Le Ma'dinus-Sa'aadati, encore appelé Oogirde Malal ou Filon du Bonheur éternel 1, reste la plus célèbre et la plus classique des œuvres poétiques en pular-fulfulde du Fuuta-Jalon. C'est que cet ouvrage de fiqh représente le plus remarquable produit que les lettrés du XIXe siècle mirent à la portée des masses populaires pour diffuser, en leur sein, la connaissance exacte de la religion musulmane, que l'enseignement traditionnel en langue arabe ne pouvait leur dispenser.
L'auteur en est Tierno Muhammadu-Samba Mombeya, lettré éminent de la lignée des Seeleyaaɓe, du clan des Diallo, dont il n'a pas encore été possible de déterminer la date d'établissement dans le Labé.
Les généalogies épiques des griots 2 et les récits des lettrés permettent cependant de dire, dans l'état actuel des connaissances, que le premier ancêtre des Diallo du Fuuta-Jalon est Iloo-Yaladi, arrière-petit-fils de Boɗeewel et fondateur du groupement des Yillaaɓe (au singulier Ngillaajo/Ngilla) encore appelés Yirlaaɓe (au singulier Ngirlaajo/Ngirla).
Les Yillaaɓe représentent, avec les Seeleyaaɓe, les Jimmbalaaɓe, les Nyoogeyaaɓe et les Timmbooɓe, l'une des grandes fractions des Diallo du Fuuta-Jalon.
Selon la légende et les chroniques, Iloo-Yaladi engendra Mawnde qui s'établit d'abord à Ley-Bilel puis à Misiide-Hinnde dans la banlieue de Labé.
Sammba-Iloo, second fils de Iloo-Yaladi, alla s'établir dans le Keebu où ses descendants, de nos jours encore, exercent le commandement.
Mawnde engendra cinq enfants : Paate, Useyni, Ngeri, Njobbo et Khaalidu, qui furent les ancêtres des Yillaaɓe du Labé :
Un des petits-fils de Khaalidu, Muhammadu-Sellu, dirigea une école coranique à Labé et devint célèbre sous le nom de Karamoko-Alfaa-mo-Labe.
Très nombreux dans le Labé, les Yillaaɓe se répartissent comme suit :
Ils règnent à Dalen, Karantagi, Leelumaa, Toolu, Muuminiyaa, Mombeyaa, Jaawoyaa-Diten …
Ils exercent le commandement à Kunndu-Ɗaggii, Kula-Tokosere, Maleyaa-Labe.
Ils règnent sur Melikaare, Kula-Mawnde, Wansan-Maali et Dukaa.
Ils commandent à Bommbi-Buruuji, Falo-Boowe, Puncun, Basara-Kubiyaa, Bammba-Kubiyaa, Timmbi-Madiina et Kollaaɗe.
C'est donc à ce clan particulièrement important des Jalluɓe et plus exactement à la lignée des Seeleyaaɓe qu'appartient la famille de cet écrivain illustre dont l'initiative et les oeuvres allaient donner au pular-fulfulde du Fuuta-Jalon la vocation littéraire et culturelle qui devint la sienne.
Le premier ancêtre connu de Tierno Muhammadu-Samba Mombeya est Moodi Abdullaahi Souaré, contemporain de Karamoko-Alfâ du Labé qui vécut au XVIIe siècle 4. Lettré en arabe et chasseur adroit, cet homme d'un âge relativement avancé vivait sans compagne 5, n'avait pour bagages que son sasa 6 de livres, son arc et ses flèches et n'était venu dans le Labé que pour chasser. C'est ainsi qu'il s'installa dans la forêt giboyeuse de Labiko où il campa dans un buisson pour se protéger des malfaiteurs éventuels.
Sa connaissance de l'arabe était telle que, quand il sortit de son buisson-maison pour prendre contact avec les habitants du pays, ceux-ci signalèrent sa présence à Karamoko-Alfâ, roi du Labé, qui avait justement besoin d'un lettré pour instruire ses enfants. Convoqué à Demben, domicile royal situé non loin de Labiko, Moodi Abdullaahi Souaré consentit volontiers à se mettre au service du roi mais il ne quitta pas sa demeure forestière.
Comme une panthère dévorait le bétail du roi, celui-ci promit la main de sa fille aînée, Aysata, à tout homme qui tuerait la bête. La princesse, qui prenait de l'âge, ne trouvait pas de mari; elle n'était pas belle! Le lettré-chasseur décida malgré tout de tenter sa chance. Se mettant à l'affût, il abattit l'animal dont il coupa le bout de la langue, le bout du nez et le bout de la queue qu'il conserva discrètement afin de prouver son succès.
Les chasseurs, ayant découvert la bête morte, en coupèrent qui une patte, qui une oreille… pour les présenter tour à tour à Karamoko-Alfâ en s'attribuant le succès de Môdi Abdullâhi Souâré. Non convaincu, le roi attendait. C'est alors que l'auteur lui-même se présenta avec ses preuves. Cette fois, ce ftit mie lête que Karamoko-Alfâ organisa, afin de tenir sa promesse. Le mariage fut célébré immédiatement entre Aysata et le brave chasseur, la dot étant représentée par le prix de la bravoure.
Les nouveaux mariés s'installèrent à Tiagné, hameau situé à proximité du mont Seerima, non loin de Demben. C'est là que Aysata donna le jour aux quatre enfants qui furent les des Seeleyaɓe 7.
Le premier, Ousmâne-Tânou 7, se fixa à Lugguɗi auprès de son père âgé. Mais sa descendance fonda, par la suite, à l'ouest de Labé.
Le second, Bano-Tânou, se fixa dans le Karantagui, non loin de Dalen. Ses descendants, très nombreux, y créèrent de nombreux villages…
[ …………………… ]
Le quatrième, Boûbakar-Tânou dit Boûbakar-Ndendé ou Mâma Ndendé, s'installa à Mombeya.
Quelque temps après son arrivée dans le Mombeya, Môdi BoûbakarNdendé se maria et eut deux fils, Tierno Haçana et Abdourahmâni-Gayo. A son tour, celui-ci engendra deux fils, Tierno Haçana et Tierno Saidou. Ce dernier se maria avec Habîbata Tôro qui mit au monde deux garçons,Tierno Hasana et, vers 1765, Muhammadu-Samba. Une deuxième femme lui ayant donné Ahmadou, il éleva ensemble ses trois enfants.
On rapporte que Tierno Saîdou avait vu en songe que ses enfants Tierno Hasana et Mohammadu-Samba auraient de nombreux descendants porteurs de turbans, c'est-à-dire lettrés et chefs. Il en parla à sa femme Habibata et ajouta : « Si nous vivons ensemble, il se peut que des querelles nous divisent et causent la malédiction de nos enfants. Je préfère que nous nous séparions. » Le divorce fut prononcé à l'amiable conformément aux usages d'alors et Habîbata se retira dans sa famille avec tous les biens acquis chez son mari 8.
