Mémoires de l'Institut Français d'Afrique Noire
No. 6 Librairie Larose. Paris, 1944. 84 pages
Le massif du Fouta-Djallon, situé au Nord-Est de Conakry, occupe le centre de la colonie de la Guinée Française. Sa masse, qui s'étend du 10°10 au 12°30 de latitude Nord et du 11°30 de longitude Ouest de Greenwich jusqu'aux environs du 13°30, couvre à peu près 80.000 kilomètres carrés. Plissée, puis ensuite complètement rabottée et aplanie dès l'aube des temps géologiques, toute cette région s'est trouvée, à une époque plus récente, disloquée et soulevée à des cotes qui atteignent en général plus de 1.000 mètres dans la partie centrale et jusqu'à 1.515 mètres au mont Loura, près de Mali 1. Sur presque tout son pourtour le massif surgit de la plaine comme une muraille, de distance en distance, les vallées creusées par les eaux entaillent la falaise pour faire place aux larges rivières ; çà et là des torrents tombent en cascades et marquent d'un trait blanc le rocher, donnant parfois à ce paysage africain l'aspect de certains sites du Jura [en France].
Avant même qu'on y pénètre, le Fouta-Djallon apparaît ainsi comme un immense château d'eau. L'altitude générale du massif, son climat caractérisé par cinq mois d'hivernage aux pluies diluviennes expliquent qu'il soit le pays des sources et c'est là, en effet, que prennent naissance le Niger le Bafing la Falémé la Gambie le Tominé le Rio Grande qui enserrent dans leur réseau toute l'Afrique occidentale.
Dans la partie centrale, qui est et que les Foulahs eux-mêmes appellent le coeur du Fouta-Djallon, s'étendent les hauts plateaux des Timbis et du Labé, coupés de gorges profondes. En ces hauts lieux, le climat est salubre en toutes saisons : en janvier, en février, vers la fin de la nuit, le thermomètre descend parfois à 6° pour remonter à 30 ou 35 entre midi et deux heures. L'hivernage est frais ; la moyenne de juillet à Mali est de 18°6 ; au Soudan, à Bamako, elle atteint 27,3°. On n'y trouve pas la grande forêt équatoriale ; la saison sèche est trop longue, l'air trop sec pendant les mois de janvier et février où souffle l'harmattan. Sur d'immenses étendues, des taillis clairsemés alternent avec des peuplements plus denses d'espèces forestières de haut port : kouras typiques du Labé, kimmés, fromagers, okoumés, qui de nos jours disparaissent dans les incendies de brousse et sous la hache des baïlos. Dans les fonds humides, au bord des rivières, la végétation est plus dense, plus haute ; elle s'éclaircit à mesure qu'elle se rapproche des sommets où les arbres, sur un sol plus pauvre et plus sec, se développent mal et sont plus facilement la proie des flammes. Lorsque les incendies, qui se renouvellent d'année en année, ont fait disparaître la végétation, les pluies d'hivernage enlèvent peu à peu au sol toute sa terre, et après des siècles de cette lente destruction par l'homme et par la nature le plateau boisé devient le boowal 2, immense champ de blocs de pierres qui semblent avoir été apportés là et posés sur le sol sans que l'on en comprenne la raison. Pendant l'hivernage, une herbe drue, poussée miraculeusement, couvre le maigre sol des boowé et, masquant la pierraille, leur donne l'apparence de grasses prairies ; les troupeaux qui errent en liberté ajoutent à l'illusion. Dès les premiers jours d'harmattan l'herbe desséchée est la proie des flammes et le boowal devenu torride n'est plus qu'un immense champ de cailloux noircis par l'incendie.
