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Taariika


Ismaël Barry
Le Fuuta-Jaloo face à la colonisation :
conquête et mise en place de l'administration en Guinée (1880-1920)

Paris. Montréal. L'Harmattan.
Collection Racines du présent. 1997. 2. vols., 994 pages.


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Introduction générale

Un bilan de l'historiographie du Fuuta-Jaloo peut aisément révéler la disparité qui existe entre la période coloniale et celle qui l'a précédée à propos des études récentes qui leur ont été respectivement consacrées 1.

A côté de la relative abondance de la littérature se rapportant à l'une (l' ère précoloniale), la rareté des écrits au sujet de l'autre, est frappante. C'est d'ailleurs l'historiographie de la Guinée de l'époque coloniale dans son ensemble qui souffre de ce déséquilibre, comme l'avait déjà constaté à juste titre O. Goerg, dans sa thèse 2.

Au moment où près d'un siècle nous sépare du début de l'ère coloniale dans cette entité politique que fut le Fuuta-Jaloo, il est plus que temps que les chercheurs cessent de bouder une période aussi décisive dans l'histoire contemporaine de la Guinée. Telle est la raison principale qui nous semble justifier le choix d'un thème portant sur le Fuuta-Jaloo, confronté à l'entreprise de conquête et de domination européenne. Entreprise commencée dès le début des années 1880 et qui connut son terme au lendemain de la première guerre mondiale. En effet, c'est au cours de cette séquence chronologique que la Théocratie du Fuuta-Jaloo, vieille de près de deux siècles d'existence, changea radicalement de maître : la puissance conquérante, après avoir réussi à s'y introduire par le biais d'un traité de protectorat, se substitua progressivement au pouvoir des « autochtones » et une nouvelle société, organisée selon ses vues et ses besoins, remplaça l'ancienne. Une pareille mutation ne se fait pas sans obstacles. Dès lors, la problématique d'une histoire politique du Fuuta-Jaloo de 1881 à 1920, peut revêtir deux aspects. D'une part, il s'agit de voir comment cet Etat précolonial d'Afrique, reconnu par de nombreux auteurs comme l'un des plus évolués, des plus solidement structurés au plan politique et social, put perdre sa souveraineté sans opposer une résistance à la hauteur de sa réputation ; résistance comparable à celle dont furent capables ses cadets de la région comme l'empire d'Alhajji Umar ou celui de Samori. De l'autre, il est intéressant de savoir comment du statut de protectorat, il tomba rapidement sous la domination coloniale française au même titre que les pays de la région conquis par les armes. Cela est d'autant plus intéressant que son occupation fut facilitée par une alliance que les opposants internes à l'ancien régime en place réussirent à former avec les agents locaux de la puissance conquérante. En effet, au lendemain de la victoire contre le chef légitime du pays, hostile au projet des conquérants, les Français avaient devant eux non des interlocuteurs vaincus par les armes, mais des alliés. En réalité, Français et chefs traditionnels victorieux, en s'alliant, visaient chacun des objectifs propres et percevaient différemment la suite de la victoire.

Les Français, pris dans l'engrenage de la conquête du Soudan (« omarien et samorien »), voulaient en vain, depuis une quinzaine d'années (soit depuis 1881), occuper le Fuuta à force de traités pacifiques de protectorat. Le dénouement de la crise politique interne, dont souffrait la théocratie, tel qu'il se produisait, leur offrait enfin l'occasion d'installer un résident et de réaliser la mainmise effective sur le pays.
Par contre, les chefs autochtones, tout en appréciant à sa juste valeur le service rendu par leurs alliés européens dans la liquidation de leur redoutable adversaire politique qu'était l'almami en place (Bokar Biro), croyaient enfin pouvoir succéder à celui-ci et gouverner le pays. Ils considéraient que le principal souci des Français était d'ordre commercial et estimaient pouvoir les satisfaire, en guise de reconnaissance, en ouvrant le pays à leurs commerçants et à leur résident dont la fonction essentielle serait de représenter les intérêts français auprès d'eux.

