Paris. Librairie Marpon et Flammarion. 1882. 248 p.
Avec une grande partie de notre caravane : Hamadou Ba, notre principal interprète; le shérif Mohamed-Ben-Nachir, Marocain qui habite le Soudan depuis longtemps et qui doit, par cela même, y faciliter nos relations ; Mahamadi-Bayla, notre chef muletier ; trois chevaux et quatre mulets, le 4 mai, à cinq heures du soir, nous embarquons à bord du Castor, aviso à roues, mis à la disposition de la mission.
L'heure du départ arrivée, la planche est retirée, tout le monde a répondu à l'appel. L'aviso échange des signaux avec la frégate amirale Pallas; il lève l'ancre et prend la direction du Sud.
Six heures sonnent. Sur le point de disparaître, le soleil enflamme les dunes de Dakar. Au milieu de la rade, ainsi qu'une sentinelle avancée, noire comme les filles du pays, immobile, l'élégante carène de la Pallas se reflète majestueusement dans les flots. Le Castor passe à ranger le navire amiral, honneur auquel nous ne nous attendions pas. Sur le pont de la frégate, la musique joue une marche entraînante. De son balcon, l'amiral Orivel, entouré de son état-major, nous salue courtoisement. Les hommes de l'équipage sont groupés sur le bordage et dans le gréement. Des sabords de leur carré, sur la dunette, les officiers agitent leurs casquettes et nous souhaitent bon voyage.
Déjà nous sommes à plus d'un demi-mille et nous voyons encore ces signes d'adieu. Le soleil s'enfonce dans l'Océan, qu'il transforme en fournaise. Les deux coups de canon réglementaires éclatent sur la Pallas, la brise apporte les accents de la Marseillaise et, lentement, le pavillon est rentré, salué par notre hymne national !
Le lendemain, à la pointe du jour, nous sommes sur pied. La nuit a été étouffante. M. Billet est indisposé et souffre de la fièvre.
Sur le pont, au pêle-mêle de la veille a succédé l'ordre le plus parfait. Nos Ouolofs, si bruyants d'habitude, sont très calmes. Pour beaucoup d'entre eux, quoique très douce, la mer n'est pas aimable. Sur l'avant, nos animaux amarrés baissent la tête. Le schérif Mohamed ben Nachir et Hamadou-Ba, tous deux assis sur une natte, prennent une tasse de thé et paraissent faire bon ménage.
L'allure flegmatique d'Hamadou fait contraste avec celle du vieillard, qui gesticule beaucoup. De toute petite taille, Mohamed-ben-Nachir a la peau presque blanche ; du reste, il est Marocain : il est vêtu à la mode de son pays ; sa tête, fine et régulière, est coiffée d'un fez rouge qu'entoure un épais turban blanc. Il a les pieds nus qui sont, ainsi que ses mains, d'une finesse remarquable.
Ce descendant du Prophète ne déteste pas la plaisanterie. Passant près de lui, il m'invite à prendre une tasse de thé. Il me fait traduire ses paroles par Hamadou-Ba : « Je serai très heureux au Fouta, c'est un beau pays. » Puis, plaçant les deux poings sur ses pectoraux, il me dit qu'à Timbo toutes les filles sont belles et que, comme formes, elles ne laissent rien à désirer. Hamadou-Ba, homme d'une assez grande taille, est un Peulh, fils du chef de Coladé, une des provinces du Fouta. Tout jeune, il est venu au Sénégal avec sa mère, il a grandi au milieu des Européens ; quoique fervent musulman, il a pris beaucoup de nos habitudes.
Devenu homme, Hamadou-Ba se fit traitant, c'est-à-dire employé de commerce au service des maisons européennes, pour tenir des comptoirs sur les points les plus éloignés de la cô te.
Fortement recommandé par plusieurs négociants de Gorée, où il habite, Hamadou-Ba a été présenté au docteur comme un excellent homme, d'une parfaite loyauté. Il parle médiocrement le français, mais il le comprend très bien.
Neuf mois de voyage ensemble m'ont appris à le connaître. Malgré son attitude si tranquille, c'est un garçon violent au delà de toute mesure. Mais je suis heureux de rendre hommage à ses qualités, qu'on ne trouve que fort rarement chez les interprètes noirs. Complètement Français de cœur, cet Africain a servi les intérêts de notre nation avec beaucoup de dévouement.
