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Tierno Monenembo
Le roi de Kahel

Paris, Editions du Seuil. 2008. 261 pages


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Chapitre 25

De retour à Conakry, il préféra s'installer chez lui. Il pouvait le faire à présent, dans son domaine du promontoire. Au milieu des palmiers et des manguiers, trônait désormais une assez jolie maison de tuiles 1 de quatre pièces avec un escalier de ciment conduisant à une plate-forme en terrasse entourée d'une murette. En guise de cuisine, un petit édifice surmonté d'une voûte rappelant à la fois la case peule et la maison cubique arabe ; une avenue d'un kilomètre bordée de flamboyants et de manguiers menait de chez lui au palais du gouverneur. Il fit araser le promontoire pour installer une terrasse recouverte de chaume où, tous les soirs, il invitait gracieusement les colons à venir boire un verre et jouer aux échecs et de l'harmonica.
Conakry était devenue une jolie petite bourgade bien distincte de la jungle, alignant ses maisons à un étage ornées de balustrades de fer forgé le long de ses avenues naissantes. Il y avait une poste et une salle des fêtes à Boulbinet, une prison à Coronthie, une garnison à Tombo. Le service des impôts et celui des travaux publics venaient de se mettre en place. On se préparait à inaugurer le cimetière et le bureau de l'état civil.
Entre les hameaux temene et baga, la ville européenne étincelait fièrement, avec ses sentiers bien entretenus où les colons allaient et venaient à pied, en poussette ou en triporteur. Maintenant, les Européens devaient atteindre quatre ou cinq petites centaines, dont de nombreuses femmes et quelques enfants. Ce petit monde vaquait à la pêche et à la chasse, jouait aux boules, prenait l'apéro au caravansérail et s'invitait continuellement à dîner.

Conakry, ou le morne train-train des petits mondes clos ! On se croisait dix fois par jour. Chacun dénigrait chacun et couchait avec la femme de l'autre. On brûlait son ennui à la belote et sa malaria au Pernod. On était aux colonies, on ne s'aimait pas beaucoup, mais il fallait se serrer les coudes pour survivre aux hostilités du dehors : les Nègres et la jungle, la vermine et l'ennui. Les Sanderval se coulèrent dans cette vie provinciale transportée sous les tropiques ; toute de sournoiseries et de promiscuité, où tout se savait, se voyait, s'entendait. Leurs moeurs de châtelains solitaires et leurs habitudes de vieux broussards les préparaient mal à cette vie étroite, mais ils eurent grand plaisir à retrouver des compatriotes pour jouer aux échecs, siroter du vin, manger un vrai repas et parler d'opéra ou de philosophie.
Pour s'occuper, ils cultivèrent de la banane et de l'ananas sur les terres qu'on leur avait cédées, en attendant qu'on leur rende leur véritable dû : le Fouta-Djalon. Mais Ballay se montra inflexible, malgré leurs appuis à Paris et leurs innombrables visites dans son bureau.

