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Ernest Noirot
A travers le Fouta-Diallon et le Bambouc (Soudan occidental)

Paris. Librairie Marpon et Flammarion. 1882. 248 p.


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V
Vallée du Tiguilinta

Le vendredi 20 mai, de bonne heure, nous faisons nos adieux à M. Moustier. Suivi de ses hommes, il prend la route de Boké, et nous la direction de l'Est.
Cheminant lentement, au milieu d'un paysage uniforme qu'enveloppent les vapeurs du matin, je suis obsédé par le départ de mes deux compagnons et je me demande quel est l'événement désagréable qui nous arrivera le jour prochain.
Nous avons à traverser deux fois le Tiangui-Kintao, — Tiangui est le nom générique qui signifie ruisseau, — la première fois, en faisant gravir à nos animaux une côte boisée, presque à pic, de quatre-vingts mètres de hauteur, qui borde la rive, ascension qui ne nous demande pas moins d'une heure ; la seconde fois, à la manière des singes, en franchissant le ruisseau, large de dix mètres, sur un arbre qui pousse vigoureusement en travers. Puis nous campons sur la rive droite du Tiguilinta, un peu en aval du point où il reçoit les eaux du Kintao.
Il serait intéressant de descendre le Tiguilinta, qui n'est autre chose que le Rio-Nunez, jusqu'à Boké. Jamais, depuis que nous occupons ce poste, aucun Européen n'a remonté ce cours d'eau jusqu'à sa source.
En cet endroit, le Tiguilinta est guéable et ses rives sont basses, boisées ; il a de vingt à vingt-cinq mètres de largeur et quatre-vingts centimètres de profondeur.
Le lendemain, au jour, nous quittons notre village improvisé. A midi, sortant d'une forêt très étendue, nous débouchons dans la belle vallée de Tiangui-Baga.
Le paysage a changé d'aspect, il nous donne la sensation d'une site vosgien, moins les sapins. Au milieu d'un tapis vert entouré de montagnes assez élevées et boisées jusqu'au sommet, se dressent une dizaine de cases ombragées par de fort beaux arbres. Un troupeau d'une centaine de boeufs de grande taille paît dans les environs.
Nous sommes au Roundé-Baga-Bi, habité par deux familles seulement. A notre vue, les enfants se sauvent en criant et les parents sont peu rassurés.
Roundé est le nom donné à toute réunion de cases exclusivement habitées par des captifs.
Nos hommes sont très fatigués ; l'un d'eux, même, en proie à un violent accès de fièvre, est resté en arrière; aussi, prenons-nous nos dispositions pour camper. Voyant que nous nous établissons chez eux, les habitants du Rounde sont saisis de panique et, nous prenant pour des pillards, se disposent à quitter leur hameau en emmenant avec eux leurs troupeaux. Le docteur les rassure, et ces pauvres gens mettent quelques cases à notre disposition.
Je retourne en arrière pour exciter les traînards à activer leur marche. Après une course de six kilomètres, à pied, je rentre au campement, ressentant pour la première fois, depuis deux mois que je foule le sol africain, les attaques de la fièvre. Suffoquant dans mes vêtements, la respiration gênée, le gosier sec, j'éprouvais un léger tremblement qui me donnait le vertige et qui, au lieu de ralentir ma marche, me faisait courir.
Haletant, j'arrive sur le bord du Baga et, me couchant à plat-ventre, je me désaltère. Ce malaise inquiète le docteur; mais, un noir m'ayant massé vigoureusement, je me trouve soulagé et, grâce à cette médication simple, que je ne saurais trop recommander aux voyageurs de la zone torride, au bout d'une heure toute trace de fièvre a disparu.
Notre case sent tellement mauvais que nous couchons à la belle étoile. Enveloppé par une nuit délicieuse, bien qu'un peu humide, je m'endors, songeant que, si je possédais en France une propriété aussi agréable que Tiangui-Baga-Bi, je serais un des heureux de la terre.