Tierno Saîdou éleva ses trois enfants. Il constata que l'aîné, Tierno Hasana, avait une disposition remarquable pour la diplomatie, que Muhammadu-Samba aimait les études. Il envoya donc Hasana à Timbo, capitale du Foûta-Djallon, pour le former en politique. Quant à Ahmadou, il mit à sa disposition tous ses serviteurs et l'engagea dans l'agriculture et l'élevage.
De taille moyenne et de teint clair, Muhammadu-Samba, sans doute à cause de la grosseur de sa tête, fut orienté vers les études et confié, pour son instruction, à un lettré voisin. Le père, lui, continua à travailler et à amasser la fortune néccssaire au soutien matériel de ses trois enfants.
Muhammadu-Samba poursuivit courageusement ses études à Mombeya même, chez le maître Muhammadu-Njandi, réputé pour ses connaissances islamiques et pour sa grande érudition. Muhammadu-Samba en tira le maximum de profit. Il y apprit notamment le Coran et son exégèse, le tawhîd, le nahaw, le bayaan, le Suufil-usulu 9, la Risaalat, la Tuhfat, le Hariiri (maqaamatul-hariiri), la Daliyat … ainsi que de nombreux autres ouvrages qui lui serviront plus tard de sources fondamentales dans la rédaction du Filon. C'est après toutes ces études qu'il fut couronné Ceerno (maître), devenant ainsi Tierno Muhammadu-Samba Mombeya selon l'usage pullo de distinguer l'homme par un titre et de le rattacher à un village.
Une fois bien formé à Mombeya, Tierno Muhammadu-Samba décida, selon la tradition, une pérégrination chez les érudits de son temps afin d'augmenter ses connaissances. Il rendit visite à plusieurs d'entre eux à l'intérieur du Fuuta-Jalon, au Tooro, et même dans le sud mauritanien, chez les maîtres sahariens. Grâce à ces voyages lointains, il acquit une expérience suffisante des milieux islamiques, ce qui lui permit de constater que l'enseignement reçu à Mombeya était excellent. Il honora son maître en reprenant ses études auprès de lui.
Sur l'autorisation de celui-ci, il prit bientôt sa liberté et entreprit la création d'une école. Malheureusement, la fatigue du voyage à travers le nord et le travail intense qu'il effectuait dans cette école, ébranlèrent sa santé. Sa tête en enfla, ce qui l'obligea à se retirer dans la solitude studieuse, en khalwa (retraite). C'est alors qu'il prononça les mots célèbres :
Ko miin woni tulde ganndal!
miɗo hunnjii al-Qur'aana e al-Maqaama! 10
Pour résorber l'œdème de sa tête, des guérisseurs lui donnèrent le conseil de chiquer du tabac. On pensa dans son entourage que cela éteindrait son illumination religieuse ou walgaaku. Il chiqua quand même et l'œdème diminua. Il n'en souffrit pas spirituellement, bien au contraire. Il continua pendant une longue période l'usage du tabac, mais l'abandonna par suite d'un petit incident banal qui survint dans son foyer 11. L'œdème reprit. Le remède en était le tabac; il refusa désormais de chiquer. La tête se gonfla au point qu'il en perdit la vue.
Son influence nen souffrit nullement. Il continua à parilciper à la vie spirituelle et littéraire du pays, comme par le passé. Mais son histoire, alors, devint celle d'un aède aveugle, dictant ses poèmes à ses disciples; d'un missionnaire-prêcheur qui se déplace sur un âne, participe aux expéditions guerrières contre les païens de l'ouest en exaltant, par ses poèmes, le courage des combattants; d'un sage qui conseille sans cesse les princes et les fidèles de son temps.
Le domicile de Tierno Muhammadu-Samba était, dans ses débuts, à Mombeya. Il le déplaça plus tard à Tallirgii, puis à Hinnde, situés tous deux à une petite distance de Mombeya.
Il n'eut que deux enfants, Moodi Alimou et Moodi Abbaasi. Le premier mourut pendant que son père devenait aveugle et ne laissa qu'un fils, Tierno Hasana-Mawɗo. La mort de son fils aîné affligea le maître qui reporta son affection sur le petit-fils, Tierno Hasana-Mawdo. Môdi Abbaasi, qui avait charge de l'éduquer, mourut peu de temps après, laissant à son tour un enfant, Karamoko Muktaru. Ce fut donc à l'écrivain aveugle et vieillissant que revint le soin de de ses deux petits-fils.
Karamoko Muktaru devint son secrétaire. Il effectuait toutes les missions du grand-père et transcrivait ses poèmes, ses rêves, ses ordres… Pour accomplir convenablement ces tâches, il habita dans l'enclos du maître en y construisant sa propre maison.
Les arrière-petits-fils de l'écrivain vivent aujourd'hui encore à Mombeya. Ils n'ont malheureusement reçu aucune instruction scolaire leur permettant de continuer son œuvre 12.
Tierno Muhammadu-Samba a beaucou écrit. Hélas, rien de sérieux n'a dû être entrepris en vue de rassembler ses documents et son œuvre. Seul le Filon se retrouve facilement dans les bibliothèques de toutes les familles de lettrés du pays.
Les grands disciples de Tierno Muhammadu-Samba sont Tierno Saadu Dalen 13, laissant le souvenir d'un lettré éminent, d'un grand écrivain, d'un saint maître musulman et d'un homme simple en dépit de son érudition, influent et écouté en dépit de sa simplicité. Non seulement il avait participé au développement de la religion dans le pays par la composition de nombreux ouvrages comme le Filon, mais encore il avait créé et dirigé, à Mombeya, une école d'enseignement supérieur.
Il fut un conseiller écouté des souverains politiques de son temps et pouvait même, a-t-on dit, lire dans l'avenir et faire des révélations toujours exactes 14.
L'imagerie populaire, fertile en anecdotes, fait de lui un devin infaillible, également attentif à tout le monde, ayant une solution à tous les problèmes qu'on lui soumet 15.
Si sa succession spirituelle s'éteignit presque avec lui, faute de gardien valable, le nom, la légende et le message littéraire de Tierno Muhammadu-Samba Mombeya restent vivants dans le cœur des croyants et la mémoire des lettrés et des conteurs du pays. Tierno Jaawo Pellel, auteur contemporain, en témoigne dans son dictionnaire biographique des saints et des hommes illustres du Labé, qui écrit :
Citons aussi Tierno Samba de Mombeya
dont les poèmes en langue pular
suffisent pour enseigner le savoir au Foûta.
Il ne manque pas de capacité [… ]
Beaucoup de livres de droit,
il les versifia et les traduisit en pular,
car lire et traduire certains livres est difficile
et n'est pas accessible à tous.
Nombreux sont au Fuuta-Jalon ceux qui ne savent pas lire,
traduire, comprendre et appliquer.
Qui lit le pular n'en est pas incapable,
car alors il comprend le sens de ce qu'il prononce
et son cœur s'éloigne du doute. Il ne fait pas d'erreur 16.