Donc, le deuxième aspect de la problématique d'une histoire politique du Fuuta-Jaloo de cette période consiste à étudier comment les deux tendances contradictoires de cette « alliance » cohabitèrent et s'affrontèrent jusqu'à la destruction de l'Etat précolonial et son remplacement par de nouvelles structures, comment réagirent les populations face à ce nouveau destin, enfin dans quelle mesure les anciennes structures économiques et sociales purent résister ou céder dans l'ensemble à cette agression extérieure.

A la lumière des recherches effectuées et en attendant les conclusions définitives, il s'avère — en bref — que le Fuuta-Jaloo succomba à la conquête française sans opposer de résistance sérieuse en raison des contradictions internes qui le divisaient. L'alliance de circonstance qui fut formée pour triompher de Bokar Biro, l'almami qui était au pouvoir et qui était devenu gênant pour les uns et pour les autres, ne résista pas à la divergence des objectifs poursuivis par les différents alliés.

Du côté des Français, la stratégie consista, dès le début, à rendre effective la mainmise sur le Fuuta-Jaloo, pays considéré par eux comme « le complément naturel et indispensable » des Rivières du Sud et du Soudan. Au demeurant, l'enclave que la fameuse théocratie constituait au milieu du domaine colonial français conquis en Afrique occidentale, leur apparut comme de plus en plus insolite. De ce fait, ils pratiquèrent très tôt une politique de liquidation des commandements traditionnels, les affaiblissant sans cesse et les réduisant finalement en auxiliaires locaux, simples rouages de l'administration coloniale.

Face à cette politique, ceux-ci opposèrent une résistance sourde et subtile, comme savent généralement le faire les faibles devant plus puissants qu'eux. En raison de ce caractère, cette résistance revêtit rarement des formes évidentes d'où la polémique autour de certaines questions se rapportant à elle. Aussi, à cause des contradictions internes qui continuèrent à diviser la classe politique et à déchirer le tissu social à tous les niveaux, on ne réussit pas à créer la cohésion nécessaire pour empêcher le démantèlement des anciennes structures de l'Etat. Dans l'ensemble, le passage au régime colonial constitua un choc durement ressenti par les populations et la société en fut nettement traumatisée. En dépit des résistances et des diverses adaptations, la colonisation finit par tracer inexorablement un autre destin au Fuuta-Jaloo.

C'est l'exploitation de deux catégories de sources qui a permis d'aboutir à ces résultats, à savoir les sources orales et les sources écrites.

A propos des sources orales, nous avons pu interroger près d'une quarantaine de témoins directs ou indirects au cours d'un séjour d'environ deux mois sur le terrain. Témoins variés, tant au point de vue de leurs origines sociales que de leur répartition géographique dans le Fuuta 3. La première remarque qu'il importe de faire est qu'il s'agit essentiellement de témoignages oraux, surtout en ce qui concerne la période postérieure à l'occupation. Les renseignements relevant de la tradition orale historique, détenue systématiquement par la caste spécialisée des griots, s'estompent avec la bataille de Pooredaaka, en 1896, qui marqua la fin de l'indépendance du Fuuta-Jaloo. Les données de cet ordre, recueillies auprès des griots que nous avons rencontrés, ne comportent aucune originalité par rapport à celles déjà publiées par les visiteurs européens du Fuuta au cours du XIXème siècle ou par les administrateurs coloniaux du début du siècle et plus systématiquement par A. Ibrahima Sow à partir du « fonds Vieillard » de l'I.F.A.N 4 Elles concernent essentiellement l'histoire de la Théocratie, de sa fondation à la conquête coloniale. Les crises politiques et sociales qui affaiblirent l'Etat central et facilitèrent sa conquête, y occupent une grande place 5.