Aux inconvénients que présente pour les cultures la succession d'une saison très sèche et d'une saison de pluie assez courte avec des transitions parfois brusques et souvent irrégulières, s'ajoute au Fouta-Djallon la pauvreté du sol. Les terres fertiles sont rares et le cultivateur récolte tout juste de quoi se nourrir Aussi conçoit-on que les populations qui habitaient les plaines de la région côtière, celles qui vivaient facilement sur les bords du Niger, ne se soient guère soucié de peupler le Fouta-Djallon où elles auraient connu la faim sous un climat froid désagréable au noir. L'aspect du problème est devenu tout autre le jour où ce ne furent plus des indigènes vivant exclusivement des produits de cueillette ou de culture qui arrivèrent, au cours des vicissitudes de leurs exodes, dans le pays aux innombrables cours d'eau, mais des peuples pasteurs à la recherche de pâturages pour leurs troupeaux. Pouvaient-ils trouver pays mieux prédestiné à l'élevage que ces hauts plateaux, couverts d'immenses étendues d'herbages en saison des pluies, voisinant avec des vallées bien arrosées où la végétation reste verte au plus fort de la saison sèche ? Le sol était pauvre ! Qu'importait à des bergers habitués à se nourrir de lait caillé ? Inhospitalier aux cultivateurs, le Fouta-Djallon est le pays d'élection des peuples pasteurs. Occupé à l'origine par les Bagas, encore que cela ne soit pas certain, puis par des Diallonkés, on voit au XVè siècle, les Peuhls s'y infiltrer, y fortifier peu à peu leur position pour, finalement, s'emparer du pays et s'y fixer.
Si l'on en croit, en effet, la tradition qu'ils tiennent de leurs pères, les Bagas occupaient autrefois le Fouta-Djallon. Ils vivaient là de façon très primitive. Bons cultivateurs, ils se montraient également habiles aux métiers manuels, ils étaient potiers et savaient travailler le bois. Ils auraient assisté, au XIIIè siècle, à l'invasion de leur pays par les Diallonkés, fétichistes comme eux, avec qui ils purent vivre en bonne intelligence. L'intolérance batailleuse des Foulahs musulmans les aurait obligés, vers la fin du XVIIIè siècle, à abandonner leurs terres et à se réfugier dans la région côtière où ils sont encore aujourd'hui. S'il y a un fonds de vérité dans ces récits, doit-on en conclure qu'au cours de migrations très anciennes dont les causes et le sens nous échappent, les Bagas ont fixé quelque temps leur habitat au Fouta-Djallon avant de reprendre leur marche vers la mer. Il est plus vraisemblable qu'ils se rattachent aux populations autochtones de la Basse Guinée, mais on peut admettre que leurs groupements s'étendaient autrefois assez loin dans l'intérieur du pays, jusqu'au coeur même du Fouta-Djallon; ils auraient été peu à peu refoulés vers la côte par les Diallonkés, puis par des Poullis fétichistes, enfin et surtout par les Foulahs musulmans. Quoiqu'il en soit, s'il est vrai que les Bagas ont autrefois habité le Fouta-Djallon, il ne reste de leur passage aucun vestige dans le pays et aucun souvenir dans la tradition des Diallonkés et des Foulahs.
L'entrée des Diallonkés au Fouta-Djallon est moins obscure. Rameau de la race mandé, les Soussous-Diallonkés occupent au XIIè siècle un vaste territoire sur la rive gauche du Niger, entre Koulikoro et Ségou. Ils ont pour voisins au nord des Sonrhaïs, au sud, dans la région de Siguiri, les Kéita du puissant empire de Mali. Entre Soussous, Kéita et Sonrhais, c'est une guerre sans fin. Après maintes vicissitudes, les Diallonkés sont refoulés vers le sud et ils arrivent dans le massif montagneux du Fouta-Djallon où ils s'établissent au milieu du XIIè siècle. Les nouveaux venus se rattachent à trois familles principales : les Kéita, les Camara et les Niakasso. De beaucoup la plus importante, la famille des Kéita prétend descendre de Souma Soundiata, un des chefs d'armée qui suivit Gourou-Kanté dans sa défaite et sa fuite quelque temps après la mort du grand chef mandingue Soundiata. C'est à Télidjé, tout près de Labé, qu'il vient se fixer avec ses gens; là, il eut deux fils :
Un des fils de Manga Labé, Manga Sanga alla se fixer dans les plaines basses qui sont sur la rive droite de la Gambie et qui ont conservé son nom (Sangalan, pays de Sanga).
