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Tierno Monenembo
Le roi de Kahel

Paris, Editions du Seuil. 2008. 261 pages


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Chapitre 18

Il courut prendre une douche dans sa chambre de l'hôtel Terminus et s'isola derrière un verre de genièvre au café de la Paix. Il avait compris dès son arrivée chez les Peuls que cela finirait mal entre ces deux frères-là. Trop de choses déterminantes les liaient et les séparaient à la fois : deux mères, co-épouses et rivales, un trône, le plus juteux du Fouta, et puis, plus indéfectible et plus tentante que tout, cette femme cynique et désirable qui, d'un seul regard, attirait tout vers elle : l'or, les chevaux, les esclaves et les princes. Il savait que cela finirait mal et que Taibou serait au coeur du tragique dénouement, dans ce Fouta-Djalon où bien souvent le chemin du trône traverse une rivière de sang. Il s'imaginait simplement que cela se ferait à la peule, c'est-à-dire d'une manière douce, élégante, subtile, chevaleresque.
Une embuscade à la sortie de la mosquée à l'heure de la prière du crépuscule, devant les vieillards et les enfants. Ce n'était pas très peul, tout ça : pas assez discret, pas assez astucieux, pas bien éduqué. Un vrai travail de cuistre ! Les bandits de Sicile devaient se comporter ainsi dans les grottes de l'Etna : tuer l'adversaire et emporter sa gamelle et sa femme ! Du petit boulot, du boulot de petit ! Il ne croyait pas ça d'Alfa Yaya !
C'était sur lui qu'après mûre réflexion il avait fini par miser. Aguibou et Paate lui paraissaient trop complexes, trop cérébraux, trop hautains, bref trop peuls, ils ne seraient jamais faciles à manier ; et Bookar-Biro, certes plus simple d'esprit mais trop impulsif, trop patriote, trop méfiant à l'égard des Blancs ! Sa préférence allait à Alfa Yaya, rusé orgueilleux comme tout Peul qui se respecte, mais ouvert, mieux encore, à la fois bon politique et bon guerrier. Il suffisait pour le tenir d'agiter sous son nez le chiffon rouge du pouvoir et de l'or ! C'était un homme pratique, facile à comprendre : les intérêts d'abord, les états d'âme après, contrairement à cette brute émotive de Bookar-Biro. Il savait que c'était un Peul, un vrai, qu'il ne serait jamais sûr de ses sentiments, mais qu'il pourrait compter sur lui tant que leur cause serait la même.
Commettre un crime et s'enfuir comme un vulgaire bandit de grand chemin ! Et où se cachait-il à présent ?
Et c'était au hasard d'une conversation qu'une telle nouvelle — sans doute plus importante que celle de la nomination de Bayol lui parvenait ! Que faisait Bonnard ? Où se trouvait Mangoné Niang ? Et ses agents de Boulam et de Gorée et ses espions de tous les coins du Fouta ? Pourquoi les payait-il donc ? Sapristi !
Il régla sa note et sortit pour ne pas tuer quelqu'un.

***

Cette fois, il n'y avait pas une minute à perdre. Sitôt revenu à Marseille, il se mit à clouer ses caisses et à relire ses itinéraires. Au port, on lui annonça que le prochain bateau était pour la fin du mois… Et puis le ciel se mit à se perturber, le destin à brouiller ses ficelles : il ne prit ni ce bateau-là ni les suivants. A deux jours du grand départ, il reçut de Paris une lettre qui le fit exploser de joie.
Le nouveau ministre des Colonies (on venait d'en nommer un, un vrai, et il s'appelait de Laporte), qui avait maintes fois entendu vanter ses exploits au Fouta-Djalon, lui exprimait son admiration et le priait de venir le rencontrer en tête à tête pour examiner ses doléances.
C'était un de ces politiciens de la IIIe République, ce de Laporte, éloquent et raffiné, bombardé à ce poste bien plus par les combinaisons politiciennes du moment que par sa connaissance du dossier. L'Afrique, il savait à peine par où ça se trouvait et les colonies, il les imaginait à peine plus compliquées que la Camargue avec des singes à la place des chevaux.
Un ministre amateur, la belle occasion ! ricana Olivier de Sanderval après s'être renseigné. Il mobilisa toutes ses ressources de Lyonnais (l'audace, le tact, le sens de l'argumentation, la séduction) avant de prendre le train. Son numéro plut, cette fois. L'audience dépassa largement la petite heure qui avait été prévue et le ministre le raccompagna jusque dans la cour, lui serra longuement la main avant de lui répéter la décision qu'il venait de prendre et qui allumait en lui une joie bienfaisante et infinie :
— J'envoie aujourd'hui même un avis favorable à toutes vos doléances au Dr Bayol.
Toutes vos doléances ! Il avait bien entendu, ce n'était pas une blague ! Voilà qui clouerait pour de bon le bec de ce charognard de Bayol ! Le ministère à Conakry, lui, Olivier de Sanderval, au Fouta-Djalon et la France, partout chez elle ! Où trouver meilleur arrangement ? Tant pis, en fin de compte, il offrirait à Rose une redite du déjeuner de La Verryère, c'était la meilleure manière de fêter ça !

