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Ernest Noirot
A travers le Fouta-Diallon et le Bambouc (Soudan occidental)

Paris. Librairie Marpon et Flammarion. 1882. 248 p.


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IV
Mauvais présages

Le mardi 17 mai, à six heures du matin, au grand complet, la mission est réunie dans la vaste cour delà factorerie Verminck.
Les mulets sont chargés, les chevaux sellés. Chacun essaie de reconnaître sa charge.
— Cette charge est à moi.
— Non !
— Si !
— Non ! etc.
C'est un tohu-bohu indescriptible.
A l'instant du départ, un essaim d'abeilles, qui s'abat dans la cour, met le comble au désordre. La plupart de ces noirs, douillets comme des jeunes filles, se sauvent de tous côtés. Plusieurs, qui sont piqués, rentrent chez eux ; impossible de les rallier et quatorze charges restent sans porteurs.
A sept heures, sachant que les noirs ne sont jamais pressés de partir et ne voulant pas compromettre le départ, le docteur Bayol monte à cheval et ouvre la marche.
Quand nous passons devant le poste, qui salue de deux coups de canon le pavillon de la mission, le commandant, le médecin et toute la garnison nous serrent une dernière fois la main.
Suivant la direction de l'Est, nous ne tardons pas à entrer dans la forêt, que nous ne quitterons plus qu'à de rares intervalles. Notre caravane n'a rien d'une colonne; marchant en désordre, nous tenons une longueur de trois kilomètres.
Il est vrai que le sentier est étroit et rocheux, embarrassé de racines, d'arbres renversés, ce qui rend la marche difficile. A chaque instant il faut, à l'aide de la hache et du sabre d'abatis, élargir le chemin afin de permettre aux mulets de passer.
Les Ouolofs, qui n'ont pas l'habitude de porter sur la tête et qui habitent un pays où il n'y a que du sable, trouvent les roches ferrugineuses peu de leur goût ; ils murmurent et s'arrêtent à chaque instant. Les autres porteurs, Kraomans, Landoumans et Peuhls, marchent sans se plaindre. S'ils n'ont pas plus que le poids réglementaire sur la tête, la nature du sol leur importe peu, ils ont l'habitude des roches; aussi se moquent-ils des Ouolofs qui font piteuse mine.
La façon de marcher de ces gens qui font métier de porteurs, est assez curieuse. Ayant assujetti leur charge dans une grosse corbeille, étroite et longue, faite avec les lianes de la brousse, tenant à la main un bâton en bambou de leur taille, la charge bien assise sur leur tête, les porteurs courent pendant un quart d'heure environ et, avisant un arbre au tronc peu élevé et fourchu, ils y posent leur ballot en équilibre et le soutiennent avec leur bâton. De cette façon, lorsqu'ils se remettent en route, ils n'ont besoin d'aucun secours pour se recharger. Tout le long du sentier, à droite ou a gauche, on rencontre des arbres, à l'écorce usée, qui servent de chèvre-à-porteur.
A midi, par une chaleur de 37° centigrades, après avoir traversé d'épais taillis, des plaines dénudées, semées de pierres ferrugineuses, franchi à gué deux cours d'eau assez larges, je rejoins le docteur, qui, arrivé depuis une heure à la station, a fait installer le campement.
Contre notre attente, il n'y a pas la moindre trace de village à Bantam-Koutou. C'est une clairière qui tire son nom d'un énorme fromager (bombas Binténier), sur lequel le tonnerre est déjà tombé deux fois ; un petit torrent coule au pied du binténier. Bantan-Koutou signifie Binténier du tonnerre.
Le voyage s'annonça mal. M. Billet, en proie à un violent accès de fièvre, est étendu à l'ombre d'un gourbi dressé à la hâte. Il prévoit qu'il ne pourra supporter les fatigues de la route et demande à rentrer en France. Comme M. Billet est chargé de la partie scientifique de la mission, ses services nous feront grand défaut. Mais il n'y a pas à hésiter, sa forte constitution n'est pas faite pour ces chauds climats. Son départ est décidé et demain, avant le jour, escorté de trois hommes, il retournera à Boké 1.
Au passage d'un ruisseau, appelé Horé-Maoba, l'embarras de la rive opposée nous contraint à décharger les mulets. Celui qui porte mon bagage photographique ne peut franchir ce passage et tombe pour ne plus se relever.
Pourtant, si la route nous semble pénible, pour les indigènes ce n'est qu'un jeu. Un homme, parti de Boké à dix heures, est arrivé ici à midi. II nous apporte quelques pains qui nous font grand plaisir, car notre cuisine n'est pas encore installée.
Les Ouolofs, qui décidément sont de mauvais porteurs, arrivent tous en retard : ce n'est qu'à deux heures que les traînards rejoignent le campement.
Pour nous reposer des fatigues de cette première marche, une violente tornade, qui dure deux heures, nous inonde.
Comme nous n'avons plus de moyens de transport, il est décidé que mon bagage de photographie retournera à Boké. Les noirs de l'intérieur n'auront pas leur portrait aussi ressemblant que nature !
Après notre frugal dîner, chacun s'installe de son mieux pour dormir. Une couverture étendue sur la terre humide nous sert de matelas ; abritée de la pluie par un auvent de paille, notre chambre à coucher laisse bien à désirer ... mais en voyage ! Cependant, la fatigue est un excellent somnifère et chacun de nous ne tarde pas à dormir.
A quatre heures du matin, je me réveille, un peu courbaturé. Profitant du départ de M. Billet, je le charge de quelques lettres. Le pauvre garçon nous quitte avant le jour ; en nous disant adieu, il pleure à chaudes larmes.
A six heures et demie, nous levons le camp.
Parcourant un chemin encore plus mauvais que la veille, montant, descendant, traversant, porté sur le dos d'un noir, deux ruisseaux assez profonds, au sortir d'une belle forêt, à onze heures et demie, j'arrive sur un plateau dénudé.
— Pompo ! me dit master Rider, notre interprète. Encore une déception, pas de village. Ombragés par quelques arbres, trois gourbis servant de campement aux caravanes. Voilà Pompo! On tue un bœuf pour deux jours de rations. Messieurs les noirs n'ont pas besoin du concours d'un boucher pour tuer, dépecer et diviser très proprement une tête de bétail, quelle qu'elle soit.
En ma qualité d'officier de gamelle, je garde pour nous filet, cervelle, foie, rognons, plus un morceau de culotte pour le pot-au-feu. Jacques, notre cuisinier, nous fait un déjeuner succulent. Ça manque bien un peu d'assaisonnement, mais quand on a faim ! Du reste, loin de se plaindre, mes compagnons complimentent mossieu Jacques pour sa bonne cuisine, et le maître d'hôtel pour son menu varié.
Notre camp a une physionomie pittoresque. Où, ce matin, il n'y avait que trois cases délabrées, on voit un vrai village, composé de gourbis de toutes les formes.
Les noirs sont réunis par groupes et les marmites fument. Malheureusement, une violente tornade qui éteint les feux vient jeter un peu de désarroi dans notre ville passagère. Les feux de nuit allumés, les sentinelles placées, nous soupons, puis nous nous endormons.
Il était écrit que les débuts de notre voyage seraient hérissés de difficultés. Le jeudi la mai, partant en tête de la caravane, je n'avais pas fait trois kilomètres qu'un envoyé de Bayol venait me prévenir de retourner au campement. Croyant à une erreur de route, je reviens en toute hâte, entraînant les hommes qui m'avaient suivi. Je trouve notre camp sens dessus dessous. Brusquement, le docteur Bayol m'annonce que la mission est terminée, parce que les porteurs peuhls, pleins de mauvaise volonté, laissent à terre les charges les plus indispensables.
— Du reste, ajoute-t-il, Moustier vient de le déclarer, lui-même, avec ces gens-là nous n'atteindrons pas Bambaya et nous courons le risque de manquer de vivres en pleine brousse. J'ai donc décidé que les porteurs, la plus grande partie des bagages, Moustier et vous, alliez retourner à Boké, Quant à moi, je continuerai le voyage avec le strict nécessaire en hommes et en marchandises.