***

Trois mois plus tard, Beckmann arriva à Conakry, venant de Timbo où Ballay l'avait bombardé résident. Il remit au gouverneur un volumineux rapport qui fit bouillir celui-ci de colère. Olivier de Sanderval fut convoqué sur-le-champ :
— Une caravane a été pillée à Bullere ! vociféra le maître de la Guinée française. Des témoins dignes de foi accusent vos hommes. Selon ces mêmes témoins, vous feriez circuler clandestinement de l'argent et des armes pour votre ami Alfa Yaya. Qu'avez-vous à dire pour votre défense ?
— Rien, gouverneur ! Personne ne peut se défendre contre une cabale.
— Attention, Sanderval ! Vous voulez traiter le résident général de France à Timbo de menteur ?
— Votre Beckmann n'est pas seulement un menteur, c'est aussi un voleur.
Il s'avança vers Ballay pour lui souffler quelque chose dans l'oreille et rentra aussitôt chez lui. Une heure plus tard, un tirailleur le trouva coiffé et chaussé comme s'il savait qu'il allait venir :
— Le gouverneur me demande de vous conduire auprès de lui.
Ballay l'attendait déjà sur la terrasse avec un jeu d'échecs et de la bonne bière fraîche :
— Asseyez-vous, Sanderval ! Ici, nous pouvons parler sans éveiller les soupçons.
— Il est encore là ?
— Il fait la sieste.
Il poussa quelques pions en jetant sur le pauvre Sanderval des coups d'oeil méfiants, avant de poursuivre :
— Bon. Pouvez-vous me répéter ce que vous m'avez dit tout à l'heure ? Et faites en sorte de ne pas vous tromper !
— Je vous répète que c'est votre collaborateur, Beckmann, qui a volé l'or de Bookar-Biro. Et que c'est certainement pour l'écouler vers la France qu'il est arrivé inopinément de Timbo.
— Attention, Olivier de Sanderval, si vos accusations sont fausses, vous finirez vos jours au bagne.
— Puisque comme moi vous aimez les échecs, gouverneur, je vous propose un petit jeu : faites fouiller les valises de cet homme. Si vous y trouvez l'or de Bookar-Biro, toutes les accusations portées contre moi tombent d'elles-mêmes, sinon, je me mettrai moi-même les chaînes pour que vous me conduisiez au bagne.
— J'ai deux bonnes raisons de ne pas vous croire : d'abord, parce que c'est invraisemblable, ensuite, parce que c'est vous !
— Je ne fais que proposer un jeu, gouverneur, un jeu simple qui ne coûte rien et qui aura l'avantage de régler tous nos malentendus.
— Très bien, Sanderval, très bien ! Cela me permettra de confondre, non pas ce pauvre Beckmann, mais vous ! Parce que si vos accusations sont fausses, et je sais qu'elles le sont, Sanderval, je trouverai enfin le moyen de me débarrasser de vous. Et pour toujours !
Excité à l'idée de vivre bientôt sans personne pour l'emmerder dans sa jolie petite colonie, Ballay fit, la nuit même, discrètement fouiller les bagages de son collaborateur. Sur les dix malles de celui-ci, huit brillaient de boules d'or. Ce n'était pas ce qu'il voulait, le pauvre gouverneur, mais la preuve était trop énorme, il n'avait pas le choix : il arrêta son fidèle Beckmann sur-le-champ et le rapatria, pieds et poings liés, par le premier bateau.

***

Les relations entre les deux hommes s'améliorèrent sensiblement. Ils se remirent à dîner ensemble et à organiser des parties de chasse.
Sur la terrasse jonchée d'ailes d'insectes morts, ils buvaient une bière fraîche et parlaient de l'avenir des colonies comme deux vieux briscards qui avaient gardé des cochons ou fait la guerre ensemble. Parfois, l'atmosphère devenait si conviviale que Sanderval s'abandonnait : il déclamait des poèmes de Sully Prudhomme ou lisait de longs paragraphes de L'Absolu. Ils rigolaient, parlaient de Paris et des nouvelles inventions, on les aurait pris pour des amis. Puis, comme un cheveu dans la soupe, Fouta-Djalon, le mot maudit, jaillissait involontairement de la bouche de l'un d'entre eux, et c'étaient de nouveau les chicanes et les coups de gueule suivies de plusieurs semaines de bouderies. Le départ de Beckmann n'avait rien arrangé, dans le fond, mais depuis ils se supportaient plutôt bien : c'est ainsi, les hommes se sentent des points communs dès qu'ils ont le même ennemi à abattre ! Et cela dura une année au moins avant que ne se creuse entre eux un fossé si large et si profond que plus jamais il ne se refermera, cela à la suite d'un incident qu'aucun des deux ne pouvait prévoir.
En 1898, Samory défait, Ballay en profita pour supprimer le statut de protectorat du Fouta-Djalon et l'intégrer dans sa colonie, en même temps que les terres du chef mandingue. Il arracha un morceau de jungle au Liberia pour compléter l'étrange demi-cercle qui figurera une fois pour toutes la Guinée actuelle. Il réorganisa l'emplacement des mosquées et des marchés ainsi que les routes des caravanes, convaincu à juste titre qu'il n'y aurait pas d'histoire coloniales s'il n'y avait pas d'abord une géographie coloniale. Il supprima les provinces et institua à la place des cantons dont tous les chefs, dorénavant égaux, dépendaient directement de lui. Le roi de Labé occupait maintenant la même place que les palefreniers qu'il lui arrivait de désigner pour le représenter dans les districts les plus inaccessibles.
Content de son travail, il pondit un décret pour faire comprendre cela à ses subordonnés :