Il est certain que les Diallonkés ont occupé la région de Labé, le Koubia, le Yambéring, le Koïn, le Sangalan. Sans doute n'a-t-on pas de renseignements précis sur l'importance de leurs villages, mais c'est un fait que ces villages étaient disséminés dans tout le pays. Beaucoup subsistent encore comme misside ou foulassos qui ont conservé leur vieux nom diallonké :
Les Diallonkés étaient fétichistes et l'on peut se faire une idée de leur religion par celle que pratiquent encore beaucoup de leurs frères Soussous. Leur organisation politique était sommaire ; chaque clan avait son chef au-dessus de qui il n'y avait aucun commandement suprême ; de là leur faiblesse. Ils étaient cultivateurs et chasseurs ; l'élevage tenait peu de place dans leurs ressources. Si l'on en juge d'après les habitudes de ceux qui vivent encore au Sangalan, ils aimaient la danse, les chants, les boissons fermentées et ils étaient imprévoyants. Comment auraient-ils pu s'entendre avec les Foulahs ?
Les familles de race foulah forment quatre groupes:
Suivant la tradition, leur origine remonte à Oumar Ibn Assi, qui commandait une des armées d'Omar, successeur du prophète Mahomet. Oumar Ibn Assi avait reçu de son maître l'ordre de s'embarquer avec des troupes et de tenir la mer pendant deux mois ; il découvrirait alors une terre dont il devrait convertir les habitants à l'islam. Par quelles voies mystérieuses ce voyage conduisit-il Oumar au Macina ? On ne sait. Dans ce pays où il était un étranger et dont il ne connaissait pas la langue, il eut vite fait de convaincre le roi et ses sujets et de les transformer en pieux musulmans, après quoi pensant qu'il avait accompli sa tâche, il songea au retour. Les nouveaux disciples du prophète ne l'entendaient pas ainsi :
— “Veux-tu nous quitter, lui dirent-ils, alors que nous ne connaissons encore qu'imparfaitement la religion que tu nous as enseignée ?”
Oumar comprit qu'il ne pouvait abandonner ses talibés sans un guide spirituel et il leur laissa un de ses parents, Ougoubatou ibn Yassirou. Celui-ci épousa bientôt une fille du roi, nommée Madioumaou, de race Torodo. De ce mariage, naquirent quatre enfants qui furent les ancêtres des familles Ourourbé, Férobé, Dialloubé et Dayébé. Leur descendance innombrable se répandit dans toute l'Afrique noire. Telle est la légende.
L'histoire est moins riche en données précises. Tout ce que l'on sait de l'origine des hommes rouges se réduit à bien peu de choses. Il est probable que pour échapper aux persécutions des musulmans, les Peuls ont quitté le Maroc au XIIIè siècle et se sont réfugiés dans le Macina ; leur nomadisme de pasteurs et aussi les guerres qui désolaient le Soudan au XVè et au XVIè siècle les dispersèrent dans tous les pays voisins ; les uns vont alors dans le Boundou et le Bambouk, d'autres dans le Ouassoulou, d'autres enfin, plus nombreux, sont attirés par les riches pâturages du Fouta-Djallon. Là ils sont accueillis sans méfiance. Leur arrivée n'avait pas été celle d'une armée menaçante ; ils s'étaient infiltrés dans le pays, un par un, presque, discrètement, humblement, comme ils le feront plus tard partout où ils voudront s'établir. Peuple pasteur, ils occupèrent les grands plateaux herbeux propices à l'élevage, laissant aux Diallonkés, maîtres du sol, les vallées qui convenaient mieux à leurs goîts de cultivateurs. Aux troupeaux qu'ils poussaient devant eux, il fallait de grands espaces libres et pour les avoir ils commencèrent la destruction systématique de la forêt par le feu.
Si l'on se reporte à la tradition, on voit que les premiers Poullis entrèrent au Fouta-Djallon au XVè siècle. Ils appartenaient à la famille des Diallo, descendants de Boɓewal et seraient venus par les vallées du Tinkisso et du Bafing sous la conduite de Bambi Diadé, petit-fils de Bodéwal. De leurs faits et gestes on ne sait rien.
Plus tard apparaît Kolli Téguéla appelé aussi Koli Poulli, qui serait l'arrière petit-fils de Bambi Diadié. Maître du Fouta-Djallon, Koli Téguéla place dans toutes les agglomérations importantes des chefs poullis:
Puis il envahit les terres des Landoumans, des Bagas, des Nalous, des Tendas, des Bassaris, des Coniaguis, et, bien loin de s'en faire des ennemis, il entraîne à sa suite toutes ces petites peuplades batailleuses qui viennent volontiers renforcer son armée pour avoir leur part de butin. Sur les cartes de la fin du XVIè siècle, cette confédération éphémère figurera sous le nom de "pays des Cocolis".