Comme interprète de l'ambassade peulh, il est venu avec nous en France. Sur la proposition de M. le ministre du commerce et des colonies, M. le Président de la République a décerné à Hamadou-Ba une médaille d'honneur de première classe en argent.
Une autre personnalité de notre caravane, qui ne manque pas non plus d'originalité, c'est Mahamadi-Bayla, notre chef muletier. Toucouleur du Fouta-Toro, né sur les bords du Sénégal, Mahamadi-Bayla a passé sept ans dans le train d'artillerie de marine. Hautain, fier, aimant plutô t à commander qu'à obéir, il a quitté le train parce qu'on ne le faisait pas brigadier. Le docteur le connaissait déjà, quand nous le rencontrâ mes, flâ nant dans les rues de Dakar. La tenue de ce personnage sent l'ancien militaire. Il est coiffé d'une haute chéchia, sous laquelle passent quelques courtes nattes de cheveux graisseux ; sa figure d'un beau noir est d'un aspect dur et énergique ; l'oeil est légèrement enfoncé ; deux cicatrices de balles, de chaque cô té du nez, donnent à son masque un air étrange ; quelques poils d'une barbe très courte et très frisée ornent son menton.
Moitié civil et moitié militaire, son costume se compose d'un pantalon d'artilleur, d'un petit boubou qui descend jusqu'à mi-cuisse et d'une redingote noire, usée jusqu'à la corde, cadeau de quelque Européen. Il va pieds nus, une badine à la main, et se cambre de manière à ne pas perdre un pouce de sa belle taille.
Lorsque son engagement fut conclu, il demanda au docteur, puisqu'il était chef muletier, de mettre sur ses manches les galons de brigadier, afin d'avoir de l'autorité sur ses hommes, ce qui lui fut accordé. Deux heures après, les manches de sa redingote étaient ornées de deux galons de laine rouge et Mahamadi-Bayla venait demander au docteur la permission d'aller à Rufisque pour se marier ; en outre, il sollicitait une avance de cinquante francs, afin de donner un acompte sur la dot aux parents de sa future, désirant entrer en ménage de suite, disait-il.
Après deux jours d'une navigation monotone, pendant laquelle M. Billet ne cessa d'avoir la fièvre, le Castor mouillait à l'entrée du Rio-Nunez. Le samedi 7 mai, à midi, nous levons l'ancre. Une heure après, nous entrons dans le Rio-Nunez, qui a six milles de largeur à son embouchure. Malgré l'éloignement de ses bords, la végétation nous paraît superbe.
A mesure que nous avançons, les rives se rapprochent, ce qui nous permet d'admirer cette verdure éternelle. Les palétuviers forment sur les berges une barrière épaisse, d'où émergent les palmiers, les fromagers, les tellis, qui reflètent leurs ramures dans les eaux.
Sur la rive gauche s'étend le pays des Bagas, petite république presque inconnue des Européens. Ces gens paisibles aiment leur solitude et seraient désolés d'être dérangés par des blancs. Ils font peu d'échanges avec les factoreries. De plus, l'inclémence de leur territoire bas et marécageux, où la fièvre règne en permanence, n'engage guère les négociants à y établir des comptoirs.
La rive droite est aux Nalous.
A quatre heures, nous passons devant Victoria. Ce petit village, assis sur la rive droite, est la première station commerciale du fleuve. Tout au bord de l'eau, une maisonnette blanche, couverte de tuiles rouges, se détache sur le fond de verdure qui l'entoure.
Le pavillon français flotte sur cette habitation, qui sert de douane. Quelques bâ timents en pierres et en bois abritent les facteurs. De nombreux palmiers se profilent sur le ciel.
Plus haut, nous apercevons sur la rive opposée le village de Katounou, qui, vu du navire, paraît important. Ses cases quadrangulaires en terre, recouvertes d'un toit de chaume, sont spacieuses. Un fromager au tronc colossal, quelques pirogues amarrées dans une crique ombragée qui sert de port au village, complètent un paysage charmant.