Les investigations orales menées sur la période ultérieure à l'occupation, montrent que l'un des impacts de la colonisation sur les institutions traditionnelles du Fuuta, fut de dénaturer la fonction du griot, détenteur officiel de la tradition historique orale. Progressivement, celui-ci délaissa sa fonction ancienne et devint davantage un conseiller politique, un peu comme les autres, s'il continue à demeurer à côté d'un chef, ou glissa simplement dans la vulgarité en transformant son vieux métier, jadis honorable, en gagne-pain auprès de n'importe qui voudrait bien l'écouter. Résultat : sur l'histoire de la destruction de l'Etat du Fuuta-Jaloo par et au profit de l'administration coloniale, il n'est pas mieux informé que les autres. Dès lors, nos enquêtes orales ont été élargies à toutes les personnes qui, en raison de leur âge, de leur origine sociale ou de leur carrière dans l'administration coloniale, étaient susceptibles de détenir des informations utiles.

Sur la base des questionnaires thématiques et chronologiques proposés, les témoignages obtenus sont de valeurs très diverses. On peut faire remarquer tout d'abord l'abondance et la qualité des informations autour des grands événements politiques qui marquèrent la vie de la région au cours de la séquence chronologique étudiée :

De même, les mémoires restent vives au sujet des politiques coloniales qui furent particulièrement éprouvantes pour le contribuable, notamment l'impôt, les travaux forcés, les fournitures obligatoires de produits et de militaires... A ce sujet, nous avons pu tirer des témoignages de nos principaux informateurs, des renseignements originaux, parfois en contradiction avec les données des archives coloniales. D'où leur intérêt. Il faut toutefois signaler, surtout chez les vieux fonctionnaires retraités, la fâcheuse tendance à puiser dans les sources écrites d'origine coloniale. Ceci a l'inconvénient d'amalgamer les versions d'auteurs européens et celles locales reflétant la vision interne des événements considérés.

Par contre, en ce qui concerne les faits non événementiels, les mémoires sont vagues. On retient, par exemple, peu de choses de la politique agricole des deux premières décennies de colonisation ou du processus du découpage administratif après le démantèlement de la Fédération ou encore de l'action sanitaire, judiciaire,... Là-dessus, cette catégorie de sources s'est avérée presque inopérante tant sont vagues les informations qu'on en tire. Dès lors, nous avons été obligés de combler ce genre de lacunes par le recours aux sources écrites.

Les investigations orales effectuées ont montré aussi que le souci de diversifier l'origine sociale des témoins se heurte parfois à des difficultés. En effet, certaines catégories sociales continuent d'être victimes de leur statut ancien et sont très souvent incapables de fournir des renseignements historiques fiables, en raison d'un manque évident de culture dans ce domaine. Dans la plupart des centres d'enquête choisis, on a difficilement pu rencontrer d'informateurs d'origine servile. Et quand on s'est obstiné à interroger certains à cause de leur âge, on a constaté le plus souvent une carence manifeste, liée à l'absence de formation (même traditionnelle) ou d'intérêt pour la chose au cours de leur vie, passée généralement à la marge des affaires publiques.

Quelles qu'aient été l'importance et la qualité des informations tirées des sources orales, sur bien des thèmes, l'essentiel des données est redevable aux sources écrites, parmi lesquelles les chroniques, récits et poèmes d'expression pular du Fuuta-Jaloo, les archives coloniales et les sources imprimées.

A propos des sources écrites d'expression pular, il faut savoir que dès le début du XIXème siècle, le développement de l'Islam au Fuuta-Jaloo s'accompagna de l'épanouissement d'une littérature s'exprimant dans la langue du pays (le Pular), à partir d'emprunts féconds de l'alphabet et des techniques littéraires de la langue arabe.

A cette littérature strictement religieuse, à l'origine, se greffa progressivement une profane et semi-profane procédant de la même technique que la première. Cette vocation littéraire de la langue Pular donna à l'intelligentsia traditionnelle du Fuuta, un goût pour la composition. C'est ainsi qu'il apparut très tôt un courant de chroniqueurs au service de l'aristocratie, consignant par écrit les généalogies des grandes familles et les récits des guerres menées par les souverains.

A l'époque coloniale, cette habitude se traduisit chez les lettrés, témoins des grands bouleversements, par des écrits critiques, voire satiriques, où le regret du passé s'exprimait avec vigueur face à l'organisation de la société coloniale au sein de laquelle les valeurs traditionnelles se trouvaient violées.