« Le Gouverneur de Guinée française, le très haut, le très élevé Dr Noël Ballay porte à la connaissance de ses colonisés l'avis qui suit : tous les rois et princes sont invités à se présenter à Conakry…
Signé: le très haut et très élevé gouverneur qui personnifie la France en cette partie du monde. »

Les bonimenteurs coururent les marchés et les rues, répercutèrent la parole du très haut, du très élevé, au son des tabalas et des fifres.
Le nouveau César des Peuls, des Nalous, des Soussous et des Mandingues se prépara à recevoir l'allégeance de ses sujets. Alfa Yaya, dont la renommée s'étendait jusque chez les Arabes pour son goût du faste, arriva avec une suite de trois cents cavaliers et de cinquante griots mandingues qui chantaient son hymne au son des balafons et des coras. Le splendide cortège attira les regards de l'entrée de la ville jusqu'au jardin du palais. Ballay, noir de colère, courut s'enfermer dans son bureau et ordonna aux gardes de faire venir Sanderval :
— C'est un coup monté, n'est-ce pas ?
— Allons, gouverneur, je ne savais même pas qu'Alfa Yaya répondrait à votre convocation.
— Je sais ce qui me reste à faire, Olivier de Sanderval : vous neutraliser, vous et vos perfides amis Peuls. Il suffira de leur enlever leurs captifs, de bouleverser leurs circuits commerciaux et de bâtir nos cités chez les tribus qui leur sont hostiles pour que cette bande d'aristocrates Peuls s'évanouisse exactement comme la fumée quand on ouvre grand les portes. Quelle arrogante engeance ! Surtout cet Alfa Yaya ! Mais il se prend pour qui, ce Nègre ?
— Pour le roi de Labé. Mais vous, qui êtes-vous ?
— Sortez ! Sortez d'ici avant que je ne vous morde !
Et il se mit à briser, une à une, toutes les règles à sa portée.

De ce jour, une haine infranchissable les sépara et aucun des deux ne fit le moindre effort pour la dissiper. On arrêta de chasser ensemble, de jouer aux échecs, même de se dire bonjour. L'un se présentait au caravansérail ? L'autre s'esquivait aussitôt. Ils pestaient entre les dents et se tournaient le dos les fois où, par malchance, ils se croisaient dans la rue.
Puis un beau soir, sur la terrasse du promontoire, les dames se mirent à chuchoter en regardant du côté du portail. Les hommes se levèrent un à un, en enlevant leurs casques.

« Mesdames et messieurs, devinez qui est là ?… Le gouverneur en personne… Ballay chez Sanderval, et pour quel motif ? Mon Dieu! Et maintenant que va-t-il se passer ? »

