Paris, Editions du Seuil. 2008. 261 pages
Cela faisait maintenant huit ans qu'il se coltinait ce satané Fouta-Djalon, ses pentes abruptes et ses énigmatiques Peuls, huit ans sur le terrain, tout au moins ; sa vie entière, s'il tenait compte des journées passées dans les récits de Mollien, de René Caillé, de Mungo Park ou de Lambert — tout son sang, toute son eau, s'il ajoutait les nuits consacrées à s'inventer des forêts brumeuses grouillant de Nègres, de reptiles préhistoriques et de diables ; à imaginer fiévreusement, sous les couvertures, le bruit infernal des torrents et des buffles, le caractère ténébreux et le teint abâtardi des Peuls !
Petit, l'Afrique lui apparaissait comme un monumental opéra baroque : des personnages difformes, des scènes extravagantes, une orgie de bruits et de couleurs, une musique jamais entendue ; un spectacle démesuré, à désintégrer l'esprit, à brûler les sens ! Tout n'y serait que féerie, ivresse, exotique délectation — les tonnerres, les ouragans, les volcans et les précipices, pour les délices de la comédie, les fièvres, les furoncles, les morsures de serpents et les états comateux, juste pour les besoins de l'esthétique ! Il lui suffirait d'un simple, d'un magistral contre-ut pour surmonter les obstacles qui parsèment d'ordinaire le chemin des héros : les défis, les intrigues, les tourments de l'amour.
Il arriverait, un royaume surgirait aussitôt avec la même rapidité que dans les rêves, le même panache que dans Jules César en Egypte ou Lorenzaccio.
Ce serait un pays tout nouveau, tout vierge, avec des fleurs partout et des fruits étranges ; peuplé de bêtes et de tribus éparses, joviales et pacifiques. Un pays embryonnaire qui n'attendrait que sa petite étincelle pour s'irradier et jaillir des ténèbres. Il ne lui resterait plus alors qu'à le façonner selon son goût, avec l'aisance du potier devant la terre glaise. D'abord, à petites doses, le solfège et l'alphabet, puis Archimède, l'algèbre, Virgile et Ronsard, ensuite seulement Newton et les échafaudages !
Sa petite tête de gamin ne pouvait, bien sûr, deviner les fringales et les insolations, les blessures, les demi-morts, encore moins les deux terribles écueils à présent dressés devant lui : les Peuls et Bayol, Bayol et les Peuls, Charybde et Scylla, peut-être ! Le combat serait rude, cruel, embrouillé, il ne pouvait que le deviner ! Il le gagnerait tout de même, il le gagnerait coûte que coûte, il gagnerait contre le feu et la mer, contre les foudres et les vents, contre les hommes et les dieux ! Il allait montrer à l'époque ce que c'était qu'un Lyonnais, et un Olivier, qui plus est !
Déjà il n'était plus tout à fait démuni ! Ildisposait à présent de deux abris, de deux sanctuaires, de deux inexpugnables bastions : Kahel et Conakry ! Le premier lui servirait à endormir les Peuls, à les imiter lentement, à absorber leur lait, leur ruse, leurs lubies de prince, leurs manières de hobereaux, avant de se substituer en douce à la tête de leur bijou de petit royaume. Le second, à contrer Bayol et les chacals du ministère de la Marine.
Il n'avait pas choisi ces deux endroits par hasard. Le plateau de Kahel s'imposait de lui-même : très haut et au centre du pays !
Conakry lui évitait de gêner ses amis portugais à Boulam ou de
tomber sous les intrigues du ministère de la Marine à Boké. Protégé de la barre par l'archipel des îles de Loos, et des farouches tribus côtières par sa semi-insularité, ce serait un excellent débouché pour son chemin de fer. A Kahel, il avait Mangoné Niang pour fonder le palais et la gare, lever les factoreries et faire pousser les pépinières. A Conakry, il lui faudrait quelqu'un pour esquisser un port et faire le plan d'une ville. Ah, si seulement ce brave petit Souvignet vivait encore ! Ah, si seulement !
