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R.P. Patrick O'Reilly
Gilbert Vieillard. Mon ami l'Africain

Edition privée non-commerciale. Dijon. 1942. 167 p


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Beaurepaire
par Criquetot-l'Esneval (Seine-Inférieure)

“Nous voici à Beaurepaire !” disait mon père en pointant du bout de son fouet trois sapins qui émergeaient d'un bouquet d'arbres, alors qu'après avoir dépassé la tour en briques de l'église de Gonneville-la-Mallet, on s'engageait dans la plaine, en direction d'Etretat. Cinq minutes de trot sur la grandroute nationale et, brusquement, la voiture tournait à droite dans un étroit chemin encaissé, qui descendait vers un fond.
Je n'aimais pas ce chemin creux : on aurait été bien en peine d'y croiser une autre voiture; des ramures y balayaient la figure et puis, plus tard, j'y ai “crevé” une ou deux fois sur des ronces folles. Repris ces temps derniers, je l'ai trouvé semblable à lui-même, raviné et fangeux. Les mêmes “cannes à lait” bosselées sont toujours négligemment jetées à l'entrée des fermes. Seuls de gros pylônes en ciment armé y avaient poussé qui portaient des numéros d'ordre, comme des rébus.
Le cheval prenait le pas et pénétrait de lui-même entre deux piliers de maçonnerie cauchoise, silex et brique, verdis et moussus, car la courte allée de sapins où l'on s'engageait était humide et sombre.
Les arrivants étaient salués à Beaurepaire par les abois d'une douzaine de griffons au poil dur, qui tournoyaient furieusement dans leur chenil. Le maître de maison, entouré de ses favoris, débouchait bientôt. Guêtré, une “queue de cochon” à la main, il s'avançait un peu courbé, le corps en avant, de la démarche balancée des cavaliers, et accueillait ses hôtes avec une courtoisie désabusée, qui contrastait avec les façons de mon père, si cordial et si spontané. Sa conversation était sans cesse coupée par des rappels à l'ordre ou des avertissements donnés à ses chiens. Et déjà l'on parlait de chasse. Car je ne participais à ces visites qu'à la façon d'un colis supplémentaire parmi tous les carniers, les cartouchières, les étuis à fusils et les sacs de rechange qu'on sortait du coffre de la voiture, accessoire, du reste, peu encombrant. Nous nous sauvions tout de suite avec Gilbert, sans demander notre reste, dans un petit bois tout proche, où il avait élu domicile. Là commençaient les enchantements et les mystères de Beaurepaire.

Beaurepaire, c'était d'abord une maison à deux étages, un peu tarabiscotée, couverte de tuiles. “Folie” d'artiste montmartrois transportée dans une campagne cauchoise, au jour, — je le suppose, — qu'il fut en possession de l'héritage paternel. Un rêve réalisé de trop près, ça cloche toujours un peu lorsqu'il faut l'habiter. La première vocation du propriétaire expliquait, tout en haut, sous ce ciel normand si souvent obscurci et brumeux, un atelier vitré, rempli de toiles et de chevalets. Monsieur Vieillard Père, Maurice Vieillard, avait commencé par faire de la peinture, à Paris, dans les années 1890. On découvrait les traces de ses péchés de jeunesse accrochés aux murs de la maison. Enfant, en sortant de chez les Vieillard, je me représentais Montmartre — le “gay Paris” — sous les apparences de deux chevaux de renfort, carnes efflanquées, qui s'ennuient sous la bruine, contre un mur lépreux, au pied d'un bec de gaz clignotant de la rue Caulaincourt. Et aussi comme un omnibus en station, peint dans les teintes sombres, une soirée d'hiver.
Lors de la période normande de sa peinture, Maurice Vieillard avait éclairé sa palette et écrasé des tubes de Véronèse, d'émeraude, de cadmium et de terre verte aux dépens du maigre gibier cauchois. Les oiseaux de passage de la baie de Seine en avaient également vu de dures : car Maurice Vieillard avait la passion du gabion.
Ainsi, suspendus, qui par le cou, qui par une patte, retrouvait-on lièvres, perdreaux, canards ou sarcelles dans toutes les demeures amies du voisinage. A la maison, tout jeune encore, je faisais des gammes et massacrais tour à tour le Gai Laboureur et le Pauvre Orpbelin en ayant sous les yeux, glissé dans le cadre d'une aquarelle, un chien faisant lever de jeunes perdreaux. Le carton portait, en exergue :

Respectez-les, ils sont pouillards,
Traître, félon, fol et paillard,
Qui les occis !

C'était d'une bonne plume et signé M. V.