Gilbert Vieillard, Alfa Ibrahima Sow, Christiane Seydou et bien d'autres, ont fourni des efforts méritoires pour se faire l'écho de cette importante production littéraire. En particulier, au cours de sa carrière au Fuuta-Jaloo, le fonctionnaire colonial Gilbert Vieillard réussit à réaliser une véritable moisson de ces oeuvres qu'on rassembla à l'I.F.A.N. dans un fonds qui porte son nom (« Fonds Gilbert Vieillard — Fouta Djalon »). Il s'agit d'un véritable trésor si on en juge par le contenu des documents qui y sont conservés. Ceux-ci sont irremplaçables pour qui veut savoir l'idée que se faisaient les populations de la région sur cette période troublée de l'histoire de leur pays. Ils sont d'autant plus précieux que ceux du même genre, qui continuent encore à être détenus dans l'anonymat à l'intérieur du Fuuta-Jaloo, sont difficiles à recueillir. On ne peut espérer les découvrir qu'après un contact confiant et durable avec ceux qui les détiennent. Ces derniers ne les cèdent jamais au premier venu, fut-il un chercheur du terroir. D'où notre échec à mettre la main sur la moindre oeuvre de cet ordre, demeurée encore inconnue.

En ce qui concerne les archives coloniales, nous avons eu à exploiter une série de fonds existant en Guinée, au Sénégal et en France.

En Guinée, il s'agit des Archives nationales de Konakri et celles conservées à l'intérieur du pays dans les anciens chefs-lieux de cercles. Ce fonds aurait pu être le plus intéressant de la série, dans la mesure où c'est là que sont restés les documents de première main, tels les rapports des fonctionnaires de terrain (commandants de cercles, chefs de postes secondaires,...) destinés généralement à la consommation interne de la colonie. Il est connu, en effet, que les synthèses ou les commentaires de ces rapports qu'on envoyait à Dakar ou en Métropole — et qui y sont conservés aujourd'hui — ne laissaient généralement filtrer que les informations jugées non compromettantes. Mais les mauvaises conditions de conservation de ces archives n'ont permis que de façon partielle leur exploitation. Soit qu'elles ont quasi-entièrement disparu (c'est le cas de la plupart des archives de cercles) ou alors l'état de désordre dans lequel elles se trouvaient au moment de notre passage, ont rendu pénible, voir impossible, une investigation complète. Tel était le cas des archives nationales de la République de Guinée, victimes d'un déménagement intempestif et sans soins au cours des premières années de la deuxième République 6.

Néanmoins, nos efforts d'investigation dans ce fonds n'ont pas été complètement stériles, tant s'en faut ! Nous y avons trouvé des documents de première importance, y compris dans les archives de préfecture. Entre autres documents tirés dudit fonds, ceux concernant l'affaire Bastié, l'effort économique du Fuuta-Jaloo au cours de la première guerre mondiale, les fournitures obligatoires de main-d'oeuvre au chemin de fer et aux chantiers pour prestataires, les relations entre cercles et postes secondaires, les monographies de cercles, les dossiers de chefs de cantons et de villages... que nous avons rarement rencontrés ailleurs.

Malgré cela, dans l'ensemble, la meilleure partie de notre documentation d'archives est venue des fonds de Dakar (Archives Nationales du Sénégal) et d'Aix-en-Provence, en France (Archives Nationales, section Outre-Mer) où de meilleures conditions de conservation et d'exploitation facilitèrent les investigations.

L'inventaire des sources, en annexes, montrera que ces archives concernent toute la période étudiée (1881-1920). Dès juillet 1881, le Fuuta-Jaloo fut, en effet, considéré par la France comme son protectorat, rattaché d'abord au gouvernement du Sénégal, puis à celui de la Guinée. Bien que ce protectorat fût nominal jusqu'en novembre 1896, les autorités coloniales françaises ne cessèrent de surveiller politiquement la vie intérieure de la vieille théocratie et ses relations avec les puissances conquérantes rivales. Il existe d'ailleurs une correspondance diplomatique assez fournie entre la France et ces puissances, principalement la Grande Bretagne, à propos du Fuuta-Jaloo, jusqu'à la conquête définitive de celui-ci 7. Après la conquête, la diversité et la densité des archives évoluèrent avec les progrès de la mise en place de l'administration. Finalement, on y trouve des informations reflétant, selon les cas du pouvoir colonial en place, la vie politique, économique et sociale du pays.

