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Tierno Monenembo
Le roi de Kahel

Paris, Editions du Seuil. 2008. 261 pages


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Epilogue

Entre le 16 janvier 1901 et le 3 mars 1910, Olivier de Sanderval se présenta cent quarante-sept fois au ministère des Colonies. Malgré la vieillesse et la maladie, il arriva un soir à Paris pour une cent quarante-huitième tentative. Le lendemain, il décida de faire le chemin à pied afin de profiter d'un magnifique soleil printanier. Il se trouvait maintenant à la hauteur des Invalides et ne se doutait pas qu'allait se produire, quelques minutes plus tard, l'incident de rien du tout qui allait briser définitivement ses rêves de royaume et de Fouta-Djalon.
Devant le portail du ministère, il reçut un violent coup sur la tête. Il se retourna : ce n'était rien, rien qu'un ballon échappé des mains d'un gamin. Celui-ci laissa la vieille dame qui l'accompagnait et se précipita vers lui pour récupérer son jouet.
— Fais donc attention, mon petit guerrier, tu as bien failli m'assommer, lui fit Olivier de Sanderval… Tu sais que tu es mignon, toi, hum, tu sais !… Tu veux une friandise, tiens, voici du chocolat, du Marquis !
A ce moment-là, la voix désagréable de la vieille dame se mit à tonner :
— Viens ici, Jean-René ! Laisse donc ce monsieur tranquille !
Le garçon ramassa son ballon et retourna vers la femme :
— C'est qui, mémé ?
— Allez, viens, je te dis ! Allez, ne traînons pas ici… C'est… C'est le monsieur de la glaciation ! continua-t-elle, en baissant la voix.
Il les regarda s'éloigner, submergé de tristesse. Ses jambes se ramollirent, tout s'embrouilla dans sa tête. Ils'accrocha à la grille et laissa son regard abattu errer sur le hall et la cour. Mais très vite l'image brouillée du va-et-vient incessant des officiers et des fonctionnaires laissa la place à celles, vieillies et confuses, de son existence tourmentée. Un profond sentiment de dégoût lui monta à la gorge. Il cracha par-dessus la grille et quitta les lieux à la vitesse à laquelle les dévots s'enfuient d'un lieu de perdition. Il regagna l'hôtel et demanda aussitôt sa note. Puis il appela un taxi et s'embarqua dans le premier train.
Il ne remit plus jamais les pieds à Paris.

***

Vieilli et ruiné, il se réfugia progressivement dans l'écriture de L'Absolu. Mais, l'absolu, il ne se contentait plus de disserter là-dessus, il voulait maintenant oeuvrer à son accomplissement. L'esprit de l'homme s'usait, se disait-il, le monde se sentait bloqué, il avait besoin d'une nouvelle religion. Il créa à cet effet une confrérie toute nouvelle : Les Apôtres de l'Absolu qu'il anima, habillé d'une cape rouge, avec la componction du grand prêtre et la pénétration du savant. Dans cette étrange congrégation vint se réfugier tout ce que Marseille comptait de mystiques et d'illuminés : les amateurs de spiritisme, les déçus de l'athéisme et du christianisme, les adeptes du zen et du shamanisme, les rationalistes invétérés et les amoureux de la philosophie hindoue. Il ne s'agissait plus de croire en s'encombrant de rites insensés et de superstitions. Il s'agissait dorénavant de prouver. Les sciences avaient suffisamment progressé en ce début de XXe siècle pour pouvoir démontrer par A+ B l'existence de Dieu. L'Absolu, plus besoin de l'imaginer, il fallait maintenant le réaliser !
Tout ce petit monde s'agitait dans le laboratoire du mas de Clary.
On mélangeait des corps gras, on faisait bouillir des acides, on mesurait les variations de la densité de l'étain en fonction d'un nombre incalculable de paramètres. Après les travaux pratiques, le sgrand prêtre à la cape rouge réunissait son petit monde à la bibliothèque où, en guise de devise, il avait affiché ceci en évidence :