Aujourd'hui, dimanche, réveillés de bonne heure par la grande humidité, nous prenons congé des habitants de Baga-Bi ; l'un d'eux veut bien nous servir de guide jusqu'au premier village.
Quand on quitte le hameau, le sentier qui se dirige vers le sud-est s'enfonce dans la riante vallée du Tiguilinta. Le soleil qui se lève, tout en dorant les montagnes environnantes, pompe la rosée et étend sur le paysage une vapeur transparente, semblable à celles de nos chaudes matinées d'août. Nous cheminons au milieu de vertes pelouses et de bosquets ; nous franchissons ça et là quelques ruisseaux limpides, dont le murmure est le seul bruit qui anime cette solitude ; notre marche ressemble à une promenade dans un parc immense, clos par de vertes montagnes.
Se rétrécissant au point de ne livrer passage qu'à un étroit ruisseau fortement encaissé, la vallée du Tiguilinta est fermée par le Fello-Koua (fello signifie montagne) dont nous escaladons une des pentes rapides. Nous atteignons le premier plateau, d'où la vue s'étend fort loin sur un panorama de montagnes. Nous continuons notre ascension, au milieu de roches ferrugineuses, qui paraissent très riches en minerai, et, traversant une belle forêt, nous atteignons le plateau supérieur, à 600 mètres d'altitude. Une vaste place déboisée est le parc aux bœufs du petit village de Dara-Maniaki, situé dans les environs. Au milieu du tertre, on trouve une corbeille en lianes, d'un mètre environ de diamètre, contenant de l'argile mêlée à du sel et destinée aux boeufs qui viennent lécher cette pâte. A une centaine de mètres au-dessous de ce plateau, le Tiguilinta sort de terre.
De nouveau, la route s'enfonce dans la forêt et débouche sur une immense plaine dénudée, couverte de pierres grisâtres qui, reflétant les chauds rayons du soleil de midi, rendent la marche insupportable. Ce bowal (nom générique donné à ces plaines pierreuses) produit cependant une herbe tendre qui pousse entre les interstices des roches et est très recherchée par les boeufs. Un troupeau d'au moins deux cents têtes, à l'approche de la caravane, se réfugie dans la forêt.
Seul, depuis plus d'une heure, traînant mon cheval par la bride, mourant de soif et après une marche qui est aussi pénible pour le noir que pour le blanc, j'apprécie davantage tous les mérites d'une source bien fraîche, le Boundou-Manga. — Boundou signifie source en langue peulh. — Quelques hommes de notre caravane se reposent, moelleusement étendus sur le gazon. Ayant fait boire mon pauvre cheval, qui a les pieds abîmés par les pierres, j'imite les noirs et je m'allonge comme eux.
Le ciel est pur, sans aucune menace d'orage. Surpris de recevoir quelques gouttes d'eau sur la figure, j'en cherche la cause. Sur les branches de l'arbre sous lequel je suis couché vit une plante parasite, sécrétant cette eau, qui tombe en gouttelettes. Je demande le nom de cette plante, qui a la forme d'un chou ; l'on me répond : Woïde-léki (l'arbre qui pleure).
Malgré tout le plaisir que nous procure cet endroit délicieux, il faut se remettre en route. Aussi est-ce avec bonheur que, deux heures après, je salue Bembou, le premier village peulh : nous sommes sortis de la brousse ! Il est trois heures et demie ; en route depuis cinq heures et demie du matin, nous avons parcouru une étape de trente-quatre kilomètres que j'ai faite en partie à pied : je suis harassé !
Le docteur, qui m'a devancé d'une heure, a fait préparer des cases pour tout le monde. Il est déjà à la besogne. Assis à l'ombre d'un bel oranger planté devant la mosquée, entouré d'une vingtaine de notables (le conseil municipal), Bayol leur expose l'objet de notre voyage et tous les avantages qu'ils pourront tirer d'une alliance avec nous. Je le laisse et, comme la faim aiguillonne mon estomac, je fais activer les préparatifs du déjeuner. Une femme, plus aimable que jolie, pour me faire patienter en attendant que le riz soit cuit, m'offre une calebasse de lait caillé qui est, ma foi ! très bon.