Téguéla, disposant alors d'une armée redoutable, attaque les Sérères et les Diolas qu'il oblige à se soumettre ; il se dirige ensuite vers le nord, bat les Yoloffs, leur impose sa paix et chasse vers la côte ceux qui résistent. Parvenus à l'apogée de leur puissance, les Koliabés repousseront les Maures jusque dans l'Adrar. A ce moment leur empire va du haut Niger au bas Sénégal. Les successeurs de Koli Téguéla ont leur capitale à Tambacounda ; ils ont pris le titre de Silatigui, le Siratik des narrateurs français que l'on appellera aussi Grand Jaloff et les Portugais Grao Poullo. Puis vient la décadence. Dans l'empire trop vaste, le pouvoir central s'effrite ; les chefs de province s'émancipent. Au XVIIè siècle, sous l'influence des karamokos, les Torodos musulmans se soulèvent contre les Koliabés qu'ils haïssent à la fois comme fétichistes et comme étrangers. Pour consolider son trône, le silatigui Souley N'diaye, qui règne pendant les quarante premières années du XVIIè siècle, embrasse l'islamisme. Trop tard. Après lui, l'Almamy Abd el Kader prendra le pouvoir et à l'empire Kolianké se substituera un état Dioloff de constitution à la fois aristocratique et théocratique.
Tandis que se désagrège l'empire de Koli Téguéla, les Poullis du Fouta-Djallon suivent paisiblement le rythme de leur vie de pasteurs, se déplaçant suivant les saisons d'un pâturage à l'autre, conduits par leurs troupeaux. Par leur nombre qui croit sans cesse, par leur instinct d'envahisseurs, par leur esprit de ruse, grâce aussi à un sentiment de solidarité qui les porte à s'unir contre tout étranger, ils ont réussi peu à peu à dominer les Diallonkés qui, dès ce moment, commencent leur grande migration vers la région côtière où leurs frères soussous sont déjà installés.
C'est probablement vers la fin du XVIIè siècle que parurent dans le Labé les premiers Peuhls musulmans, les Foulahs. Ces Peuhls appartenaient, comme les Poullis, à la famille des Diallo. Venaient-ils du Macina ou du Fouta Toro ? Il est infiniment probable que de ces deux foyers d'islamisme des karamokos sont arrivés, à peu près vers la même époque, amenant avec eux parents, serviteurs et bétail. Connaissant la prudence qui caractérise le Foulah, on peut supposer que ceux qui, les premiers, pratiquèrent la religion musulmane dans le Fouta-Djallon s'efforcèrent de passer inaperçus, mais leur nombre augmentait sans cesse. Bientôt, ils cessèrent de se cacher pour faire la prière ; ensuite ils enseignèrent le Coran, timidement d'abord, puis avec plus d'assurance , employant tour à tour la persuasion et la menace. Beaucoup de fétichistes acceptaient de se convertir. Il y avait chez les karamokos une certaine réserve, une dignité, une affectation de savoir qui en imposaient facilement, aussi bien, lorsqu'ils étaient admis à faire la prière à la mosquée, derrière les Foulahs, au tout dernier rang des fidèles, Diallonkés ou Poullis, ignorants et frustes comme ils l'étaient, avaient-ils conscience de s'élever dans la hiérarchie humaine ; de quoi leur vanité de primitifs était grandement flattée. Renforcés de ces nouveaux adeptes, les Foulahs furent bientôt assez puissants pour entrer ouvertement en lutte contre ceux, Poullis ou Diallonkés, qui voulaient rester fidèles aux croyances de leurs pères, à la musique, à la danse, toutes choses que les karamokos avaient en horreur.