Après la douane et les médecins, le premier geste qu'il accomplit en arrivant en France fut de frapper le kahel, la monnaie officielle de son royaume ! Pile : un lion de Suze allant à gauche et surmonté d'un croissant. Face : le nom Sanderval somptueusement calligraphié en ajami 1, à l'intérieur d'un cartouche finement dentelé. Son empire, il y croyait plus que jamais, il en apercevait déjà les lueurs à travers la brume, il suffirait de bien naviguer, bref, d'éviter Charybde et
Scylla ! Certes, Kahel, pour l'instant, rappelait bien plus Lilliput que l'Eldorado ou les Indes, mais il faut un début à tout. Rome, avec ses remparts d'Ephèse, ses vignobles du Narbonnais, ses greniers d'Hispanie et de Numidie, n'avait-elle pas débuté par le monticule du Palatin ?
Minutieusement compté et emballé, ce trésor de l'Etat fut aussitôt
expédié à Bonnard, avec la consigne ferme de l'écouler dans ses factoreries et dans tous les marchés du Fouta et de distribuer des armes à ces beaux princes peuls, beaucoup d'armes, que chacun de ces enfants ait son joli petit joujou !
La dernière caisse partie, il pouvait se présenter au ministère et,
toute rancune bue, lui remettre un rapport détaillé sur le Fouta-Djalon accompagné d'une carte, de nombreuses photos et d'une coupe minutieuse de la vallée du Konkouré. Il répéta longuement à des fonctionnaires somnolents que point n'était besoin d'envahir le Fouta-Djalon ; que ses princes étaient divisés, que les Peuls manifestaient de mieux en mieux leur lassitude devant leurs caprices et leurs excès, qu'il suffisait de les opposer davantage pour que tout l'édifice s'écroule.
— En ce sens, j'ai déjà accompli une bonne partie du travail. Laissez-moi faire et, bientôt, le Fouta-Djalon tombera dans notre
escarcelle sans qu'on ait gaspillé une seule balle. En échange, je demande la propriété de quelques hectares où installer mes habitations et l'administration centrale de mon entreprise.
II ne se contenterait jamais de quelques hectares ! Son ton le démasquait, ses yeux le trahissaient. Il s'efforçait de paraître plus serein, plus raisonnable, plus convaincant qu'il ne le fut devant le
vice-amiral Cloué. Cela l'ennuya beaucoup de voir que, malgré cela, ses arrière-pensées n'échappaient à personne. Chuchotements, regards de travers, rires sous cape, ses interlocuteurs, qui n'étaient pas nés de la dernière pluie, semblaient lire dans son âme comme dans un livre ouvert.
« Vous n'en démordrez jamais de votre lubie de royaume, nous le savons ! Vous vous attendez peut-être à ce que la France vous serve de marchepied pour accéder au trône, hi ! hi ! hi ! »
II sortit néanmoins de cette pénible entrevue avec un petit sentiment de réconfort : l'importance du Fouta-Djalon ne faisait plus l'ombre d'un doute. On en discutait dorénavant sans arrêt dans les salons, les salles de rédaction et les ministères. Gallieni, Archinard, Faidherbe, Brazza, toutes les icônes de l'épopée coloniale ne parlaient plus que de ça. Grâce à qui?
Il retourna à Marseille, somme toute optimiste, pour se consacrer à Rose qui fut très déçue, cependant, de voir refuser le kahel dans les théâtres et dans les magasins. Au bout d'un an, ses enfants avaient suffisamment goûté et joué à ses côtés. Rose avait eu sa dose d'opéra et de dîners mondains, largement assouvi ses caprices dans les châteaux de France et les vieilles rues d'Italie.