***

Il trouva Rose au lit, il fallait toujours un grain de sable pour enrayer la machine du bonheur :
— Rien de bien grave ! le rassura le médecin, une petite bronchite contractée lors d'une de ses matinales promenades dans le parc.
Cet automne a de curieux airs d'hiver, vicomte. Vous n'avez rien à craindre, vous, vous êtes toujours bien couvert. Elle se releva assez vite, mais dans un état si soucieux qu'Olivier de Sanderval reporta son voyage de quelques semaines pour assister à sa convalescence.
C'est à ce moment-là qu'il reçut enfin des nouvelles de l'Afrique. Ce bon vieux Bonnard ne pouvait écrire plus tôt pour la raison majeure que voici. Les Béafadas, ces redoutables, qui terrorisaient les panthères et les tribus ennemies dans les forêts de Boulam, l'avaient retenu deux mois prisonnier — il avait, comme il arrivait souvent aux Blancs, involontairement profané leur dieu supérieur, une innocente statue de terre fichée à l'entrée du village. Les plus fanatiques avaient demandé sa décapitation, mais le roi, qui avait le nez plutôt marchand, avait réussi après des semaines de palabres à convertir cette sentence divine en kilogrammes de verroterie.
C'est seulement en sortant de cet enfer qu'il avait pu rencontrer les espions envoyés par Mangoné Niang. Oui, Alfa Yaya et Taïbou avaient bel et bien fait assassiner Aguibou : cent coups de couteau à la sortie de la mosquée, juste après la prière du crépuscule, le plus sacré, le plus fréquenté des cultes ! La manière et le volume de sang répandu avaient tellement révolté les notables que le coupable avait compris de lui-même. Après avoir commis son acte, il avait pris la fuite au lieu de prendre le trône, emportant avec lui et le cheval et l'or de son frère.
« Personne ne sait, au moment où je vous écris où sont terrés les maudits amants. » Puis il donnait d'amples informations sur l'état des factoreries et sur les chantiers de Kahel.

« Rassurez-vous, vicomte, continuait-il, tout se passe comme prévu. A présent, ces Nègres comptent en kahels aussi souvent qu'en shillings dans les factoreries de la côte comme dans les marchés du Fouta. Mangoné est aussi efficace et redouté qu'un proconsul romain et nos réseaux travaillent si bien que certains roitelets de province n'osent plus décider sans demander notre avis. C'est vrai que cet Alfa Yaya est une carte difficile à remplacer…
A présent, tournons-nous vers la capitale. L'Almaami est devenu grabataire. Paate et Bookar-Biro ne se parlent plus. Tout le Fouta sait que le sang coulera bientôt à Timbo comme il a coulé à Labé. La seule question est de savoir qui tuera qui et quand ?
Je veille, nuit et jour, je vous tiens au courant.
Votre dévoué, Bonnard. »

***

Rose rechuta peu après cela. Sa bronchite n'était pas complètement partie, elle devait garder le lit jusqu'à la fin de l'hiver. Mais il n'y avait pas à s'inquiéter, assura de nouveau le médecin, juste le temps que passe cette vilaine petite toux.
A Paris, les foires d'empoigne secouaient le Parlement et les crises de cabinet se succédaient au rythme des fins de semaine. Ce brave de Laporte fut bientôt évincé. Olivier de Sanderval apprit qu'avant de prendre cours à Conakry, le décret de De Laporte devrait d'abord être examiné par le Quai d'Orsay — et par d'autres ministères, d'autres bureaux, d'autres coucous à tampons et à lorgnette…
Il n'était plus question de lui laisser le Fouta-Djalon, mais simplement de lui accorder des terres et une concession de chemin de fer, à condition qu'il s'associe à d'autres capitaux, à d'autres partenaires. Il tomba encore deux ou trois gouvernements et le décret de De Laporte fut transformé en une proposition de loi applicable à tous les cas analogues qui surviendraient dans les colonies.
— Ça ne se passera pas comme ça ! fulmina-t-il, en allant voir son ami Jules Charles-Roux. J'ai une idée, je vais m'adresser à Faidherbe et lui rappeler sa promesse.
— Comment, vous n'êtes pas au courant ? lui demanda celui-ci, plus Cassandre que jamais. Faidherbe est mort, je viens de le lire dans le journal.
— Pauvre de moi, pauvre Timbo ! fit-il en s'effondrant dans un fauteuil.

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