La vie et l'œuvre de Tierno Samba nous placent ainsi à la naissance ou à l'essor d'un courant de pensée et d'action qui, à partir de l'Islam aristocratique des lettrés, des princes et des cours, allait créer, au Fuuta-Jalon, une religion nationale et populaire 17. C'est à cette entreprise décisive que le Filon apportera le concours de son érudition et la preuve de son efficacité.
C'est le sort de toutes les grandes œuvres littéraires d'échapper dans une large mesure au contrôle de leur auteur pour s'enrichir, au fil du temps, des modifications et des interprétations diverses que chaque époque leur apporte. Le Filon, qui reste l'œuvre la plus connue, la plus célèbre et la plus répandue du pays, constitue, sans doute, l'une des plus altérées par les copistes ! L'accumulation de manuscrits le démontrerait avec pertinence. En revanche, elle ne suffirait pas à accorder une valeur scientifique à cette édition critique. Seul compte, en effet, le classement comparé des variantes, qui donne l'occasion de découvrir les conditions d'élaboration et de reproduction des manuscrits, leur parenté éventuelle et, surtout, la possibilité de retrouver une tradition susceptible de nous rapprocher de la forme originale de l'œuvre.
L'étude des variantes du Filon s'organisera ici autour de quatre manuscrits.
(a) Le manuscrit de Daara-Labe [DL] qui appartient à une collection familiale de lettrés confirmés d'une cité culturelle célèbre de l'ancien Foûta 18. Il a été reproduit en l'an 1261 de l'Hégire (1845) alors que l'auteur vivait encore. Sa reproduction est l'œuvre de deux lettrés amis, Tierno Ahmadou-Pereejo b. Alfà Ibrâhîma Konkobala et Môdi Sâlihou b. Alfâ Oumarou-Râfiou du village de Daara-Labe. Le premier le recopia à l'encre noire sur 30 feuillets et le vocalisa à l'encre rouge à partir d'un texte ancien recueilli sur 16 tablettes de bois en l'an 1240 de l'Hégire (1825) à l'intention de Tierno Saadu b. Ibrâhîma de Dalen, élève, disciple et ami de l'auteur.
La copie achevée, il la révisa (saato) avec le second et la confia à Karamoko Tânou Gaɗa-Jolaa, maître-cordonnier qui la fit recouvrir de parchemin (ŋaro) brun rouge enluminé d'arabesques.
Ainsi [DL] possède un pedigree, appartient à une collection connue et notable. Nous le traitons, dans cette édition, comme archétype. Nous n'en avons d'ailleurs disposé que pendant trois jours, sous le contrôle du propriétaire qui nous aida à le transcrire 19.
(b) Le manuscrit [B]. Les caractéristiques du manuscrit le rapprochent singulièrement de l'archétype : souvent mêmes fautes, mêmes omissions de particules autonomes, mêmes mécoupures d'hémistiches, même graphie à signes diacritiques rares.
Cependant, cette ressemblance ne s'étend pas à l'introduction en prose que l'archétype reproduit en pular-fulfulde et que le prototype [B] nous donne en arabe. [B] se compose de 33 feuillets, recopiés et vocalisés à l'encre noire, et provient de la bibliothèque personnelle de Tierno Muhammadu Bâ, fils aîné ** du grand maître Tierno Aliyyu Ɓuuba-Ndiyan.
Telles sont les seules indications que nous en ayons, puisque le copiste ne donne même pas son nom. Ayant pu disposer de ce manuscrit pendant une semaine, nous en conservons une photocopie.
(c) Le manuscrit [V] tiré du fonds Gilbert Vieillard de l'Institut fondamental d'Afrique noire à Dakar. Il a été exécuté sur 32 feuillets 23 x 18 par le scribe Ibrâhîma Kâne des Kâne du Tôro, village de Bantaŋii, qui l'acheva vers dix heures du matin, par un vendredi de l'année 1355 de l'Hégire (1935) 20.
(d) Le manuscrit [L]. Enfin, le manuscrit L, reproduit en 1964 sur 44 pages, ne fournit aucune indication sur le copiste qui l'exécuta sur commande de notre père. Copié à l'encre noire et vocalisé à l'encre rouge, ce manuscrit, le seul que nous possédions sous sa forme d'origine, se caractérise par le rajeunissement de ses leçons, certaines mélectures du modèle, ainsi que des mauvaises coupures généralisées d'hémistiches (il ne respecte aucun rejet d'hémistiche à hémistiche à l'intérieur d'un même vers).
Dans les deux premiers manuscrits, il n'existe aucune distinction entre les phonèmes :
Cette caractéristique montre que leur établissement remonte à une époque relativement ancienne qui précède, en tout cas, l'introduction ou la généralisation de la réforme de l'écriture ajami, survenue au cours du XIXe siècle.
Dans les troisième et quatrième manuscrits, par contre, le phonème /d/ est noté avec l'aide du daal د tandis que sa correspondante préglottalisée /ɗ/ est transcrite par la consonne tah ط ; ce qui en situe l'exécution après la réforme précitée.
Le copiste du quatrième manuscrit essaie même de distinguer les phonèmes prénasalisés /nd/, /mb/, /nj/, /ng/ et la nasale-vélaire /ŋ/ par le truchement de signes diacritiques appropriés.
Une fois le texte rédigé 21 par son auteur, celui-ci le dicte 22 ou le confie à un copiste 23 qui le reproduit 24, le vocalise 25 et le lui relit ou le soumet à sa vérification 26. Cette opération, qui porte le nom de saato 27, ne se fait malheureusement pas dans tous les cas. Il arrive que de nombreux manuscrits ne soient jamais revus par leur auteur après l'intervention du copiste.
La différence entre copiste et scribe mérite qu'on s'y arrête. Généralement étudiant, le copiste travaille moins consciencieusement que le scribe qui est un expert, un professionnel dans l'art de reproduire les manuscrits.
Le copiste est un acteur anonyme qui ne mentionne que rarement son nom sur le texte qu'il reproduit. Il n'enjolive presque jamais sa copie et ne relève d'aucune école, ne se réclame d'aucun maître. Nul ne le rétribue pour sa peine. C'est un amateur qui aide à recueillir, par écrit, une œuvre parce qu'il l'aime, parce qu'il cherche à se rendre utile ou tout simplement parce qu'il veut s'occuper.
Bien entendu, il arrive à l'amateur de soigner, à la manière du professionnel, le travail qu'il exécute. Il se prend souvent comme écrivain lui-même et, dans la mesure où certains passages du texte qu'il doit reproduire ne lui plaisent pas, il ne se gêne pas pour les modifier ! A tort ou à raison, certains auteurs l'encouragent à le faire. C'est ainsi que Tierno Jaawo Pellel écrivait, dans son dictionnaire biographique des saints et des hommes illustres du Labé 28 :
Ɗii ɗoo mi haannii ɗoo yo juulɓe; si taw ko nii
hara ɗum gasii! Si mi falju wurtee waddataa!
Mi wonaali jannguɗo nahwu faami, si sella ken;
aalaaji jannde mi fiinanooka, mi waawataa.
