bakel, le navire s'échoue sur un banc de sable. Les eaux sont déjà très basses.
Pendant dix-huit heures, le capitaine, le second et le mécanicien travaillent quatre fois comme l'équipage, exclusivement composé de noirs, et le lendemain matin nous continuons notre route. Mais, six milles plus bas, le Médine s'échoue de nouveau et, celle fois, pendant trente-cinq heures.
Le navire dégagé, nous pouvons, malgré les obstacles qui restent à franchir, descendre le Sénégal.
Nous voyons par centaines des caïmans énormes se chauffer au soleil. Des bataillons innombrables d'oiseaux magnifiques évoluent dans les airs avec un ensemble parfait. Nous passons devant le fort de Matam, devant la tour de Saldé et, le dimanche 4 décembre, à l'heure du déjeuner, nous arrivons à Podor où le commandant M. Carthoux et le docteur, M. Léné, nous invitent gracieusement à leur table.
Nous fûmes douloureusement impressionnés ce jour-là, Abdoul-Bosco, le jeune berger de Podor, était un petit bonhomme bossu devant et derrière d'un naturel très gai. Il était le camarade de la garnison du poste ; aussi, grâce aux libéralités des militaires, il portait un costume cocasse, composé de la culotte indigène, d'une vareuse de tirailleur et d'un képi d'artilleur.
Lors de notre arrivée au poste, Abdoul-Bosco sifflotant entre ses dents conduisait paître un troupeau et M. Léné nous le présenta comme un chasseur de serpents émérite.
Après déjeuner, nous retournions à bord et M. Léné nous accompagnait, lorsque nous vîmes accourir le berger tenant à ses deux mains un serpent trigonocéphale. Il ne pouvait plus parler ; il avait été mordu aux lèvres. Le conduire au poste, lui prodiguer les soins nécessaires fut l'affaire d'un instant, mais tout était inutile, les lèvres d'Abdoul étaient déjà plus grosses que le pouce, sa tête avait doublé de volume et après une heure d'agonie ce petit bossu, rendu plus difforme encore par sa tête monstrueuse, luttant énergiquement contre la mort, se leva d'un bond et retomba en poussant le dernier soupir.
Les officiers de l'escadron de spahis cantonné à Richard-Toll nous adressent à Podor, par le télégraphe, une invitation à dîner pour le lendemain, 5 décembre.
Quoique partis dès le matin, nous ne pouvons nous rendre à cette invitation. Un accident survenu à la machine du remorqueur nous oblige à mouiller à vingt milles en amont de Richard-Toll, près d'une immense plaine, inondée quelques jours auparavant ; aussi le nombre des moustiques qui bourdonnent à nos oreilles est-il incalculable. Jamais je n'ai autant souffert des piqûres de ces méchants insectes ; nous ne pouvons dormir et nous passons la nuit à causer ou à nous gratter simultanément.
Dès la pointe du jour, nous sommes en état de continuer notre route et, à dix heures, nous arrivons en vue de Richard-Toll. Le Médine siffle et, peu d'instants après, une embarcation, portant à l'arrière le fanion des spahis, descend le cours de la Tawoué pour venir se ranger le long du bord. Combien nous sommes heureux d'embrasser MM. Dupré, Burq et Rouy, gais compagnons de traversée dont nous avions peur d'apprendre la mort, causée par la fièvre jaune.
Un quart d'heure après, nous débarquons devant le château.
Nous sommes reçus d'une façon splendide ; nous restons à table pendant quatre heures... et quel déjeuner ! !
On fait aux envoyés peulhs les honneurs de Richard-Toll et de son magnifique parc, où, grâce au voisinage de la Tawoué et du Sénégal, la végétation est toujours verte. Malheureusement ce beau séjour, inondé une partie de l'année, n'est pas très salubre.
Comme il n'est si bonne société qui ne se sépare, nous regagnons le Médine à onze heures du soir. On lève l'ancre immédiatement et, le lendemain, 7 décembre, à onze heures du matin, nous sommes en rade de Saint-Louis.
La ville est triste ; on y voit peu d'Européens. Saint-Louis est en quarantaine.
Le 20 nous allions à Dakar pour prendre le courrier de France qui nous ramènera à Bordeaux, où nous devions arriver le 4 janvier 1882.