Malgré toute la peine que me cause cet ordre fâcheux, je ne réplique rien. En sa qualité de chef de mission, le docteur avait une grande responsabilité ; je devais donc me soumettre a sa décision. Le cœur navré, j'allai m'asseoir dans un coin de la case. J'étais livré à mes regrets, quand le docteur me dit :
— Vous comprendrez, mon cher Noirot, le sentiment qui me fait prendre cette décision à votre égard. Moustier n'a pas confiance dans les porteurs qu'il a recrutés, mais il n'a pas trouvé mieux. Pour lui, nous courons à notre perte. Nous ne pouvons guère compter que sur nos Ouolofs qui, s'ils sont braves, sont de détestables porteurs. Eh bien ! au nom de l'amitié que je vous porte, au nom de votre famille, de vos amis, je ne veux pas assumer la responsabilité de votre existence. Si je devais rentrer en France sans vous, les personnes qui vous aiment me blâmeraient de vous avoir entraîné.
— Docteur, lui dis-je, c'est après de mûres réflexions que j'ai entrepris ce voyage. Le jour où, sur votre proposition, M. le ministre de la marine a décidé que j'étais attaché à votre mission, j'ai fait le sacrifice de ma vie, sachant très bien quelles étaient les difficultés d'un pareil voyage. Pour moi, le retour est une honte et, je vous le dis franchement, je préfère laisser ma vie dans les brousses que de rentrer si tôt.
— Parfait ! je vous ai prévenu ; si vous consentez à m'accompagner, venez. Mais, je me dégage de toute responsabilité envers vous et les vôtres.
Il est donc décidé que je continuerai a suivre la mission. Réduisant notre personnel à trente-trois Ouolofs, dix Landoumans, dix Kraomans, cinq Foulahs, Hamadou-Ba, John Rider, Alfa Oumarou, Boubakar, l'envoyé de Youra, Souléman et ses deux frères comme guides, plus trois femmes, nous ne gardons que les marchandises strictement nécessaires et deux caisses de provisions de bouche.
M. Moustier retournera à Boké, avec quarante porteurs, nos vivres conservés et des ballots trop embarrassants, qui pourraient nous être envoyés plus tard.
La journée s'achève tristement. Mais, le soir, profitant de la clémence du ciel, qui ne nous envoie pas de tornade, nos Ouolofs, en véritables sans-soucis, font bruyamment tam-tam.

Note
1. De retour en France, M. Billet fut attaché, en qualité d'astronome, à la mission du docteur Crevaux, chargée d'explorer le rio de La Plata. La mission, on le sait, fut complètement massacrée par les Indiens Tobas.