Il est inutile de s'attarder sur les caractéristiques générales de ces archives coloniales qui sont déjà bien connues, étant pratiquement les mêmes dans toutes les colonies. L'intérêt spécifique de celles de la Guinée et du Fuuta-Jaloo en particulier, est qu'elles ont été largement influencées, dans leur contenu, par le conflit notablement aigu entre les partisans de l'administration directe et ceux de l'administration indirecte ou — de façon moins spécifique — par l'opposition entre l'autorité civile et l'autorité militaire. Très souvent, dans le cas du Fuuta-Jaloo, ces querelles internes de l'administration coloniale permirent de disposer dans les archives de points de vue contradictoires ou en tous cas critiques à propos des différents événements qui marquèrent la vie du pays. En soulignant cette caractéristique des archives coloniales du Fuuta-Jaloo, on ne peut s'empêcher d'évoquer la vaste enquête administrative Stahl de 1905-1906 organisée par le gouverneur Frézouls contre les héritiers de son prédécesseur Cousturier. Dans cette enquête, de près de 400 pages, à propos des mêmes événements, on a la possibilité de comparer trois versions : celles contradictoires des partisans et adversaires de l'administration directe et celle des représentants du pouvoir « autochtone » qui eux-mêmes sont traditionnellement divisés au moins en deux camps. Dans ces circonstances, les données des sources orales ont souvent joué un rôle extrêmement utile dans la recherche visant l'établissement des faits.

Les actes administratifs (arrêtés, décisions, circulaires...) et les publications du gouvernement local ou celui de l'A.O.F., se sont également avérés des sources extrêmement utiles pour l'histoire de la période considérée (sources imprimées). Nous les avons trouvés notamment dans :

Ces actes et publications concernent tous les domaines de la vie du pays et permettent de disposer d'un tableau chronologique des transformations imposées par l'administration.

Enfin, si ce travail a été le premier à tenter une étude « systématique » de la période de conquête et de mise en place de l'administration coloniale au Fuuta-Jaloo (à quelques exceptions près) 8, de nombreuses publications portant sur des sujets ponctuels relatifs à la même période, l'ont précédé. C'est pourquoi il existe une bibliographie relativement riche sur la question et en particulier en ce qui concerne la conquête et les principaux événements politiques qui ont secoué la région au cours de la mise en place des structures coloniales. Nous estimons avoir largement tenu compte de ces publications qui, en bien des points, ont permis de compléter notre documentation et ont offert, au point de vue de la réflexion et des interprétations des faits, un cadre de comparaison et de discussion à notre propre analyse 9.

Ces remarques sur les sources étant faites, il reste à apporter quelques précisions sur les limites spatio-temporelles du sujet et sur le plan de rédaction adopté.

Chronologiquement, notre champ d'étude commence en 1881 et s'achève en 1920 environ. L'année 1881 est celle de la signature du premier traité de protectorat entre la France et le Fuuta-Jaloo, jalon marquant le début de la conquête. La limite supérieure du champ d'étude, située en 1920, est approximative. En effet, elle doit correspondre à la fin du processus de mise en place de l'administration coloniale au détriment des structures traditionnelles, mise en place qui constitue l'un des objets essentiels de l'étude. Or, cette période de tâtonnements et d'épreuves se termine aux environs de la fin de la première guerre mondiale. Au lendemain de celle-ci, l'essentiel du nouvel appareil administratif était mis au point, même si de temps à autre, on apportait encore des retouches à l'édifice.