La marée, déjà trop descendue, empêche le Castor de remonter plus haut et nous mouillons à Kounchouk, en face de Alicia-Factorerie, appartenant à M. Mallat.
Les chambres du navire sont devenues inhabitables et nous couchons tous sur le pont. Pendant la nuit, la rosée a été si abondante qu'au jour nous nous réveillons tout mouillés.
Le docteur, qui a passé la nuit à la factorerie, nous annonce qu'après le déjeuner nous sommes invités à y descendre prendre le café : du café du Rio-Nunez.
A l'extérieur, Alicia-Factorerie, quoique construite en terre et recouverte en chaume, ne manque pas de cachet. Un escalier de six marches, couvert par un avant-toit, conduit à une vaste vérandah, qui fait le tour de l'habitation et sur laquelle s'ouvrent les appartements. Ces derniers sont vastes et spacieux ; l'air y circule librement et l'épaisseur des murs et du toit protège convenablement des rayons du soleil.
La chambre où nous nous trouvons sert de salle à manger et de chambre à coucher à M. Mallat. Une large fenêtre donne sur la vérandah. Une table, quelques chaises, un lit de fer et un petit bahut en constituent le modeste mobilier. Une chambre, où couchent les employés, et une vaste pièce servant de magasin complètent la distribution intérieure de l'habitation.
En échange de boules de caoutchouc, d'arachides, d'amandes, de palmes, de peaux de bœufs ou d'animaux féroces ; en un mot, en échange de tous les produits du pays, l'indigène trouve à Alicia-Factorerie tout ce qui est nécessaire à ses besoins et a ceux de sa famille : armes, poudre, étoffes légères pour se vêtir ; ambre, corail et verroterie, cette bijouterie de clinquant du pays, que le noir achète de préférence pour l'offrir à sa belle.
M. Mallat nous présente un vieillard qui est accroupi dans un coin de la case. Agé d'au moins quatre-vingt-dix ans, complètement édenté, les yeux renfoncés, ce vieillard est coiffé d'un chapeau haut de forme, dont le poil a complètement disparu ; un torchon, sorte de Mouse de couleur bleue, sale, usée jusqu'à la corde, couvre son corps amaigri ; ses pieds sont chaussés de souliers qui, jadis, furent vernis. — Il s'appelle Matchet-Laïj (nom qui signifie serpette), nous dit M. Mallat; chef des Nalous, il habite ce village; de plus, c'est mon propriétaire. Vous paraissez surpris? C'est cependant la vérité ! je suis le locataire de Matchet-Laïj. Il ne faut pas que je sois en retard pour mon terme, sans quoi il ne sortirait pas de la maison avant d'être payé. Outre le prix convenu pour le location, je suis tenu de remplacer ses souliers vernis quand ils sont usés. Tel que vous le voyez, Matchet-Laïj a les deux pieds veufs de leurs petits orteils, et ce sont les souliers vernis qui en sont cause. C'est par suite d'une aventure que je vais vous conter, tout en prenant le café, si vous le voulez bien.
Dans sa jeunesse, — il y a bien longtemps ! — Matchet-Laïj était un Don Juan dont la coquetterie et la galanterie étaient proverbiales dans le pays, aussi était-il cité comme le plus grand mauvais sujet du fleuve. Un jour qu'un traitant, établi dans son village, lui avait fait cadeau d'une paire de souliers vernis, il se hâ ta de les mettre, pressé qu'il était de faire faraud, comme disent les noirs. Avec beaucoup de peine, il avait chaussé un pied; mais l'autre, jaloux de sa liberté, était plus rébarbatif. C'était le petit orteil qui, paraît-il, refusait absolument d'entrer.
Tenant à être bien chaussé, il n'hésita pas, et, prenant un rasoir, il abattit le petit doigt récalcitrant. La douleur lui donna la fièvre et le força de se coucher. Très abattu, il ne tarda pas à s'endormir; pendant son sommeil, l'esclave favori (les Nalous ont des esclaves), entrant dans la case, resta stupéfait en voyant qu'il manquait un doigt à l'un des pieds de son maître, quand l'autre était au complet. Grand amateur de la symétrie, sans doute, et croyant remplir son devoir, ce captif dévoué prit le rasoir et, prestement, rétablit l'équilibre. Poussant un cri, Matchet-Laïj se réveilla, mais il était trop tard... Les deux victimes gisaient à terre.