Dans l'entrée, entre la grande cheminée à hotte et la fenêtre de droite, se trouvait un secrétaire de bois noir, d'aspect commun. Un secret y ouvrait une cachette, gardée en outre, — du moins je me l'imaginais ainsi, — par quelque déclic à musique.
Même l'été, on ne recevait jamais personne au salon, qui était au nord et glacial, mais dans une salle à manger plus avenante, formant studio et tapissée de rouge. Pour y accéder, ceux qui, comme moi, craignaient pour leurs mollets nus, devaient courir au plus près du mur, de manière à éviter un chien menaçant, enchaîné au pied de la rampe de l'escalier qu'il était sans doute chargé de défendre contre les intrus. Une aïeule achevait là ses jours, assise dans un fauteuil au coin de la cheminée, les épaules recouvertes d'un châle à petits carreaux et un plaid sur les genoux. Elle avait une voix et des impatiences qui n'étaient pas de son sexe, mais un visage fin sous des bandeaux d'argent. Madame Mère élevait des chèvres blanches et, à soixante-dix ans, fumait des cigarettes de tabac gris qu'elle roulait elle-même entre ses doigts osseux. En 1911, il y avait bien là de quoi étonner un premier communiant.
Vers les quatre heures, on recevait autour de la grand'mère d'excellents goûters de préparation familiale : sirop de cassis, pâtes de nèfles, gelées de coings, fromages à la crème, brioches de village, et d'épais gâteaux au chocolat, moelleux et veloutés.

Enfoncée dans les arbres et sans horizons, mal ensoleillée, la maison semblait humide et triste. Un jardin la ceinturait. Il gardait encore le dessin d'un tracé à l'anglaise, mais, négligé, s'éloignait davantage chaque été de ses formes originelles pour redevenir nature sauvage. D'année en années, les allées perdaient leurs courbes et les massifs leurs fleurs. D'étroites pistes rectilignes, traversant des espaces herbeux qui avaient été des pelouses, finirent par marquer seules des circulations utilitaires. Les orties poussaient à l'ombre, nourriture favorite des biques blanches. Çà et là, des végétations forestières repartaient. Ce jardin s'imbriquait dans un potager rempli d'espaliers et aussi dans une petite ferme — “trente hectares de bonne terre d'un seul tenant”. Sur le bord de la mare, une tour décapitée, — colombier ou orangerie, — qui apparaissait, transfigurée par la lune, dans les fonds des toiles du seigneur et maître de ces lieux.

Le Beaurepaire dont j'esquisse une silhouette était celui des grandes personnes, celui qu'un homme mûr se reconstruit, tant bien que mal, avec de vieux souvenirs de jeunesse. Le Beaurepaire de Gilbert, le vrai Beaurepaire, était un monde assez différent, dont le petit bois et la chambre crème figuraient les deux pôles.
Sans frères ni sœurs, c'est là que fut élevé Gilbert par une mère qui se consacra tout entière à l'éducation de son fils et la poursuivit depuis les joies de l'abécédaire illustré — “le Zouave Zabulon gagna la bataille” — jusqu'aux abords plus austères de la sixième. Alors seulement, elle l'envoya à Saint-Joseph, ne capitulant que devant rosa et corax.

On disait dans le pays : “Dans la maison aux quins, c'est le monsieur qui fait de la peinture, mais c'est sa dame qu'est une artiste !” Expression populaire, simplement un peu forcée, d'une impression juste, à savoir qu'Alice Vieillard paraissait singulièrement ouverte à toutes les beautés : celles des âmes comme celles des fleurs. Elle aimait les livres à gravures, mettait des rubans dans les cheveux des petites filles du pays et sa joie annuelle, c'était d'aller à Paris visiter le Salon d'Automne.
Elle menait la vie d'une chrétienne simple, charitable, accessible aux humbles et toute dévouée à ses devoirs ménagers : les pâtes de nèfles étaient sûrement de sa confection.
Les enfants qui sont ainsi éduqués par une mère, ceux qui grandissent sans connaître dès leur âge tendre la grossièreté des jeunes mâles assemblés en troupeaux scolaires, gardent de cette préservation et de cette ambiance des qualités foncières de délicatesse qu'aucun des orages de la vie ne saurait complètement effacer. C'est vraiment une seconde nature que leur mère forme avec sa sensibilité, comme elle avait formé la première de sa substance. On ne se souvient de rien de très précis, mais il reste de cette incessante présence maternelle une sorte d'impression éternelle, plus profonde que toute image du passé et qui ne trompe pas. Gilbert sera redevable à ce contact quotidien de dix années d'un extraordinaire attachement envers sa mère, d'une confiance et d'une intimité dont il ne se départira jamais.
Il n'en reste pas moins que Beaurepaire était un cadre un peu sec pour l'éducation d'un enfant et que l'isolement, l'absence totale de camarades risquaient de créer une ennuyeuse monotonie. Sa mère sut heureusement développer en Gilbert des puissances de méditation, des possibilités de repliement qu'il conservera toute sa vie. Jamais il ne s'ennuya à Beaurepaire. Plein d'imagination, il sut animer sa solitude en la remplissant de tout ce qu'il y avait de surabondance de vie en lui. Il était à Beaurepaire comme un roi dans son royaume, royaume de fantaisie juvénile, de sauvagerie et d'aventure en plaine cauchoise.