Au plan de l'espace, notre sujet est circonscrit à l'entité politique que constitue le Fuuta-Jaloo à partir de la fin du XIXème siècle. On doit remarquer que cette entité est dynamique, dans la mesure où ses limites évoluèrent avec la conquête européenne. Pour l'essentiel, elle correspond aujourd'hui à la région moyenne de la République de Guinée, d'une superficie d'environ 80.000 km2, située entre la région côtière (Basse-Guinée) à l'ouest et la Haute-Guinée à l'est. Au sud, elle voisine avec la Sierra Leone, au nord avec les Républiques du Sénégal et du Mali et au nord-ouest avec la Guinée Bissao. Ses périphéries ouest et est sont comprises dans des unités administratives relevant, de nos jours, de la Basse et de la Haute-Guinée : Kindiya, Farana et surtout Daabolaa et Telimile. En raison de sa situation géographique et des interférences multiples que le pays Koñagi eut avec l'espace politique du Fuuta-Jaloo, notamment après la conquête, nous avons parfois jugé nécessaire d'élargir le champ de l'étude à ce pays qui, en réalité, n'a jamais fait partie intégrante de la théocratie. Pour développer le sujet, nous avons adopté un plan chronologique en trois parties. En effet, l'histoire du Fuuta-Jaloo de 1881 à 1920 peut se subdiviser en 3 périodes caractéristiques :

Pour des raisons évidentes de méthodologie, il était impossible de passer directement à l'étude de la conquête sans en avoir présenté le cadre géographique et l'héritage politique, économique et social sur lequel est venu se greffer cette agression étrangère. D'où le chapitre consacré à la présentation du Fuuta-Jaloo à la veille de la conquête coloniale. Aussi, n'avons-nous consacré qu'un chapitre à cette conquête vu que dans les grandes lignes elle est déjà relativement bien connue grâce aux publications antérieures sur le sujet 10. Mais nous ne pouvions nous en passer complètement vu sa connexité avec les premières années de l'occupation (au cours desquelles eut lieu la véritable conquête) et la nécessité de nous démarquer des ambiguïtés résultant de la polémique suscitée par le rôle attribué aux principaux acteurs locaux de ladite conquête.

La séquence chronologique, qui va de 1897 à 1904, objet de la deuxième partie, présente l'originalité de voir cohabiter deux sources de pouvoir (l'ancienne et la nouvelle) malgré la liquidation du pouvoir central traditionnel qui constitue, d'ailleurs, le principal événement politique de cette cohabitation. En effet, l'objectif du nouveau pouvoir était tout d'abord de faire disparaître à son profit ce pouvoir central. Pour cela, il lui fallait ménager les autorités des provinces tout en y poursuivant l'effort de pénétration nécessaire au progrès de son influence. Nous avons étudié l'évolution du Fuuta-Jaloo au cours de cette période dite du « Protectorat » en 4 chapitres. Dans le premier chapitre, nous nous sommes efforcés de présenter le nouveau cadre juridique de la vie politique résultant du traité du 6 février 1897 et qui doit permettre de comprendre comment fonctionnèrent désormais les pouvoirs « traditionnels ». Le chapitre 2 analyse ce fonctionnement dans les domaines économique et social ; tandis que les chapitres 3 et 4 examinent l'incidence du « protectorat », respectivement sur l'organisation politique centrale et provinciale. L'intérêt des deux chapitres consiste à mettre en lumière les divisions internes qui favorisèrent la dislocation de la Fédération tout en assurant aux commandements traditionnels secondaires une survie relative et provisoire à côté d'un pouvoir « blanc » de plus en plus fort et ambitieux.

La période suivante (1905-1920) est celle de la défaite, de la soumission de tous les pouvoirs traditionnels. L'illusion d'un double commandement durable s'effondra au début de cette période et l'administration réussit progressivement à prendre le contrôle intégral du pays. L'objet de la 3ème partie consiste à analyser ce processus. Le premier chapitre de la partie examine le mécanisme de transfert de pouvoir qui s'effectua au profit de l'administration; ce, par le biais de la destruction des anciennes institutions, la liquidation ou la subordination des hommes qui les faisaient fonctionner et de leur remplacement par de nouvelles structures adaptées aux besoins du conquérant. Enfin, le 2ème chapitre montre, dans le nouveau contexte de toute-puissance de l'administration, comment se répercuta ce transfert de pouvoir dans la vie économique et sociale du pays et comment réagirent les différentes catégories de la population devant ces changements qui influaient directement sur leur existence.