Au bout de quelques jours les plaies se cicatrisèrent et, à sa grande joie, Matchet-Laïj put chausser ses souliers vernis.
Qu'en résulta-t-il ? Je ne sais! Probablement, les souliers vernis, faisant l'office de miroir, attirèrent les beautés du pays, comme des alouettes, et c'est ce qui fit au jeune chef cette réputation dont on garde le souvenir dans le Rio-Nunez... Mais tout s'use, les souliers eurent le sort commun et il fallut les remplacer. Le locataire d'alors se chargea de ce soin et, depuis, une convention passée entre le chef de Kountchouck et son locataire oblige ce dernier à pourvoir au remplacement des chaussures usées.
Pendant ce récit, qui n'étonnera pas ceux qui connaissent les noirs, le vieux Matchet-Laïj, toujours accroupi dans son coin, voyant de temps à autre nos yeux se diriger sur lui, souriait malicieusement. M. Mallat lui dit qu'il venait de nous conter l'histoire de ses chaussures. Le vieux chef agita la tête, en signe d'approbation, et, afin de nous convaincre, retira ses souliers pour nous montrer les pièces à conviction.
Bon musulman, paraît-il, le vieux Matchet-Laïj n'a trouvé qu'un avantage dans le voisinage des blancs, c'est qu'ils ont apporté des coqs, dont le chant matinal le réveille de bonne heure pour faire Salam.
Je n'ai jamais bu de meilleur café que celui que nous venons de savourer. Connu sous le nom de café du Rio-Nunez, c'est de l'intérieur qu'il est apporté à Boké et dans les comptoirs de la rivière. Il parait qu'au Sénégal ce café coûte très cher et que l'on n'a pas la certitude de l'avoir sans mélange.
Quelques pieds de vigne du Soudan poussent dans la cour de la factorerie. M. Mallat n'a jamais essayé d'en tirer partie.
La marée montante permettant au navire de continuer sa route, nous regagnons le bord et : machine en avant ! Le fleuve se rétrécit de plus en plus. Toujours la même végétation. De temps à autre, les rives déboisées nous permettent de voir des champs fort bien cultivés. Successivement, nous passons devant Gama-Saint-Jean, importante factorerie située sur la rive gauche; trois milles plus haut, nous passons encore devant une factorerie, située près du village de Canopié, résidence de Youra, roi des Nalous. Enfin, nous mouillons devant Bel-Air, village de la rive droite. Le tonnage de Castor ne lui permet pas de monter plus haut, et nous allons être obligés de continuer notre route, soit par terre, soit par eau, jusqu'à Boké.
Bel-Air est un petit village indigène, qui doit son importance à deux grandes factoreries, construites complètement en pierre; l'une appartient à la maison Verminck, l'autre à la maison Blanchard. Une superbe forêt de palmiers entoure le village.
Dans une des cases de cette station commerciale, je vis un des plus beaux spécimens de l'art nègre, une poupée sculptée dans un morceau d'ébène. Deux clous de cuivre plantés au milieu de la tête remplaçaient les yeux de cette statue et deux protubérances énormes sur la poitrine indiquaient que l'artiste avait voulu représenter une femme. Je demandai à une superbe négresse couleur chocolat, propriétaire de cette œuvre d'art, de bien vouloir me la céder; avec force gestes, elle me fit comprendre qu'elle refusait : la statue était un fétiche !
Le lundi 9 mai, à midi, M. Billet, Hamadou-Ba, le shérif et moi, nous nous embarquons dans un sampan (sorte de gondole avec une cabine à l'arrière). Six vigoureux noirs sont au banc des rameurs. Laissant le docteur, qui avec notre cavalerie se rendra à Boké par terre, nous partons suivant notre flottille de chalands déjà en route.
Après cinq heures de navigation, pendant lesquelles nos rameurs noirs, chantant un refrain monotone pour s'exciter, n'ont pas lâ ché les avirons, nous stoppons au pied de la colline où est assis le poste fortifié de Boké, point extrême de nos possessions du Rio-Nunez, qui marque la dernière étape de notre civilisation.