Suivant la tradition, les neufs principaux karamokos de Fouta-Djallon, après avoir consulté le sort en tirant chacun sur un "doundouki" une flèche qui atteignit le but — ce qui était de bon présage — décidèrent la guerre sainte. Les guerriers musulmans, s'en furent d'abord attaquer à l'improviste Dian Yéro, chef poulli de Kébali et ils le tuèrent ; au retour de cette expédition, ils surprirent une caravane fétichiste qui fut mise au pillage après extermination de tous ceux qui avaient voulu résister. Les chefs fétichistes comprennent alors le danger qui les menace, réunissent une armée - si l'on peut appeler ainsi des bandes indisciplinées de guerriers pillards - et marchent contre les musulmans. La rencontre eut lieu sur les bords du Bafing près du hameau de Talansan dont le nom évoque de nos jours encore, chez tous les Foulahs, la victoire qui leur a livré le Fouta-Djallon. Les fétichistes furent écrasés et ne se relevèrent jamais de leur défaite. Dans les années qui suivirent, les karamokos eurent encore à soutenir bien des luttes meurtrières avant de venir à bout des Diallonkés et des Poullis, mais de la journée de Talansan date, si l'on en croit la tradition, leur mainmise sur le pays.
De ce moment aussi les Foulahs commencent à modifier leur genre d'existence. Ayant vaincu Poullis et Diallonkés, ils en font leurs serviteurs ; ils les contraignent à travailler pour eux. Le Peuhl, pasteur et nomade par nature, le Peuhl qui a horreur de tout travail manuel, le voilà devenu maître de riches contrées et possesseur d'une abondante main-d'oeuvre qui ne coîte rien, qui se charge de cultiver des champs et d'y faire venir le riz, le fonio, les arachides. Comment ne renoncerait-il pas à sa misérable vie errante, lui qui n'a jamais pu manger à sa faim et qui se voit permis de mener désormais une vie oisive, faite de rêveries et d'intrigues, pendant que d'autres travaillent pour le nourrir ? Les Foulahs ne s'y trompèrent pas et aussitôt qu'ils se virent les maîtres à la fois du sol et des serviteurs, ils renoncèrent à leur vie errante millénaire. Au temps de leur infiltration au Fouta-Djallon, ils avaient gardé leur ancienne organisation en clans et familles : lorsqu'ils se fixèrent sur les terres des Diallonkés chaque clan voulut rester le seul maître du sol dont il s'était emparé et, à l'intérieur du clan, les familles les plus respectées ou les plus redoutées prirent les commandements. Le Fouta-Djallon fut ainsi partagé en un certain nombre de groupements indépendants, sans autre lien entre eux à l'origine que la religion commune. Ce découpage du pays ne répondait à aucune nécessité géographique, il résultait de l'organisation de la société peulhe et s'accordait parfaitement avec le caractère complexe du Foulah, à la fois jaloux d'indépendance et avide de commandement. C'est ainsi que furent constitués au Fouta-Djallon neuf (dix, si l'on ajoute Timbo, ndlr) grandes provinces ou diiwe (pluriel de diiwal, ndlr) :
Chaque diiwal était commandé par un karamoko, portant le titre d'Alfa. La société foulah était alors entièrement dirigée par les chefs religieux qui gardaient jalousement le pouvoir civil et le pouvoir militaire, et il ne se concevait pas qu'un commandement put être exercé par un autre qu'un karamoko. De chaque alfa relevaient les chefs de misside (lire misiide, ndlr).
La misside forme l'ossature de l'organisation politique et sociale des Peulhs du Fouta-Djallon. Elle est la cellule initiale. Lorsque les Peulhs musulmans se sont fixés dans le pays diallonké le premier soin de chaque groupe a été de choisir un lieu de prière, une mosquée. Pour des gens à qui le sentiment religieux tient lieu d'esprit national, la mosquée est naturellement le lien qui unit les familles par ailleurs jalouses les unes des autres et assoiffées d'indépendance ; non seulement elle est la case où l'on prie, mais aussi l'endroit où les notables se réunissent pour discuter des questions qui intéressent la communauté et prendre les décisions importantes, pour apaiser les querelles et réconcilier les adversaires, ainsi apparaît-elle à la fois comme un centre de vie religieuse et de vie municipale. A mesure que les membres du groupe attaché à la mosquée deviennent plus nombreux, il leur faut plus d'espace pour faire paître leurs troupeaux. Un moment vient où ils se trouvent à l'étroit sur leurs terres ; les plus entreprenants ou les moins satisfaits s'éloignent alors pour chercher de nouveaux pâturages. Ils vont, très loin parfois de la mosquée, fonder un "foulasso", hameau de quelques cases entourées de jardins soigneusement entretenus que tout un réseau de tapades protège contre les déprédations du bétail. Aux alentours, la terre défrichée se montre-t-elle généreuse ? Arrivent alors des parents qui se joignent aux premiers émigrants, espérant trouver auprès d'eux la paix et l'aisance. Peu à peu une communauté se forme et grandit, dont les intérêts se séparent de ceux du groupe initial. Les notables du foulasso acquièrent bientôt le sentiment de cette cassure. Ils sentent le besoin de se libérer de toute tutelle et souvent ils y sont poussé par quelque ambitieux qui convoite les fonctions de chef. Ils fondent alors une mosquée, une misside secondaire est née dont les habitants garderont des sentiments filiaux à l'égard de la misside mère, mais qui aura néanmoins son organisation autonome. Ainsi tout le massif du Fouta-Djallon devient rapidement un vaste damier divisé en diiwe, subdivisés eux-mêmes en misiide de plus en plus nombreuses.