Le gouverneur passa lentement le portail, se tapotant la paume de la main avec son inséparable règle et répondit aux révérences en hochant gravement la tête. Une haie d'honneur se dessina spontanément, à mesure qu'il avançait : des postures graves, des regards inquiets ! Le gouverneur se trouvait maintenant à dix mètres de l'ennemi, à huit, à cinq, à trois. Il s'arrêta en faisant crisser ses bottes ferrées et déclina d'un geste sec le verre de champagne que lui tendit un boy :
— J'ai une très bonne nouvelle pour vous, Olivier de Sanderval ! Je vous ai trouvé cinq mille hectares de vignes à Meknès ! Je vous assure que le Maroc vous irait très bien.
— J'aime bien l'Afrique, gouverneur, mais sans les turbans et les dunes. Pour moi, l'Afrique c'est ça : ces nuages en forme de mégalithes, ces forêts impénétrables, ces marais fumants, ces créatures primitives, que dis-je, ces dieux endormis qui n'attendent qu'un signe pour générer la nouvelle Rome.
— Je ne suis pas venu pour écouter un concert de délires, Sanderval, mais pour régler une affaire tout ce qu'il y a de pratique et qui n'a que trop attendu…
— Vous voulez dire que vous venez me rendre mes traités ? Je savais bien que vous reviendriez à de meilleurs sentiments.
— Je ne suis pas venu vous rendre vos traités, je suis venu vous demandez de vous en aller.
— M'en aller ? J'étais ici avant vous. C'est grâce à moi que vous êtes là, Ballay.
— Un de nous deux est de trop ici.
— C'est vous, l'homme de trop, Ballay : la terre appartient au premier occupant, lisez donc la Bible !
— Vous êtes un mythomane doublé d'un emmerdeur, Sanderval ! Tant que vous serez là, je ne réussirai pas ma colonie. Que vous le vouliez ou non, il faudra que vous partiez !
Il brisa sa règle et gagna la sortie, laissant derrière lui un silence tendu, absolument insupportable. Il se retourna une dernière fois avant de monter dans son triporteur et dit, d'une voix assourdie par la colère :
— Surtout, ne remettez plus jamais les pieds au palais, Ai-mé O-li-vier !
Les invités hésitèrent, regardèrent tour à tour Sanderval et le gouverneur, puis gagnèrent la sortie par petits groupes en bougonnant et en jetant des coups d'oeil réprobateurs derrière eux. Il ne resta que Pénelet, l'agent de la TSF, un vieux célibataire toujours un peu éméché mais bon bougre, libre d'esprit et fidèle aux amis.
De toute la colonie de Guinée française, les Sanderval n'avaient plus qu'une seule personne à qui parler.
Commença alors une longue période de solitude et de peine. Georges qui, pourtant, avait prouvé plus d'une fois qu'il était un Olivier, un vrai, craqua dès les premiers mois :
— Vous pensez qu'on va tenir, père ?
— Laissons un peu de temps a ces pauvres gens ! Ils reviendront sûrement. Ils attendent de voir comment va évoluer Ballay. Faut pas trop leur en vouloir. Ils ne sont que ce que sont les hommes : lâches devant le danger et serviles devant les rois !
Mais les saisons passèrent et à part Pénelet, les moustiques et les Nègres, plus personne ne rentrait chez eux. On ne les invitait plus ni aux parties de pêches ni aux banquets. Les parades militaires et les bals du 14 Juillet se déroulaient sans eux et les rumeurs les plus révoltantes se mirent à courir les rues :

« Vicomte ! Mais, ma chère, il l'a volé, son titre de noblesse !… Fils d'industriels lyonnais ! Vous croyez ça, vous ? Il vient d'une famille de tonneliers d'Auvergne, c'est cela, la vérité !… Et vous savez quoi ? C'est un bandit recherché par toutes les polices d'Europe… Enfin, on comprend pourquoi il n'a pas envie de partir d'ici ! »

On les chassa du terrain de boules, la porte de l'épicier leur fut fermée. Au caravansérail, seuls les Nègres daignaient encore leur adresser la parole. Ils durent passer par Pénelet pour obtenir des sardines et de l'huile, de l'alcool et des bougies. Au lieu de s'atténuer au fil des mois, l'harmattan des malheurs souffla de plus fort sur leur pauvre demeure, jusqu'à leur arracher le seul lien qui les rattachait encore au monde.
Un après-midi, juste après sa sieste quotidienne, alors qu'il dégustait une bière fraîche sous sa véranda, en chassant de son éventail la chaleur et les mouches, une panthère venue de nulle part bondit sur le pauvre Pérenet et lui trancha la gorge.
— C'est triste, père, nous n'avons plus personne !
— Tu vas voir, mon petit Georges, ils vont revenir ! Impossible de garder sa haine après un tel drame !
« La mort apporte le chagrin et le deuil, elle sert aussi de vidange et de catharsis, pensa-t-il. Les hommes en profitent pour crever les abcès, évacuer pour un moment les colères et les mesquineries, oublier les offenses, éponger les rancoeurs et les dettes, afin de s'ouvrir à un nouveau cycle de délices et de peine. »