Ko e faydu Shayxu Aliyyu Bhuuɓa-Ndiyam gelee,
surɓii-mi yuɓɓu-mi ɗii pularji, no fellitaa.
Ado ɗum ko majjere anndiraa-mi e zumpugol;
kon non si Taguɗom yawtanii lam lorrataa 29.
Tierno Ahmadou-Pereejo et Moodi Sâlihou, son ami, à la plume desquels nous devons l'archétype, n'étaient que des copistes de grande érudition. Mais ils eurent le grand mérite de nous retracer l'histoire de leur modèle et de nous préciser les conditions d'élaboration de leur copie.
Le scribe 30, lui, est un artisan, souvent un artiste. Il exerce son métier sous la responsabilité morale d'une école et se réclame d'un maître. Reproduire un texte, pour lui, est un acte de foi.
Pour travailler, il dispose de tout un matériel : écritoires spéciaux 31 faits de bois ou de roseau et logés dans une housse 32, encriers en cuivre 33, encre noire (ndaha ɓaleha) pour écrire, rouge (ndaha woɗeha) pour vocaliser, brun rouge (ndaha cuka) pour orner le texte.
Il ne recopie point avec n'importe quelle encre. Il veut que ce qu'il écrit demeure indélébile. Pour préparer son encre, il connaît les feuilles qu'il faut cueillir et mélanger (haako senƴamma e haako poopo), le temps qu'il faut les attacher et laisser se décomposer ensemble, la quantité d'eau et le temps qu'il faut mettre pour les faire bouillir dans le canari, la manière dont il faut malaxer et filtrer ce nouveau mélange. Il connaît les pierres (kaaƴe ngooda) qu'il faut frotter ensemble et mettre dans l'eau ainsi que les racines (daƴƴe cuko) avec lesquelles il faut les mélanger.
Le scribe est un technicien du manuscrit. Il peut passer des semaines et des mois entiers à reproduire un document. Il mentionnera alors les interruptions importantes 34 par un signe spécial appelé darto (point d'arrêt) ainsi que la date et le moment d'achèvement de la copie qu'il signera toujours de son nom.
Ibrâhîma Kâne, lettré en fulfulde et en arabe, est un vrai scribe. Non seulement il nous donne toutes ces précisions, mais encore il ajoute, sur le mètre et la rime du texte qu'il a reproduit, les cinq vers suivants, pleins d'humour et de modestie :
Kala winnduɗo deftere fow winnday
to seraaji, no fennyina innitagol.
Ceernoojo si wallifi nassi mu'um
nodday almuɓɓe e lorritagol.
Hay Bahrul-Qalzuumi e uumude mum,
haɗataa koy maayoy sokkinagol.
Ɗe'e maaje e heewde e sonko mu'um,
haɗataa koy jooloy fii ilugol.
Sabu fow hino yonngiti cemmbe mu'um
e Allaahu Jogiiɗo Mo Joom-Baawgal 35.
Ces considérations expliquent l'importance attribuée, dans l'établissement et l'édition critique du Filon, au manuscrit [V], oeuvre du lettré et scribe professionnel Ibrâhîma Kâne qui, bien que n'appartenant guère à une école célèbre, réunit en lui, tout de même, l'érudition fougueuse du clerc et du basochien, et la maturité rassurante du moine !
Il existait, dans le Fuuta-Jalon des temps anciens, deux foyers culturels de scribes célèbres. L'école de Labe-Ɗeppere était réputée pour la beauté de sa graphie (binndi ŋarnaaɗi) tout comme Jonngaasi l'était pour l'habileté de ses cordonniers et brodeurs 36.
Les manuscrits de cette école se reconnaissent à la rubrication artistique des titres et des chapitres, à l'enjolivement des points d'arrêt ou darto, à la transcription picturale (binndi wenyaaɗi) des noms de Dieu et du Prophète… Les poèmes recopiés par les scribes sortis de cette école donnent à l'œil l'impression d'une finesse et d'une harmonie inégalables : même alignement, même nombre de lignes par page. Ici, les vers partent du même point et aboutissent au même point ; l'espace blanc qui en sépare les hémistiches ou parties constitutives conserve partout les mêmes dimensions de sorte que les débuts et fins de vers se trouvant alignés, les boucles des lettres finales de la rime sont soigneusement ordonnées et font de la qasiida un chef-d'œuvre calligraphique d'une beauté incomparable.
Ces qualités, hélas, ne se développaient pas toujours sans contrepartie. Souvent, pour éviter les ratures et les surcharges des manuscrits, les scribes de cette école ne corrigeaient pas les fautes provenant d'une mélecture du modèle, même lorsqu'ils en devenaient conscients !
En revanche, l'école des Kollaaɗe se présentait comme la plus respectueuse du modèle (sella-binndi) et la plus sérieuse. Les scribes formés par les maîtres de cette école ou relevant de leur responsabilité morale jouissaient d'un prestige incontestable parmi les lettrés du pays.
Ainsi Labe-Ɗeppere, par la beauté de ses manuscrits, avait l'heur de plaire aux chefs et rares mécènes de l'aristocratie qui en faisaient une école de luxe et de prestige, tandis que Kollaaɗe, pour sa fidélité religieuse aux modèles, donnait confiance aux lettrés.
D'une manière générale, nous avons essayé d'éliminer les mécoupures d'hémistiche en suivant les règles du baharu xabab ou « pas de monture », lui-même dérivé du rajaj arabe. Nous considérons en effet, avec A. Dain, que « les leçons d'un manuscrit n'ont pas une valeur absolue ; elles ne sont qu'un moyen de connaître une tradition » 37.
Tel quel, même l'archétype comportait des erreurs de transcription et des fautes de métrique.
Reprenant les conclusions de L. Havet, A. Dain classait les erreurs de copie en fautes directes et indirectes, auditives et visuelles, omissions de petits mots, sauts du même au même, mécoupures, et attribuait de telles imperfections à l'influence du modèle et du contexte ainsi qu'à la personnalité du copiste 38… Cette description paraît valable pour le cas concret des manuscrits qui nous concernent.
Si la transcription latine retenue ici est celle de la Conférence linguistique consultative de Bamako dont les conclusions entrent de plus en plus dans l'usage des États, des institutions scolaires et des chercheurs, l'orthographe que nous avons adoptée mériterait, dans deux cas au moins, quelques explications ; non seulement elle corrige celle des manuscrits étudiés et transcrits, mais encore elle ne pourrait réunir, autour d'elle, l'avis unanime des chercheurs et des lettrés.
Nous avons tenu à corriger les manuscrits dans tous les cas où ils ne respectaient pas la qualité phonémique conforme à la nature des radicaux verbaux ou au consonantisme des nominaux qui, normalement, auraient dû apparaître dans les cas représentés. Ainsi :
Ce faisant, nous n'avons nullement perturbé le rythme du vers: jul ou juul, may ou maay, -man ou mam représentent tous, en effet, des syllabes longues de même durée.