Comme je m'informais auprès de sa mère des raisons profondes de son amour pour la vie des “Indiens”, elle me dit que très jeune, vers quatre ou cinq ans, elle l'avait conduit à Paris. Là, on s'en fut au cirque : quelque Barnum installé sur le Champ-de-Mars. Gilbert avait été très frappé par le numéro final : l'attaque de la diligence par des Peaux-Rouges. Lors de ce même voyage, des Touareg paradant sur une estrade, place Pigalle, avaient également remué son intérêt. De vrais Touareg, le visage voilé de bleu ou de blanc, avec des boucliers de peau, des lances, et qui sentaient très mauvais.
Rentré à Beaurepaire, il obtint la jouissance d'un petit bois, tout proche de la maison, sur lequel il régna en maître. Il le peuplait, en esprit, d'animaux sauvages, de frondaisons étranges et de tous les miasmes tropicaux. Chaque arbre possédait son histoire, chaque détour de sentier, son aventure. Il fallait sans cesse y prendre garde au sifflement d'une flèche ennemie, y bondir de cachette en cachette, en évitant les pièges et les serpents… C'était sa forêt vierge : malgré son étroitesse, une jungle sans limites, parce qu'il suffisait de sauter un fossé pour se trouver sous des garennes ou des bois-taillis. L'été, après la moisson, on poussait jusqu'aux plus proches bléris, qui figuraient d'immenses Saharas, désolés par le soleil. Tantôt sur le chemin de la guerre, et tantôt fumant le calumet pacifique, il était là dans son élément, rampant à travers les ronces, grimpant aux arbres, traqué ou guetteur, victorieux ou prisonnier, mais toujours courageux, entreprenant et passionné. Il se construisait, dans les coins les plus écartés du petit bois, des habitations soigneusement camouflées, — huttes, cases ou paillotes, — ses refuges durant les heures de loisirs. C'est là que nous allions nous réunir et organisions les jeux. C'est là que nous revêtions les costumes et les armes dont le pourvoyait sa mère. Son imagination faisait le reste, et remplissait ces tanières de mille ustensiles sauvages qu'il fallait vraiment avoir des yeux pour ne pas voir.
Dans ses cahiers d'écolier sans concurrents, j'ai retrouvé avec émotion les souvenirs de ces spectacles parisiens et de ses préoccupations cauchoises. Les images de chefs sioux s'y répètent à l'envi. Ils dansent à la manière de David dans les sculptures du Moyen Age, les jambes en ixe, brandissant le tomawak et empennés de parures multicolores. L'attaque de la diligence avait surtout un grand succès. Il reprend dix fois ce thème, et de pleines doubles pages en sont remplies. Les Peaux-Rouges caracolent, les chevaux se cabrent, les lassos sifflent dans l'air autour de la malheureuse voiture qui se sauve au triple galop, pendant que le voyageur décharge son pistolet sur les assaillants au travers de la lucarne arrière… On n'échangerait pas volontiers sa peau contre la sienne, car le sort du pauvre homme parait inévitable !
On discerne dans ces dessins d'enfant beaucoup de spontanéité. Il crée des types, silhouette des êtres de fantaisie, qu'il habille de parures féeriques. Gilbert a le sens du mouvement, celui aussi de la composition et de la couleur. Et si tous ces crayonnages ne prouvent peut-être pas autre chose qu'un petit bonhomme bien doué, ils témoignent du moins l'influence profonde qu'eurent sur lui ces premières visions exotiques.