Pas dans ce cas-là !
La mort du pauvre Pérenet n'arrangea rien, oh que non ! En creusant sa tombe, les fossoyeurs creusèrent en même temps un fossé impossible à combler entre les Sanderval et le reste de la ville. L'hostilité générale s'amplifia. les voisins redoublèrent de férocité. Sur le chemin de l'église, les Sanderval se rangèrent sur la gauche du cercueil et les autres completement à droite. Quand ceux-ci ouvraient la bouche pour entonner les choeurs, ceux-là se taisaient.
Ce fut, au contraire, le funeste pic du haut duquel le destin déjà fort agité des Sanderval se mit inexorablement à dégringoler. Chaque jour qui venait ou ajoutait à leur désarroi, ou leur ôtait quelque chose.
Le lendemain de l'enterrement, Georges fut mordu par un serpent. Un incendie ravagea leur plantation de la Kolenté… Six mois après, un vieillard maigrichon, au ventre ballonné, passa leur portail en se tenant douloureusement les hanches. Il traversa la cour et, sans hésiter, entra et tira une chaise pour s'asseoir :
— Bonjour, Yémé !
— Que me veut le vieillard ? Si c'est pour une pièce, qu'il aille à la cuisine, les boys lui en donneront une si c'est pour le boulot, c'est trop tard, ils ont brûlé ma plantation ! Et vu ton état !…
— Je savais bien que, toi non plus, tu n'allais pas me reconnaître.
— Alors dis-moi vite qui tu es et ce que tu me veux et ensuite, laisse-nous tranquille ! Il y a déjà trop de malheurs dans cette maison.
— Je suis ton bon vieux Mangoné Niang et voilà ce que la vie a fait de moi.
— Mangoné ! Mon pauvre Mangoné, ne me dis pas que ça, c'est toi !
— Je suis malade depuis plus de deux ans, Yémé. Les uns disent que c'est l'estomac, les autres que c'est le diable.
— Oh, mon bon Mangoné (une douloureuse toux l'empêcha de terminer sa phrase)… Et notre cher Fouta ?
— Il ne va pas mieux que moi, Yémé ! Alfa Yaya 2 a tenu sa promesse, il est entré en rébellion.
Le Blanc grommela quelque chose, et sombra dans l'hébétude. Georges poussa deux toussotements pour l'éveiller. Mangoné fouilla dans son baluchon.
— Tiens, ce sont les dernières mangues de ton verger, celles que j'ai réussi à arracher aux singes ! Mange-les, Yémé, elles te rappelleront Kahel !
— Il fallait venir me voir, mon pauvre Mangoné ! Mais ce n'est pas trop tard, je vais pouvoir te soigner !
— Non, Yémé, je m'en vais à Rufisque, mourir.
— Alors tu te feras soigner là-bas. Je vais te payer, je te dois au moins deux ans de salaire.
— Ce n'est pas la peine, Yémé, donne-moi juste le prix du bateau !
« Quel est le rang de l'homme dans l'univers ? »
Il relut plusieurs fois la phrase et passa le reste de la nuit à soliloquer.

***

Mangoné Niang s'en alla mourir à Rufisque et la maison des Sanderval se mit à ressembler à une tombe. Après les Blancs, les Noirs ! Un à un, ses cuisiniers désertèrent chez ses voisins, et ses jardiniers au palais du gouverneur. Le vieux Nalou qui, seul, avait refusé de les abandonner n'arrivait à faire bouillir la marmite et à défricher l'entrée de la maison qu'au prix d'un effort surhumain, à cause de sa mauvaise vue et des rhumatismes qui lui déformaient les jambes.
Ce n'était plus une vie, mais un long cycle de calvaires et d'humiliations.
Les lettres anonymes et les menaces de mort se mirent à tomber avec la même violence et la même régularité que les pluies. La nuit, on leur lançait des projectiles, on proférait des injures et des cris de haine à travers les persiennes. On déposait des déchets de singe sous leur véranda, des chats morts dans leur jardin. Pérenet n'était plus là pour faire leurs courses chez l'épicier. Ils se nourrirent comme au bon vieux temps de tout ce que, racines ou tubercules, gibier ou baies sauvages, la nature voulait bien leur donner.
N'en pouvant plus, Olivier de Sanderval dut user de son fusil pour arracher à l'épicier quelques caisses de provisions. Cela leur permit de tenir encore deux hivernages, puis ce fut de nouveau le dur régime de la brousse : des baies, des tubercules et, de temps à autre, l'insipide viande de phacochère ou de porc-épic.
L'âge, les dures épreuves si longtemps endurées… l'état de santé d'Olivier de Sanderval déclina dangereusement. L'étrange mal dont il fut victime en 1896, sur les bords du Konkouré, brûla de tout son feu sa malheureuse poitrine : d'abord une fois par mois, puis une fois par semaine, puis une fois par jour avant de revenir au même rythme que les heures. Cela commençait par une sensation d'étouffement, comme s'il avait avalé quelque chose de travers. II ouvrait grand la bouche et portait la main à sa poitrine en se tordant de douleur : « De l'air ! de l'air ! La… la… la fe… nê… tre ! Ouvre ! Ou !… »
Mais la fenêtre n'était jamais suffisamment ouverte, ni la véranda suffisamment large ni la plage suffisamment aérée… Parfois il gisait au sol une bonne demi-heure, noyé de sueur et suffocant comme une bête rendant son dernier soupir. Cela dura encore une saison ou deux puis, à bout de forces, Georges fit un effort surhumain pour laisser sortir les mots qui se bousculaient depuis si longtemps dans sa gorge et que sa bouche n'osait prononcer :
— Je crois qu'il est temps de partir, père.
— Tu crois ? lui demanda Olivier de Sanderval avec ce regard fougueux mais vide des guerriers qui n'en peuvent plus.
— Oui. Le combat devient inégal, vu votre état.
— Vous reviendrez, vous !
— Promis, père, je reviendrai !
— Vous continuerez le combat même si cela dure cent ans.
— Même si cela dure cent ans, père !
— Jurez-le-moi, Georges !
— Je vous le jure, père !