Une telle rectification s'imposait d'autant plus que l'orthographe ainsi retenue permet seule, par-delà les divergences dialectales d'une langue de civilisation comme le pular-fulfulde, de remonter à la forme originale commune.
Au demeurant, on voit apparaître, dans le même manuscrit et les mêmes formules, les deux formes, à quelques vers d'intervalle. Ainsi, l'archétype donne, pour le même sens :
yo O jul … [v. 4]
yo O juulu … [v. 18]
Dans le deuxième cas, la présence du phonème vocalique /u/ après le phonème consonantique /l/ du radical verbal, a rendu phonétiquement pertinent le caractère long de la voyelle radicale qui ne le paraissait pas dans le premier cas, alors que, morphologiquement et sémantiquement, elle était longue. Il s'agissait donc, sur le plan phonétique, de variantes combinatoires d'une même réalité morpho-sémantique que nous avons tenu à rétablir dans son essence et non point dans ses manifestations phonétiques contextuelles.
D'une manière générale, les variantes textuelles ont été citées et commentées en note chaque fois que c'était nécessaire. Toutefois, on ne saurait ignorer et taire l'aspect arbitraire de notre intervention dans certains cas difficiles comme ceux que voici :
Ce qui contribue surtout à faire de ce petit chef-d'œuvre didactique un ouvrage de haute réputation, c'est la voie littéraire et culturelle qu'il ouvre au pular-fulfulde, sa composition systématique, le charme incomparable de sa poésie, sa concision remarquable et son érudition accessible.
Le Filon part d'une hypothèse : nul ne peut, mieux que par le truchement de la langue qu'il pratique, comprendre une théorie ou une doctrine. A l'appui de cette affirmation, il constate que :
Nombre de Fulɓe ne pénètrent pas ce qui leur est enseigné
par l'arabe et demeurent dans l'incertain 40.
Il insiste pour dire qu'il s'agit là d'une situation extrêmement grave puisqu'elle concerne la religion :
Reposer sur l'incertain, dans les œuvres du Devoir,
ne suffit pas en paroles, ne suffit pas en agir 41.
Désireux de mettre fin à cette situation nuisible, l'auteur se propose d'exposer, d'expliquer, de commenter et d'enseigner les principes fondamentaux de la foi et de la loi musulmanes, non plus en arabe, mais en pular-fulfulde !
Qui recherche la clarté, d'incertitude dépourvue,
qu'il lise donc en pular, ces vers du petit homme ! 42.
Plus loin, il insiste, sans doute à l'intention de ceux qui ne croient pas encore à la justesse de son entreprise :
Que ce soit en lettres arabes, en langue pular
et dans les autres langues, tout est valable
qui facilite la connaissance exacte de cela
afin que soit su tout le sens de la Loi 43.
Etudier la méthode du Filon reviendra donc essentiellement à examiner comment, tout au long de son ouvrage, l'auteur a essayé de parvenir au but qu'il s'est ainsi fixé.
Tour à tour convaincant, didactique, solennel, interrogatif, rassurant, familier, insistant, admiratif, injonctif, méprisant, ironique, l'auteur cite et commente le Coran, les hadîths du Prophète, les doctes, les auteurs sunnites les plus représentatifs de l'Islâm comme Mâlik b. Anas, Boukhâri, Muslimi, Ash-hab, Asbakh, ainsi que les ouvrages de droit les plus classiques tels que le Mukhtasar, la Tuhfat, la Risâlat, le Jawâhir al-hisân …
Il expose et commente ainsi la foi, la loi et le comportement du musulman ou voie religieuse en faisant preuve d'une érudition précise et d'une grande audace. Il aborde en effet les problèmes les plus délicats du droit musulman comme la répartition des successions et prend position sur des questions aussi controversées que celles de la dogmatique spéculative des Mu'tazilites.
En tout premier lieu, il parvient à son objectif grâce à une composition rigoureuse de son traité qu'il divise en trois chapitres fondamentaux :
Le premier chapitre est précédé d'une introduction de 15 vers (vers 1 à 15) et le dernier suivi d'une conclusion de 20 vers (vers 552 à 572) 44.
L'auteur paraît tellement convaincu de la clarté de son texte et de son exposé, qu'en recommandant ses vers à l'attention critique des lettrés (vers 556), il remarque :
Beaucoup contestent ce qui est juste et l'on découvre alors que,
si erreur il y a, c'est dans l'entendement, non pas dans le texte.
J'espère que celui qui cherche cela ici
n'en trouvera pas et me félicite pour ce don 45.
Tierno Samba savait que, tel quel, le pular-fulfulde de son temps n'avait ni élaboré, ni encore emprunté et assimilé toute la terminologie religieuse et juridique nécessaire à l'exposé et au commentaire de tous les points que devait aborder son ouvrage. Aussi dut-il recourir fréquemment au lexique arabe, soit pour employer un vocabulaire d'un usage encore restreint, soit pour emprunter, lui-même, des termes qu'il estimait utiles à son entreprise 46.
Certaines de ces interférences lexicales 47 s'imposaient à lui :
D'autres emprunts antérieurs paraissaient moins nécessaires étant donné l'existence, en pular-fulfulde, de termes lexicaux ayant la même signification :
Cependant, des considérations d'ordre poétique (poésie quantitative) ou esthétique (nécessité de varier le vocabulaire ou de rechercher un langage expressif) pourraient, sans aucun doute, expliquer le recours à certains de ces emprunts.
L'auteur se livre, par endroits, à des constructions savantes et personnelles :
Il s'agit là d'un procédé de création savante qui, ajouté aux abstractions théologiques et juridiques et aux allusions fréquentes à des livres savants et inconnus du public, déroute plus d'un lecteur non averti. Fort heureusement, l'auteur n'en abuse pas.
Le mètre choisi, avons-nous dit, est le baharu xabab ou « pas de monture » dérivé du rajaj arabe ; et le vers du Filon imite admirablement le rythme des galopades de ces expéditions guerrières auxquelles le poète se rendait à dos d'âne. Du premier au dernier vers, même lorsqu'il aborde les sujets austères du droit musulman sur les donations, le mariage et les successions, l'auteur reste fidèle au martèlement cadencé de sa monture, une marche plus ou moins lente selon le souffle et le désir particulier du chanteur.
Le ton de l'épopée religieuse se trouve rehaussé par le recours à la rime en -l dite qaafiyatul-laamiyya, dont la variante employée ici est la plus vivante des rimes fulɓe du Fuuta-Jalon ; celle qui arrache l'auditeur à sa torpeur et à son indifférence éventuelles, en évitant l'effet que produirait, sur lui, le ronronnement habituel de n'importe quelle autre monorime pular ; celle qui donne la possibilité de rompre la monotonie des vers en terminant ceux-ci par les sons -ol, -al, -il, -el. L'auteur du Filon s'est surtout servi de l'alternance -ol et -al ; il a parfois utilisé le son -il et, dans six cas, il dut recourir à la possibilité que lui offrait -el.