Il passa ainsi, cela ne lui arrivait pas souvent, de longs et merveilleux moments en famille, réservant ses longues nuits d'insomnie à ses carnets de notes et au redoutable manuscrit de L'Absolu. Puis, un beau jour, alors qu'il se préparait à emmener son épouse au restaurant, son ami Jules Charles-Roux, avec sa manie des mauvaises nouvelles, fit irruption dans son salon, un numéro tout frais de La Dépêche coloniale à la main : la France venait de s'octroyer une nouvelle colonie, celle des Rivières du Sud, avec Conakry comme capitale et un certain Bayol comme gouverneur !
— Vous me connaissez, Jules ! rugit-il en envoyant valser le journal. Je vais de ce pas déloger Bayol de Conakry !
Un message du secrétariat d'Etat aux Colonies (on venait enfin d'en créer un, mais sur l'idée de qui ?) vint subitement bouleverser ses plans : on l'invitait à l'Exposition coloniale qui allait se tenir à Paris. Avait-on enfin repris ses esprits dans les ministères ? Allait-on, enfin, reconnaître ses traités, avaliser son droit sur le Fouta-Djalon et le protéger, lui, citoyen français, contre la convoitise des Anglais ? Il ne devait pas rater l'occasion, dans tous les cas. L'Exposition coloniale, c'était le lieu idéal pour rencontrer du beau monde et exprimer ses idées, quitte à gueuler ou à casser les dents de quelques imbéciles !
Il prit le train en sifflotant, mais son coeur faillit s'arrêter quand il aniva sur les lieux. Noirot, celui qui avait accompagné Bayol à Timbo, se trouvait là, il figurait parmi les maîtres de l'exotique cérémonie ! L'ex-comique des Folies Bergère avait pris du galon depuis son aventure à Timbo : on l'avait bombardé administrateur colonial dans la vallée du fleuve Sénégal. Et, à ce titre, on lui avait demandé d'installer un stand qui se révéla vite le plus connu de l'exposition : un village toucouleur de trente personnes, composé en tout de dix cases, deux tentes et six hauts fourneaux, à l'entrée duquel il avait posté un bonimenteur :
« Visitez le village nègre comme si vous y étiez ! Regardez leurs airs de diable et leurs habits informes. Regardez-les piler, cuisiner ou filer le coton ! Pour dix sous, faites le plus prodigieux des voyages : aller d'un seul bond de la machine à vapeur à l'âge de pierre ! »
Olivier de Sanderval se fraya un chemin à travers la foule pour approcher le metteur en scène de ce pittoresque spectacle :
— Vous auriez dû le garder, votre boulot, Noirot ! Je vous assure que comique troupier vous va comme un gant, alors qu'administrateur des colonies vous défigure horriblement.
Noirot cracha un juron et se détourna de mauvais coeur de ses paillotes et de ses Nègres :
— Le voilà donc, notre vicomte portugais ! Je ne vous aime pas non plus et vous le savez, mais c'est tout de même bien que vous soyez là : il y a quelqu'un qui vous cherche !
Il l'entraîna vers le centre de la foire, où d'honorables messieurs agitaient leurs cannes et leurs chapeaux hauts de forme en discutant à voix basse. Il s'arrêta devant le plus impressionnant et dit d'une voix d'officier d'ordonnance :
— Monsieur le président de la chancellerie, le voici, le dénommé
Olivier de Sanderval ! Monsieur de Sanderval, permettez-moi de vous présenter le général Faidherbe !
Faidherbe, son képi, sa moustache, ses petites lunettes, sa raideur métallique, son nez tranchant et ses galons ! Faidherbe devant lui, plus militaire, plus austère que ce qu'en disait la légende — et le Napoléon des colonies voulait le voir ! L'homme aux quatre yeux et à la moustache en ailes de chauve-souris, ainsi que l'appelaient les Peuls, se détourna aussitôt de ses interlocuteurs, tendit la main et sourit :
— Le voilà donc, notre nouveau René Caillé ! Chapeau, on ne parle plus que de vos exploits, mon cher ami !