C'est dans la conclusion générale que nous avons synthétisé les impacts de ces deux premières décennies d'occupation sur la vie politique, économique et sociale de ce que fut le Fuuta-Jaloo 11. On notera qu'à propos de certains thèmes (esclavage, justice, santé, école...), nous avons jugé nécessaire de les traiter d'un tenant, dans une période ou l'autre, selon les cas. En effet, il était commode d'avoir sans discontinuité une vue d'ensemble des transformations intervenues dans le même domaine. Un découpage systématique en rondelles aurait été nuisible à une telle saisie.

Une remarque sur la partie graphique : les cartes n'ont pas toujours été conçues simplement pour illustrer le texte, mais comme des éléments d'une approche à part entière, au même titre que celle qui utilise le discours.

Nous sommes loin de prétendre avoir suivi le meilleur cheminement possible pour traiter le sujet. Ce n'est qu'une démarche parmi d'autres, celle en tout cas qui nous a semblé répondre aux besoins d'une problématique que nous avons posée dès le début. Si elle a permis de rendre compte de façon tant soit peu acceptable de l'histoire de la destruction du fameux Etat précolonial du Fuuta-Jaloo et de sa substitution par l'administration coloniale, nos espoirs seraient comblés.

Notes
1. On pourra en juger par la bibliographie, en annexe.
2. Cf. O. Goerg. Echanges, réseaux, marchés : l'impact colonial en Guinée (mi-XlXème-1913). Université Paris 7, thèse de 3ème cycle, 1981, p. 3.
3. Voir la liste de ces témoins en annexe.
4. cf A.I. Sow

A propos des auteurs européens, L. Tauxier, dans sa synthèse consacrée aux «Peuls », en a dénombré jusqu'à 21 dont les écrits (entre 1728 et 1921) constituent des sources de l'histoire du Fuuta-Jaloo. La plupart de ces auteurs ont visité le pays dont ils parlent et ont, à cette occasion, transcrit la tradition orale des griots ou les témoignages des lettrés et des chefs, cf L. Tauxier : Moeurs et histoire des Peuls, Paris, Payot, 1937, pp. 218-372.
5. Entre autres sujets abordés, l'avènement de l'almami Bokar Biro au pouvoir, le coup d'Etat de Bantinhel contre ce dernier chef, la bataille de Petel Jiga, la bataille de Pooredaaka, ...
6. Il faudrait en passant rendre justice aux autorités actuelles du pays qui depuis ont fourni un effort remarquable pour reprendre en main ces archives et leur créer aujourd'hui de bien meilleures conditions de conservation et d'exploitation.
7. N'ayant pu étendre nos recherches aux archives de Freetown et de Londres, nous n'avons pu accéder à certaines données des sources archivistiques anglaises qu'à travers les thèses d'O. Goerg et surtout de McGowan. A propos de cette dernière, voir Mc Gowan : The development of european relations with Fuuta-Jaloo and the foundation of french colonial rule, 1794-1897, London, School of Oriental and African Studies, 1975, 945 p.
8. Parmi ces exceptions il faut citer, en ce qui concerne la conquête la thèse de Mc Gowan mentionnée plus haut J. Suret-Canale a aussi étudié la période dans le cadre général de la Guinée, cf. notamment J. Suret-Canale. La République de Guinée. Paris, Editions sociales, 1970, pp. 81-157.
9. On peut trouver une analyse relativement détaillée de cette bibliographie du Fuuta-Jaloo dans notre mémoire de DEA ; cf. I. Barry. A propos d'une histoire politique du Fuuta-Jaloo de 1896 à 1920. Mémoire de DEA, Université Paris 7, 1987, pp. 45-69.
10. Parmi les plus importantes, on peut citer la thèse de Mc Gowan déjà mentionnée (cependant non publiée) et les opuscules consacrés à l'almami Bokar Biro et à Alfa Yaya respectivement par :

11. On remarquera qu'au fur et à mesure de l'étude nous avons essayé de dégager les impacts qu'entraînaient les différentes politiques menées par l'administration sur les divers secteurs de la vie du pays.