La projection graphique des cinq premiers vers nous donne le schéma suivant :
1. — — ⏑ ⏑ — / ⏑ ⏑ — ⏑ ⏑ — ⏑ ⏑ — ⏑ ⏑ — / ⏑ ⏑ — ⏑ ⏑ — |
2. ⏑ — ⏑ ⏑ — / ⏑ ⏑ — ⏑ ⏑ — — — ⏑ ⏑ — / — — ⏑ ⏑ — |
3. — — ⏑ ⏑ — / ⏑ ⏑ — ⏑ ⏑ — ⏑ ⏑ — ⏑ ⏑ — / ⏑ ⏑ — ⏑ ⏑ — |
4. ⏑ ⏑ — ⏑ ⏑ — / — — ⏑ ⏑ — ⏑ ⏑ — ⏑ ⏑ — / ⏑ ⏑ — ⏑ ⏑ — |
5. ⏑ ⏑ — ⏑ ⏑ — / ⏑ ⏑ — ⏑ ⏑ — ⏑ ⏑ — ⏑ ⏑ — / ⏑ ⏑ — ⏑ ⏑ — |
(⏑ représente une syllabe brève et — une longue).
La transposition de ce schéma sur les pieds paradigmatiques de la métrique arabe classique produit le résultat que voici :
1. mustaf'ilatun / mutafaa'ilatun mutafaa'ilatun / mutafaa'ilatun |
2. mufaa'ilatun / mutafaa'ilatun mustaf'ilatun / mustaf'ilatun |
3. mustaf'ilatun / mutafaa'ilatun mutafaa'ilatun / mutafaa'ilatun |
4. mutafaa'ilatun / mustaf'ilatun mutafaa'ilatun / mutafaalilatun |
5. mutafaa'ilatun / mutafaa'ilatun mutafaa'ilatun / mutafaa'ilatun |
L'unité métrique (arulu) nous est donnée par le dernier pied mutafaa'ilatun (⏑ ⏑ — ⏑ ⏑ —) formé par le syntagme heɗo haala gorel du premier hémistiche (misraahu arano ou feccere aranndeere) dont la détermination exacte facilite la scansion du poème.
Les allongements et retranchements autorisés (darbu) seront donc mustaf'ilatun, mutafa'ilatun, mutafaa'ilatun … comme le montre l'exemple des vers 1, 6, 8, 9 et 10.
Le cinquième vers, composé de quatre pieds identiques, nous fournit ainsi l'image du vers idéal de la qasiida.
Pour toucher et conditionner plus efficacement ses auditeurs afin de les rendre plus réceptifs à son enseignement, l'auteur les apostrophe :
Ô auditeur, écoute ! [v. 1]
les interroge :
Quelle est, je le demande, quelle est la litanie … [v. 36]
les convainc en citant Dieu et Son Livre (Coran), les dires du Prophète (hadîths), les doctes de l'Islâm, sans oublier, dans cette société particulièrement attentive à ce genre d'argument, la force de la tradition et la « longue expérience » de son « âge » (vers 544) ; les effraie et menace en invoquant les tourments de cette mort qui frappe au hasard, à tous les âges et par tous les temps et les tourments du tombeau, du jugement et du jour de la Crainte !
les presse d'accepter et de retenir son message
Appuyez sur la Shahâda, persistez-y ! [v. 24]
Ces procédés apparaissent surtout dans la partie fondamentale de l'ouvrage, celle qui traite de la foi. Ici, en effet, le maître se veut dogmatique, indiscutable. Le ton de sa poésie impressionne plus particulièrement l'auditeur dans le passage où se trouvent énumérés les attributs divins, positifs et négatifs qui viennent se ranger l'un sur l'autre comme les grains d'un chapelet qui s'entrechoquent à intervalle régulier en produisant un certain martèlement :
Dieu est Existant, Éternel, Infini…
Il est l'Entendant, le Voyant, le Parlant ! [v. 86]
Son oeuvre, Sa puissance, sans échec, sans limite ! [v. 88]
… surdité, … cécité, … mutisme,
le sourd, l'aveugle, le muet ! [v. 91]
Puissance, Volonté, Omniscience ! [v. 95]
Puissant, Ordonnateur, Sachant,
Vivant, Unique en tout ! [v. 96]
Il invite les auditeurs à admettre (vers 107) cet enseignement et, sur trois vers particulièrement vivants et martelés, il résume l'essentiel de son dogme dont les composantes, commandées par le terme « crois », reviennent à intervalle régulier et produisent l'effet de mots d'ordre inoubliables :
Crois en Dieu, aux Prophètes du Tout-Puissant,
aux Anges, aux Livres, au jour de la Crainte,
aux Ténèbres, aux Châtiments,
au Bonheur du Tombeau, à la Résurrection,
au Jugement, aux Écrits des Anges, à la Pesée,
au Pont, à l'Enfer, à la Cité de Bonheur ! [v. 132 à v. 134]
Dans le vers particulièrement condensé où il expulse le mécréant de la cité des croyants, ce retour régulier de propositions suggère le désespoir d'un être dont chaque initiative se trouve rejetée et condamnée :
S'il dirige c'est mauvais, s'il témoigne c'est mauvais,
ce qu'il égorge est charogne, son mariage est mauvais ! [v. 124]
Tout au long de cet ouvrage, l'auteur utilise l'ensemble des recettes classiques 48 que la technique poétique pouvait mettre à sa disposition.
Une analyse comparée des interférences au niveau de la syntaxe, des images et des concepts pourrait donner des résultats plus pertinents sur l'originalité de la pensée et des traits culturels propres à un peuple que ceux que nous livre l'étude des interférences lexicales.
Le pular-fulfulde utilise, pour désigner le chapitre d'un livre, le terme dammbugal (littéralement, une porte ) ; en arabe, on retrouve le même concept dans le signifiant baabun (une porte). L'arabe ra'iisun et le pular hooreejo désignent tous deux “un chef, un dirigeant” et sont formés tous deux à partir de “tête”. De même, ma'dini désigne, en arabe, “un filon, un métal, un gisement, un minerai, une source”. En pular-fulfulde, on retrouve, pour les mêmes concepts, le terme oogirde.
Pour chacun de ces cas, il existe d'autres mots, formés sur des racines verbales ou sur des emprunts lexicaux facilement identifiables. Mais y aurait-il interférences conceptuelles et pourrait-on, à l'échelle de ces similitudes sémantiques, parler d'emprunts ?
Les images les plus caractéristiques du Filon se trouvent sans aucun doute dans les vers 14,
21,
25,
26,
27,
70,
149,
150,
151,
152,
153,
176,
311,
331,
466,
478,
479,
492,
516, 520 et 522.
Il serait difficile de déterminer celles qui, parmi elles, relèvent du domaine des réminiscences littéraires ou des interférences culturelles et celles qui appartiennent plus spécialement à la culture fulɓe, dans la mesure où une telle question peut se poser raisonnablement. Pourtant, elles présentent une telle adéquation avec les réalités quotidiennes des Fulɓe et semblent si intégrées au domaine de leurs aphorismes et de leurs adages, que l'auteur, en les employant, convainc son public dont il paraît avoir bien observé le milieu environnant et les manières d'agir, de vivre, de penser et de sentir les plus intimes.