Dans les premières années du XVIIIè siècle, les neuf karamokos qui étaient alors à la tête des neuf provinces musulmanes du Fouta-Djallon, comprenant qu'ils ne viendraient à bout de la résistance des fétichistes que s'ils unissaient leurs efforts contre l'ennemi commun, s'assemblèrent chez Tierno Ciré, de Timbi Madina, et là ils décidèrent de désigner l'un d'entre eux comme chef suprême de la Confédération Fouta-Djallonkée et de lui confier, avec des pouvoirs civils assez limités, la coordination et la direction des opérations de guerre. Il s'agissait de faire face à un danger qui les menaçait tous, aussi les karamokos avaient-ils accepté de donner à l'un d'entre eux, la prépondérance en vue de réaliser pratiquement la confédération des diiwe en temps de paix comme en temps de guerre, mais ils avaient eu bien soin de réserver tous leurs droits dans l'administration intérieure des diiwe. Celui qu'ils choisirent était un saint homme de la famille sédianké, appelé Ibrahima Moussou ou Sambégou, karamoko de Timbo, qui devint célèbre sous le nom de Karamoko Alfa. Proclamé chef suprême, il fît conduit à la grande mosquée de Fougoumba où tous les autres karamokos lui jurèrent obéissance et fidélité. Pendant trente ans, il fit la guerre aux fétichistes, sans leur laisser aucun répit, et il n'avait jamais connu que la victoire, lorsqu'en 1766 il subit une écrasante défaite. Timbo qui, déjà était le coeur du pays foulah, fît pris et détruit. Se voyant abandonné de tous et contraint de fuir, Karamoko Alfa perdit la raison.
Les musulmans s'entendirent alors pour donner à leur confédération un nouveau chef. Ils écartèrent du commandement le fils de Karamoko Alfa, Alfa Saliou, qu'ils jugèrent trop jeune et ils désignèrent son neveu, Ibrahima Yoro Paté, sédianké, qui n'était pas karamoko, mais qui jouissait d'un grand prestige à cause de son courage et que l'on avait surnommé Sori, le matinal, parce qu'il avait réussi plusieurs fois à surprendre ses adversaires au point du jour. Plus tard, on devait l'appeler Maoudo, le grand. Ayant battu les fétichistes en de nombreuses rencontres, Sori se fit acclamer comme Emir el Mouminin ou Almamy. Le Fouta-Djallon allait-il devenir un état monarchique gouverné par un chef militaire ? Sori se sentait soutenu, peut-être même était-il poussé, par un mouvement général de révolte contre la tyrannie et l'intolérance des karamokos. Ceux-ci n'avaient pu faire front au mécontentement populaire, mais ils étaient habiles et restaient puissants. Pour défendre leurs privilèges, ils formèrent alors un Conseil des Anciens où ils avaient la majorité et ils exigèrent que Sori partageât le pouvoir avec le fils de Karamoko Alfa. Sori dut se soumettre à la volonté des karamokos et Alfa Saliou prit, comme lui, le titre d'Almamy. De ce moment, la règle s'établit de réserver le pouvoir suprême aux seuls descendants de Karamoko Alfa (alfaya) et de Yoro Paté dit Sori (sorya). Dans les deux descendances serait choisi un almamy et chacun des almamys exercerait à son tour le pouvoir pendant deux ans.