C'était si agréable à entendre qu'Olivier de Sanderval en oublia la solennité des lieux et la grandeur du personnage. Il se relâcha avec l'innocence d'un bébé pressé par le besoin : d'un trait, il vida tout, et cette fois-ci il avait l'air si naturel, si vrai, si persuasif que le général se garda bien de l'interrompre. Quand il eut fini, Faidherbe lui serra de nouveau la main de la façon dont on le fait avec le premier de la classe :
— Eh bien, le Fouta, j'en fais mon affaire ! Pour ce qui est de vos traités, vous pouvez compter sur moi ! Et si jamais il se créait un
Empire français d'Afrique, sa capitale serait Timbo !
En sortant de là, léger comme une bulle, il découvrit qu'un pittoresque spectacle remuait les foules de Paris. Les journaux en faisaient leurs choux gras; sur les trottoirs, les concierges s'en étranglaient d'émotion :
— Figurez-vous, ma chère, qu'en me réveillant ce matin j'ai trouvé Paris tout en noir. On a fait venir d'Afrique un roi nègre avec ses sorciers et ses éléphants. Et où a-t-on logé tout ce beau monde ? Chez un baron, un marquis, peut-être ! Ilva pousser de la jungle dans les beaux salons de Paris !
Il se renseigna et apprit ce qui suit : Noirot, avec son indéniable talent de comique, avait invité à Paris le roi des Nalous, Dinah
Salifou et son épouse, la reine Philis. Des princes d'autres tribus les accompagnaient. Ces étranges visiteurs logeaient confortablement près des Invalides, rue Fabert, chez le marquis de Maubois. Les concierges n'avaient pas menti. Et la République n'avait pas lésiné pour agrémenter leur séjour. Elle leur avait fait visiter les beaux monuments et les avait conviés au dîner de gala qu'elle venait d'offrir au shah de Perse.
Il décida de leur rendre une petite visite le soir après le dîner pour prendre un peu d'air africain, pour tester ce jeune roi nalou, surtout. Des dizaines de curieux, journalistes, caricaturistes, ethnologues, infatigables mondains, amoureux de cirque et d'opéra, se bousculaient dans les escaliers pour toucher du doigt ce spécimen du genre humain. Il se fraya un chemin, aidé de sa robuste carcasse et de son air indiscutable de duc de Bourgogne. Dinah Salifou, qui le reconnut tout de suite, l'accueillit avec beaucoup d'empressement :
— Tu ne me connais pas, mais moi, je te connais, Yémé, j'étais jeune garde quand tu es venu à la cour de mon oncle Lawrence !
Il lui présenta la reine Philis et se dépêcha de le rassurer : Bayol à Conakry, cela ne changeait rien, ses traités avec les Nalous restaient valables, aucune péripétie ne viendrait contredire cette vérité-là. Ensuite, il usa de son tact inimitable de chef de tribu pour lui glisser dans l'oreille la nouvelle qui lui brûlait les lèvres :
— Au Fouta, il se passe des choses, Yémé : Alfa Yaya a tué Aguibou, il s'est enfui avec Taïbou !
La nouvelle tombait comme un couperet, brusque, stupéfiante, absolument imparable ! Il lui fallait un autre endroit pour l'ingurgiter, et tâcher d'en mesurer les sens et les terribles conséquences.
Il précipita la cérémonie des adieux, mais jeta tout de même un dernier coup d'oeil à ce bouffon de Noirot, guidant les visiteurs :
— Môdy Cissé et Môdy Dian, princes de Labé ! Nabi Yalane Fodé, prince de la Mellancoré !… Mansour Kane, prince de Matam !… Sérigne Guèye, prince de Rufisque, M'Bar Sène, prince du Sine- Saloum ! …
Crapule, certes, quel talent tout de même, ce Noirot ! Il aurait mis un caissier à l'entrée, tout le monde se serait cru au cabaret.
Note
1. Ajami : écriture de langue peule mais de graphie arabe.
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