***

Le 29 novembre 1900, exactement vingt et un ans jour pour jour après avoir pris son premier bateau pour l'Afrique, Olivier de Sanderval entendit quelqu'un l'interpeller pendant qu'il passait le portail du port :
— Je parie que le Blanc qui marche devant moi s'appelle Yémé !
II se retourna et reconnut le cousin de Bookar-Biro, celui-là même qui avait failli l'empoisonner à Sokotoro.
— Tiens, c'est toi, Hâdy ? Qu'est-ce que tu fais ici ?
— J'attends un bateau pour Tunis. J'ai décidé d'aller faire le grand pèlerinage à La Mecque. Le monde croule sous les péchés depuis que vous êtes là. Et toi, je parie que tu t'en vas en vacances ?
— Euh… Oui, oui… Oui mais… pas pour longtemps !
— A ton retour, ne reste pas à Conakry, reviens au Fouta, c'est là-bas chez toi. Tu es un Peul, ne l'oublie jamais !
— Tu n'es plus roi de Sokotoro, à ce qu'il semble !
— Je suis roi là-dedans, Yémé ! répondit l'homme en se frappant bruyamment la poitrine.
Sur ce, il déploya son ombrelle et lui tourna le dos, de cette démarche paresseuse et hiératique qui n'appartient qu'aux Peuls.
Pendant que le père et le fils s'avançaient vers la passerelle du bateau, un groupe de colons surgit de derrière le grand baobab :
— Adieu, vicomte !… Et couvrez-vous !… A cause de la glaciation !
Olivier de Sanderval essuya stoïquement leurs ricanements et gagna le pont en se touchant la poitrine, soutenu par son fils.
Bientôt, devant lui, le paysage commença à s'estomper. Conakry lui fit penser à une ardoise surchargée d'images qu'une main tatillonne de gamin effaçait trait par trait. Les cimes des arbres et les toitures des maisons scintillèrent brièvement et s'éteignirent comme des lucioles. Ce fut d'abord, au fond, le rideau de bambous et de palétuviers ceinturant l'arrière de l'île, puis la majestueuse toiture du palais du gouverneur, puis les grues du port et les branchages des manguiers…
Les îles de Loos : Kassa, Fotoba, Tamara… l'île Blanche, l'île Corail, l'île Poulet, l'île Pousset… Feuille par feuille, palmier après palmier, l'Afrique, doucement, referma ses mystères.

Notes
1. Détruite et plusieurs fois reconstruite, elle abrite aujourd'hui le musée de Conakry. La case, elle, est intacte et le quartier s'appelle toujours Sandervalia (chez Sanderval, en langue soussou).
2. Le roi de Labé sera arrêté quelques années plus tard et déporté au Dahomey, puis en Mauritanie où il mourra en 1912.

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