Ce système, si original et si compliqué, est-il l'aboutissement nécessaire d'un certain état social qui ne s'accommodait pas de l'ordre, ou bien a-t-il été consciemment voulu par les membres du Conseil des Anciens qui auraient cherché à éviter à leur pays et à s'éviter surtout à eux-mêmes la tyrannie d'un seul ? Les vieux karamokos espéraient peut-être qu'en divisant le commandement et en dressant ainsi les chefs les uns contre les autres, ils les affaibliraient assez pour qu'ils ne pussent se passer d'eux et les exclure du gouvernement.
S'il en a été ainsi, il faut en convenir, leur tâche a été singulièrement facilitée par l'esprit de clan qui régnait dans la société foulah, par les rivalités de famille, par l'ambition de chacun et l'indiscipline de tous.
Cette tendance à l'anarchie s'opposait à l'établissement d'un gouvernement stable et, sans qu'il soit besoin des calculs machiavéliques du Conseil des Anciens, elle suffirait à expliquer le régime de l'alternance ainsi que les désordres politiques et sociaux qui en ont été la conséquence. Dévorés d'ambition et parfaitement insensibles à la pitié, les almamys soryas et alfayas ainsi que leurs partisans ne songèrent qu'à se défaire les uns des autres ; pour s'emparer des commandements et pour les conserver, tous les moyens leurs furent bons.
L'histoire du Fouta-Djallon ne sera, pendant tout le cours du XIXè siècle, qu'une longue suite de crimes. Venant d'en haut, querelles et luttes s'étendront dans les familles des Almamys, à leur entourage, aux chefs de diiwal, aux chefs de misside, amenant partout le désordre, le pillage, le meurtre et la misère.
Aussi comprend-on que lorsque le représentant du gouvernement français vint apporter avec le protectorat la promesse de la paix intérieure, tous ceux qui n'étaient pas parmi les profiteurs du régime lui donnèrent volontiers leur adhésion.
L'alternance du commandement, caractéristique du pouvoir des deux almamys, s'étend aux chefs de diiwal. En principe, lorsqu'il s'agit de nommer un chef de diiwal, alfaya ou sorya, les notables s'assemblent et après de longues palabres, beaucoup d'intrigues et de nombreux cadeaux, ils choisissent dans la famille à qui est traditionnellement réservé le droit au commandement, un candidat dont ils proposent la désignation à l'Almamy. En fait, les choses ne se passent pas toujours aussi régulièrement et bien souvent les chefs doivent leur commandement à l'usurpation et au meurtre. Quoi qu'il en soit, dans chaque diiwal vivent en rivaux deux Alfas, l'un en fonctions, l'autre en expectative, chacun ayant ses partisans, ses mbatoula et ses hommes de main pour toutes les besognes ; pour eux comme pour les Almamys, le commandement passe des alfayas aux soryas au moins une fois tous les deux ans. A chaque mutation, il est de règle d'apporter des cadeaux au nouveau chef qui récupère, par là, ce qu'il a dî lui-même donner pour obtenir sa nomination.
Dans le gouvernement et l'administration des diiwe, l'Almamy n'a à peu près aucun droit. Ses pouvoirs se bornent à ordonner la levée en masse quand il s'agit de combattre un ennemi menaçant pour le Fouta-Djallon tout entier ; lorsque les chefs de diiwal veulent commencer une guerre ou traiter avec un pays étranger, ils doivent d'abord obtenir son autorisation ; enfin l'Almamy peut intervenir lorsque des conflits se produisent entre deux diiwe. Sa prérogative la plus importante est la nomination des chefs de diiwal. Il est contrôlé dans tous ses actes par le Conseil des Anciens, assemblée composée de sept membres choisis par les notables, qui décide de la guerre ou de la paix et qui peut même, si elle se sent assez forte pour le faire, destituer l'Almamy. Le Conseil des Anciens a souvent représenté l'influence des karamokos opposée au pouvoir militaire. A côté des chefs de diiwal, siège un Conseil des Notables qui est consulté sur les affaires importantes et qui n'a de pouvoir qu'autant que le chef lui-même en manque. Il ne semble pas que sa composition ait été nettement fixée.
Notes
1. Voir "Introduction à l'étude du Fouta-Djallon" de Jacques Richard-Molard
2. Au pluriel : boowe.