« L'univers n'est pas dans l'Absolu comme un corps dans le vide, il fait partie de l'Absolu. Le Relatif n'est pas dans le vide, il est dans l'Absolu; il existe, il vit, il se meurt à partir de l'Absolu et par lui ; son mouvement qui est l'être commence et finit dans l'Absolu. L'Absolu se continue, transformé dans le Relatif, dans l'Être il le constitue. Aucun point ne saurait être vide d'Absolu ni être autre chose que de l'Absolu, ainsi établie serait inférieure à celle qui s'impose à notre esprit, à l'Absolu que nous sommes déjà capables de concevoir plus haut à l'Absolu un… »

Les Apôtres de l'Absolu affluèrent par dizaines les premiers mois. Mais, très vite, les effectifs se mirent à fondre. Les uns renonçaient, lassés par la difficulté des concepts et par les allures du maître, les autres furent fauchés par la guerre. En 1918, il n'en restait plus que deux : M. Louvet, un négociant en épices féru de philosophies orientales qui souhaitait soumettre à la lumière de la raison la complexe métaphysique de la sagesse chinoise et bouddhiste, et Mme Naxara, la veuve d'un capitaine de marine qui ne savait quoi faire de ses longues journées de solitude. Puis M. Louvet aussi finit par se lasser.
Ce n'était pas suffisant pour le décourager :
— Vous conviendrez avec moi, madame Naxara, que tout le monde ne peut pas accéder à l'Absolu !
— Bien sûr, monsieur de Sanderval, bien sûr !
— Bon, de quoi parlions-nous hier ?… Oui, de la dialectique entre le Relatif et l'Absolu… Voyez-vous, l'Absolu n'a pas de quantité, il n'a ni volume ni poids… Néanmoins, si nous admettons que le Relatif vient de l'Absolu et y retourne, nous pourrons supposer que ces qualités mesurées subsistent dans l'Absolu, nous disons qu'elles y sont en puissance. Vous avez compris, madame Naxara ?
— J'ai tout à fait compris, monsieur de Sanderval, répondait docilement la pauvre femme, reniflant péniblement et trempée de sueur.
Accoudé à la fenêtre de sa bibliothèque, il guettait tous les jours l'arrivée de son unique élève. Ce matin-là, il guetta jusqu'aux environs de midi et personne ne passa le portail à part les livreurs de journaux et de lait.

***

Ses douleurs à la poitrine et ses suffocations s'aggravèrent terriblement les mois suivants. Il n'y avait plus assez d'air dans l'univers tout entier pour assouvir ses besoins de respirer. « De l'air ! De l'air, par pitié ! Ouv… les fen !… » On ouvrait grand les fenêtres mais c'était encore pire que si on les avait laissées fermées. « C'est à cause du château, ses murs sont trop épais… C'est à cause du salon, il est trop étroit… » Il fit agrandir le salon jusqu'aux premiers platanes, jusqu'au vieux puits, jusqu'à la clôture du parc. Rien à faire, l'air du bon Dieu avait déserté ces endroits-là aussi.
Le dernier jour qu'il mit le nez dehors, il se pencha sur la fenêtre, regarda les oiseaux s'ébattre dans les platanes et, entre deux douloureux sifflements, maugréa ceci :

« Le progrès est là, il fera inéluctablement son chemin, plus rien ne pourra l'arrêter. Dommage que tout cela puisse continuer sans moi ! »

Le 24 mars 1919, entre un entrefilet annonçant le suicide d'un désespéré et un autre relatant la motion de l'abbé Lutoslavski devant la Diète, demandant au gouvernement polonais une action systématique contre le bolchévisme, Le Petit Marseillais publia l'annonce ci-dessous :

« Nous apprenons avec un grand regret la mort en son château de Montredon de M. Aimé Olivier, comte de Sanderval. Il était le gendre de M. Jean-Baptiste Pastré et, quoique son grand âge l'eût fait retirer du monde depuis quelques années, il n'en demeurait pas moins une personnalité notoire de la haute société marseillaise. C'était un savant, un ingénieur ECP des plus distingués. Ses explorations l'avaient placé au premier plan parmi les pionniers de l'influence française et on lui doit la conquête pacifique du Fouta-Djalon, l'initiative des traités avec les chefs indigènes et l'embryon de la première armée noire… »

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