Cette prime jeunesse passée dans les champs et les bois éveilla de très bonne heure en lui un intérêt passionné pour ce qu'il rencontrait à la hauteur de son regard, quand il se promenait à quatre pattes au travers de la brousse normande.
Alors que la presque totalité des hommes de chez nous, redoutant toujours piqûre, morsure ou venin, éprouve une répulsion quasi instinctive pour les insectes, c'est un petit, tout petit Gilbert, le Gibloton, qui se lia d'une amitié qui ne devait pas mourir avec tout ce qui grouillait, sautait, rampait ou voltigeait autour de lui. Sa mère me dit qu'à deux ans, il se refusait parfois de marcher dans l'herbe, craignant d'y écraser quelque insecte. Dès nos premières rencontres, je fus frappé par la manière simple et confiante dont il traitait les plus minuscules bestioles. C'est Gilbert qui m'apprit à ne pas craindre une ortie, à la prendre sans me piquer en la saisissant à pleine main, comme lui, par le dessous des feuilles. Rien ne le rebutait. On le sentait de plain-pied avec la création. Une reinette était pour lui un charmant animal, palpitant et frais, auquel on faisait un gentil discours et qu'on embrassait avant de le reposer doucement dans l'herbette. Et ainsi des grillons, des scarabées et des chenilles, douces comme un velours.
Monsieur Vieillard avait beaucoup étudié les gibiers qu'il pourchassait. Il en avait décrit les manies et les ruses en d'intéressantes notations qui paraissaient dans des journaux cynégétiques, Chasseur Français ou Saint-Hubert. C'était sûrement de son père que Gilbert tenait son remarquable don d'observateur. Ses lenteurs de campagnard aidant son attention réfléchie, des heures il surveillait d'un oeil perspicace les allées et venues d'une fourmilière, les pérégrinations d'un cloporte ou les métamorphoses d'une larve. Il notait les plus légères différenciations de comportement, dénombrait les anneaux des vers, les articulations d'un mille-pattes, notait les coloris d'un papillon, chaque jour augmentant la joie de ses découvertes dans le monde des insectes.
La grande satisfaction de ses dix ans, ce sera le cadeau que lui fit sa mère d'une Flore complète en couleurs : deux gros in-quarto illustrés de Gaston Bonnier. J'ai retrouvé dans la bibliothèque de la chambre crème, là-haut, sous le toit de Beaurepaire, tous ses livres d'enfant, qui étaient déjà des livres d'homme, presque des livres de savant. Il dévore, naturellement, toute la série des Fabre. Mais son esprit, plus encore que des descriptions, fussent-elles parfaites, réclame des précisions. Le Traité élémentaire d'entomologie de Maurice Girard, les cinq volumes intitulés : Iconographie et Histoire naturelle des Coléoptères d'Europe, voilà ce qu'il lui faut, ce qu'il découpe, ce qu'il consulte. Car les nomenclatures et les descriptions les plus arides de la systématique ne le rebutent pas. Il possède cette mémoire si particulière des noms latins. Il connaît les affinités, les familles. Je me souviens bien qu'un peu plus tard, comme je commençais à bouquiner au Havre, il me réclamait les Toussenel que je fus assez heureux pour lui découvrir. Le Monde des oiseaux, l'Ornithologie passionnelle doivent figurer quelque part chez lui, parmi les livres de second ou de troisième rang.
Il saisissait toutes les occasions qui lui étaient offertes de satisfaire et de perfectionner son hobby. Vers la quatrième, nous avons herborisé de conserve avec l'abbé Deffay, notre professeur de botanique, qui nous conduisait dans les bois de Gainneville. Alors nous commençâmes de mendier chez les fournisseurs familiaux ces feuilles de papier jaunâtre, commun aux botanistes et aux bouchers. Plus tard, il rayonnera autour de Gonneville avec son ami Marcel Paumelle, le réglementaire de Saint-Joseph, une petite boîte de fer-blanc en poche, car il devint assez vite presque uniquement intéressé par les coléoptères.
“Du fer-blanc”, il aurait dû me spécifier cette matière, quand il me réclamait, du collège saintongeais où j'achevais mes études, des capricornes inconnus des Normands, que je lui faisais parvenir en cachette, et vivants, mais dans des boîtes en carton, si bien — ou plutôt si mal — que généralement il ne recevait rien, les envoyés ayant dévoré l'emballage.
Toutes ces pièces, tuées d'une goutte d'essence sur le nez, séchées, empalées selon toutes les règles sur une épingle inoxydable et disposées de manière à faire valoir leurs couleurs, venaient s'aligner en escouades scientifiques dans les boîtes blanches et vertes qui sont de rigueur en ces affaires. Il n'y manquait rien, ni le couvercle de verre, ni les minuscules étiquettes latines, ni le tapis de liège, ni la boule de camphre.
Je les admirais dans la chambre crème, où il serrait ses trésors, le chinant un peu, mais rien n'y faisait, car les moqueries elles-mêmes ne font que stimuler un vrai collectionneur et l'ancrer davantage encore dans sa marotte.

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