Ce n'est qu'à six heures que nous pouvons nous mettre à table. Quand je dis à table, c'est une figure ; une malle nous en tient lieu et deux caisses nous servent de sièges. Le couvert est mis au grand air ; aussi sommes-nous entourés par toute la famille du chef, notre hôte, qui regarde, étonnée, ces blancs manger avec de petites fourches en fer.
Notre repas est à peine terminé que la nuit arrive. En fumant un cigare, tout en prenant le café, le docteur me fait part des craintes qu'il avait éprouvées en voyant, de temps à autre, des hommes armés nous observer à travers les brousses. Tout à coup un bruit de voix aiguës nous assourdit. Je m'informe : ce sont les enfants qui, accroupis autour d'un grand feu, une tablette de bois à la main, assistent à l'école dirigée par un vieux musulman.
Ainsi, voilà un petit village, comptant à peine deux cents habitants, qui possède une école! En pourrions-nous dire autant chez nous, ou les enfants font souvent plusieurs kilomètres pour aller en classe ?
Tout comme les petits blancs, les enfants noirs doivent subir les leçons du maître deux fois par jour. Si l'on ne peut pas chercher les nids à son aise, il est vraiment inutile d'avoir la réputation de sauvages !
Afin de donner à nos hommes un repos dont ils ont grand besoin, nous faisons séjour. Le docteur palabre avec les habitants et je profite du temps que durent leurs entretiens pour visiter le village et ses environs. Le village de Bembou est bâti dans un site agréable, entouré de bois de tous côtés. Sa population n'excède pas deux cents habitants, répartis dans une quarantaine de cases. Chaque propriété se compose de six à huit cases différentes pour le chef de famille, les femmes, les enfants et les captifs. Bien construites en argile, de forme circulaire, elles sont couvertes d'un toit de chaume qui descend presque jusqu'à terre et forme vérandah. L'intérieur en est généralement propre, une banquette en terre sert de lit, quelques calebasses composent tout le mobilier.
Toutes ces cases sont reliées entre elles par des allées tortueuses et sablées qui courent à travers des jardins fort bien entretenus. Presque devant toutes les portes, un oranger abrite une petite terrasse sablée, lieu de réunions et de prières. Afin de protéger les jardins contre les animaux, chaque propriété est entourée d'une haie de purguères (épurges) qui au besoin peut servir de rempart. Ces habitations, relativement confortables, laissent loin derrière elles les cases informes de la population de Dakar. La mosquée, qui ressemble à toutes les cases, sauf les proportions qui sont plus grandes, est construite à l'extrémité du village. Un gros oranger, sous lequel se tiennent les palabres, en orne le seuil. A deux cents mètres du village, un ruisseau torrentueux, le Yardé-Leli (boire des biches), fournit de l'excellente eau. D'après nos renseignements, il existe des caféiers dans les environs, et cette contrée, qui dépend du diwal (province) de Timbi, se nomme Kofi.
Le vieux chef de Bembou, Modi Amadou, nous offre l'hospitalité la plus large. Non seulement il s'est délogé pour nous recevoir, mais à chaque repas il envoie de sept à huit calebasses pleines de riz cuit, de lait caillé, de différentes sauces, et le tout fort proprement préparé; de plus, il nous fait cadeau d'un mouton.
Comparativement, notre cadeau est bien mince, car nous donnons à ce brave homme un peu de cotonnade, un couteau, des aiguilles et quelques perles.
Peut-on donner l'épithète de sauvages à des gens qui pratiquent ainsi l'hospitalité ?
Heureux habitants de Bembou, en partant j'emporte un excellent souvenir de vous ! Merci de votre urbanité ! Elle me donne confiance pour l'avenir.