Quoi qu'il en soit, chaque image et même chaque vers et chaque terme de ce condensé mériteraient qu'on s'y arrête 49, ce qui correspond bien à la tradition de ce genre de littérature et à l'intention particulière de l'auteur. Ouvrage de fiqh, en effet, le Filon se lit et se commente sous la direction d'un maître. Il ne donne aux étudiants et futurs lettrés auxquels il est destiné que les rudiments de la science religieuse, des points de repère, des références bibliographiques et laisse à leur maître le soin d'expliquer et de préciser ce que son auteur, dans ses pages, ne fait qu'esquisser.
Dans la mesure où l'on estime que la Foi (Fimnde), la Loi (Dewal) et la Voie (Ɗatal) musulmanes telles qu'elles s'enseignent dans le Daar'ul-Islam (Terre d'Islam) du Fuuta-Jaloo possèdent un intérêt propre, l'étude du Filon permet d'en acquérir une connaissance de l'intérieur. Elle renseigne sur le niveau culturel atteint par l'intelligentsia et sur les caractéristiques de leur sunnisme.
Ce petit ouvrage qui fait l'objet d'une étude renouvelée de génération en génération de lettrés traditionnels de notre pays, en constitue la pâture commune. Il s'insère dans un ordre moral reposant sur une trilogie rigoureuse : fidélité de l'homme à son Dieu, piété du fils pour ses parents et soumission totale de la femme à son mari.
Ce qui frappe, avons-nous dit 50, dans le produit littéraire des grands lettrés Fulɓe de la période précoloniale, « c'est leur ton solennel et monotone de poètes officiels, leur foi sincère et profonde, leur conformisme religieux et politique ». La religion militante (dewal), la résignation (munyal) et l'acceptation de l'ordre établi de la société et de l'ancestralité (finaa-tawaa), constituent les vertus les plus communes de leurs œuvres et de leur époque…
Si le Filon du bonheur éternel continue, cent cinquante ans après sa rédaction, à émouvoir les lecteurs de notre pays, c'est surtout à cause de la vocation littéraire qu'il assure au pular-fulfulde, à cause de sa versification juste, sûre et élégante, de sa langue saine, savante et subtile, de la volonté nationale d'affirmation culturelle qu'il incarne et du désir d'autonomie et de dignité linguistiques qu'il exprime.
Notes
1. A la suite de Gilbert Vieillard (1937), on a traduit Oogirde Malal par « Filon du bonheur éternel ». Mais, ainsi que le montrera l'article oogirde du petit lexique, on pourrait tout aussi bien traduire par « Mine de bonheur » ou « Mine du bonheur éternel ».
2. Christiane Seydou. Silâmaka et Poullôri. Armand Colin, Paris, 1971, notamment l'introduction.
3. On voudra bien se reporter pour plus de détails à notre ouvrage La Femme, la Vache, la Foi. Paris, Armand Colin, 1966. pp. 56-67.
4. Les éléments de cette biographie ont été réunis au Fuuta-Jalon par un groupe d'amis qui ont travaillé sous la responsabilité de nos frères Muhammadu et Boûbakar. Ils proviennent de documents détenus par les membres de la famille de l'auteur ainsi que de témoignages de maîtres-griots.
5. Le célibat était de règle pour les jeunes gens de l'époque. La coutume prescrivait, en effet, la circoncision entre 17 et 20 ans. Venait ensuite l'appel aux armes, l'enseignement supérieur ou le choix d'un métier utile au pays (culture, chasse ou commerce) jusqu'à l'âge de 40 ans environ.
6. Sorte de sac cylindrique en peau tannée de petit bétail ou de gibier, destiné aux livres et aux provisions de bouche.
7. Cf. Les Diallo du Labé, généalogie épique composée par Farba Ibrahima, Chroniques et récits du Fouta-Djallon. Paris. Klincksieck, 1968, pp. 84-85.
8. Ces biens se multiplièrent par la suite. Un jour, elle fit demander des cordes à Muhammadu-Samba pour attacher ses bêtes. Celui-ci lui en envoya cinquante. Elle lui fit dire que cette quantité suffisait à peine pour lier ses veaux.
9. Cf. Le Filon, infra, notamment les vers 300 et 301.
10. « Le mont du savoir, c'est moi !
Je sais par cœur le Coran et la Maqâmat ! »
11. Un matin, une de ses servantes lui demanda du tabac. Il lui répondit qu'il n'en avait pas. Comme il allait « derrière la maison» (derrière la maison, on ménage généralement, au Fuuta-Jalon, un réduit appelé hurgo destiné aux ablutions ou à la toilette; aller « derrière la maison », c'est aller dans ce réduit), la servante lui vola un peu de tabac. Dès son retour dans la maison, il constata le vol et se fâcha. Il comprit que la servante en était l'auteur et dit: « Je n'ai rien de commun avec cette servante excepté le tabac ; j'abandonne donc le tabac à partir de ce jour ! »
12. On raconte à Mombeya que, lorsque le grand maître Oumar Seydou Tall (connu sous le nom de El Hadj Oumar) y vint lors de son séjour dans le Foûta, il se fit présenter le Filon par l'auteur. Après lecture, il le félicita mais tint à lui dire :
— Cesse de traduire les écrits arabes dans notre langue, autrement tu feras disparaître la langue arabe. »
Le maître se formalisa et répliqua :
— A Mombeya, les trois bases de l'Islâm sont connues : Qaal'Allaahu (Dieu a dit), Qaal' al 'Rasul'Allaahi (L'Envoyé de Dieu a dit) et Qaal al-Shayxu (Le Docte a dit). Ici, nous connaissons les trois qaal », voulant dire ainsi qu'il n'avait rien à apprendre de El Hadj Oumar.
Ce dernier, dans sa colère, lui lança: « En effet, tu es fort instruit ; mais tu seras le dernier! » et c'est ce qui advint puisque, depuis la mort de Tierno Muhammadu-Samba, Mombeya a plus ou moins perdu sa renommée.
13. En réalité, il mourut entre 1850 et 1852, deux années, dit-on, après son disciple et grand ami Tierno Saadu Dalen.
14. On rapporte que El Hadj Oumar, en arrivant au Fuuta-Jalon, mûrissait le projet de s'emparer du pouvoir et d'y résider. Tierno Muhammadu-Samba en informa l'almâmi Umaru. La condition de réalisation était que l'almâmi répondît naam (oui) à l'appel tokora (homonyme) que lui lancerait El Hadj Oumar dès son arrivée à Timbo. Lorsque vint le visiteur, en effet, le premier mot qu'il adressa à son hôte fut l'apostrophe tokora qu'il dut répéter trois fois avant que celui-ci lui répondît : « Almaami alaa tokora ! (l'almâmi n'a pas d'homonyme). El Hadj Oumar quitta donc le Fuuta-Jalon et n'établit son premier royaume que sur les marches du pays, à Dinguiraye, [après s'être installé d'abord à Jegunko [T.S. Bah].
15. Les nombreuses anecdotes que l'on rattache à sa légende ne sont pas toujours de portée religieuse ou littéraire. Elles relèvent parfois d'une sagesse pratique surprenante de la part d'un érudit aveugle de son âge et de son rang. On rapporte qu'une jeune femme dévote et de bonne famille, ne comprenant pas pourquoi son mari se tenait loin d'elle, se présenta après de longues consultations d'érudits pour demander conseil au vieux maître. Comme d'habitude, celui-ci accorda toute son attention à la question et, après un long silence, demanda à la visiteuse :
— Portez-vous des bijoux, des perles ou quelque parure qui tinte ?
— Non ! lui répondit-elle.
— Vous lissez-vous le corps de quelque parfum ou d'onguents à douce senteur?
— Non ! lui répondit-elle.
— Eh bien ! la belle, c'est vous qui l'avez chassé, votre mari ! Rentrez donc chez vous, parez-vous, fardez-vous, et revenez me voir avec votre mari s'il ne changeait pas d'attitude.
La jeune femme s'en alla, fit exactement ce que le maître lui avait conseillé et ne revint plus le voir !
16. La Femme, la Vache, la Foi, op. cit. pp. 197-199.
17. On voudra bien se reporter au passage biographique ci-dessus.
18. Cf. La Femme, la Vache, la Foi, op. cit. pp. 14-15.
19. L'attitude défiante du détenteur de ce manuscrit rare me sembla d'autant plus étrange et incompréhensible que les relations privilégiées entre nos familles, nouées depuis des siècles, créaient d'emblée, en ma faveur, un préjugé favorable ; il m'avait d'ailleurs prêté, avec moins de réticence, des manuscrits aussi importants que je lui avais rendus en bon état.
20. Le manuscrit V est reproduit en annexe. Dans le Bulletin de la Société des africanistes, XXXVIII (1968), 15-18 “Note sur le mot-date” Mme Seydou, situe la reproduction de ce manuscrit entre les années 1937 et 1938.
**Erratum. Tierno Mamadou Bah n'était pas le fils aîné de Tierno Aliyyu ; il vient en 4e position dans l'ordre de naissance des garçons, après Tierno Siradiou (mon premier oncle maternel, parrain et maître d'école coranique), Karamoko Bano et Tierno Lamine. Ses cadets sont : Tierno Chaikou, Tierno Abdoulaye, Tierno Habib, Tierno Abdourahmane (1916-2013) et Tierno Aguibou. [Tierno S. Bah]
21. wallifaade, (rédiger, composer) est le terme générique tandis que yuɓɓude, (enfiler) est consacré aux œuvres poétiques. « Composer un texte » se dit wallifaade nassi. Wallifo nassi ou encore ballafuyee nassi désigne la « composition » proprement dite ; ce qui se dira également ballafuyee ƴi'al; ƴi'al étant, ainsi qu'on le mentionnera sur la note du vers 6 du Filon, « l'original, l'os, le fondamental, l'authentique ».
22. fitude, (dicter); fito, (dictée).
23. « Copiste » se dit wayloowo (celui qui transvase) ou qui, hélas, (transforme) ! On dit également eggoowo, « celui qui émigre ou fait émigrer ». On remarquera que le suffixe nominal -oowo, qui désigne en général « la personne qui fait quelque chose », « qui agit dans un sens donné», ne représente pas, à proprement parler, un suffixe de « profession ». Il sert à désigner, tout simplement, « un agent, un acteur circonstanciel ».
24. waylude ou eggude.
25. masude.
26. saatude.
27. saato : révision, vérification, contrôle.
28. La Femme, la Vache, la Foi, op. cit. pp. 204-205.
29. Ces vers, je les arrête ici, ô fidèles !
S'il se trouve que c'est exact, tant mieux.
Si je me suis trompé, rectifiez, il n'y aura pas discorde.
Je n'ai point étudié et compris la grammaire pour que ce fût bien correct.
Les arts du savoir ne m'ont pas été enseignés et je ne les connais pas.
Sachez qu'à la source du Cheikh Aliyyou Bhuuɓa-Ndiyan,
je n'ai goûté que peu pour composer ces vers. On en est certain.
Avant cela, on me connaissait ignorant et je péchais.
Cependant, si mon Créateur me le pardonne, ce n'aura pas été en vain.»
30. Le scribe est désigné par les noms binndo ou haatibo, ce qui a tendance à institutionnaliser sa fonction. Dans un parler comme celui du Fuuta-Jalon, en effet, l'alternance de la consonne initiale w- du radical verbal winnd- (écrire, copier) prend toute sa signification et décrit quelque chose de figé, une profession acquise une fois pour toutes et non une occupation occasionnelle.
31. karambol (pluriel karambi) : plume, écritoire.
32. dunka (pl. dunkaaji).
33. tinndoore-ndaha (pl. tinndooje-ndaha) : encrier.
34. wenndo ou wenndoogo, «étape, tranche».
35. « Qui copie tout un ouvrage a coutume d'écrire
sur les marges pour dévoiler son nom.
Le maître, quand il compose son texte,
incite les étudiants à lui faire du tort.
La mer Rouge elle-même, malgré son mugissement,
n'empêche pas les petits fleuves d'affluer vers elle.
Les fleuves, malgré leurs crues et bruissements,
n'empêchent pas les petits ruisseaux de couler.
Tous, en effet, pour leurs forces reposent
sur Dieu le Détenteur, Dieu le Tout-Puissant. »
36. La Femme, la Vache, la Foi, op. cit. note d, p. 291.
37. A. Dain. Les manuscrits. Paris, Les Belles Lettres, 1949, p. 159.
38. Ibid. pp. 43 et suivantes.
39. Il s'agit du manuscrit [B].
40. Vers 6.
41. Vers 7.
42. Vers 9.
43. Vers 113 et 114.
44. Il serait trop long d'énumérer ici les sections et les paragraphes qui composent ces chapitres. Le lecteur voudra bien se reporter à la table des matières du présent ouvrage.
45. Vers 559 et 560 du Filon.
46. Il sera donné, dans le lexique final, la liste de tous ces termes ainsi que la forme sous laquelle on les trouve dans l'arabe.
47. On voudra bien consulter P.-F. Lacroix. “Remarques préliminaires à une étude des emprunts arabes en peul.” Africa, XXXVII (1967), pp. 188-202.
48. On trouvera un exposé plus détaillé sur ces recettes dans nos “Notes sur les procédés poétiques dans la littérature des Peuls du Fuuta-Jalon”, Cahiers d'Études africaines, no. 19, 1965, pp. 370-387.
49. L'article de Christiane Seydou, “Essai d'étude stylistique de poèmes peuls du Fuuta-Jalon”. Bulletin de l'I.F.A.N. sér. B., XXIX (1967), pp. 191-233) donne un exemple de ce qu'on pourrait faire dans ce domaine.
50. La Femme, la Vache, la Foi, op. cit. p. 29.