Edition privée non-commerciale. Dijon. 1942. 167 p
Le Révérend Père Patrick OReilly me fait l'honneur de me demander une préface au livre qu'il consacre à notre ami Gilbert Vieillard, — c'est-à-dire que le Père a la délicatesse de m'associer à son œuvre propre, qui nous introduit dans celle de Gilbert l'Africain.
Déjà le Père Patrick O'Reilly, dans son Portrait d'André Ropiteau, nous révélait un jeune Français, notre contemporain, qui accomplit à travers le monde une randonnée singulière, qui cherche jusqu'en Océanie ses raisons de vivre et qui achève son expérience dans le sacrifice du soldat. Mon ami Gilbert l'Africain est un témoignage du même ordre et qui a la même authenticité. Il s'agit d'un autre homme, aux prises avec une autre terre et une autre aventure, mais c'est toujours l'âpre connaissance du monde et de soi, et le sacrifice final qui éclate en révélation.
Gilbert de Normandie devient Africain comme André de Bourgogne, l'Océanien. Avec des hauts et des bas, tous deux suivent la route dangereuse qui s'écarte des chemins offciels mais qui est pourtant l'une des voies royales de la France dans le monde et qui, lors même qu'elle paraît irrégulière, les ramène tous deux à la règle la plus haute : au don de soi.
Quand ils tombent en soldats, au champ d'honneur dans cette guerre, on découvre les jalons qu'ils ont posés, les domaines qu'ils ont explorés et on mesure André Ropileau et Gilbert Vieillard à leur vraie taille. En renouvelant les idées sur la vie en Océanie et en Afrique, ils ont non seulement enrichi la civilisation mais encore campé eux-mêmes un beau type d'homme français. En revenant, l'un de ses mers du Sud, l'autre de son Soudan aux boeufs, pour se faire tuer en France, ils nous ont rachetés de la honte et rendus à l'espoir.
Pour montrer cela, rien n'a manqué au Père Patrick O'Reilly, ni la charité ardente ni la finesse, si bien servies par le talent qu'on ne se demande pas s'il a illustré des vies aventureuses et une mort héroïque mais qu'on communie avec ces vies et avec cette mort.
Mon ami Gilbert l'Africain : quelle préface offrir à une œuvre si pure ?…
Je marquerai simplement l'originalité africaine de Gilbert.
Admistrateur colonial en Afrique Occidentale Française, Gilbert Vieillard a servi en Haute-Volta, au Niger, au Soudan, en Guinée, à Dakar. En quelque lieu ou dans quelque situation qu'il fût, il semblait appelé par les Peuls ou Fulɓe.
Que sont les Fulɓe ? Il les peint dans le raccourci suivant :
« Ce sont les bouviers blancs de l'Afrique Noire… qui vont avec leurs grandes bêtes bossues… du pays de la mouche au pays de la soif ». 1
Le pays de la mouche, de la tsé-tsé, c'est la forêt des colonies africaines de la côte ; le pays de la soif, c'est le désert saharien qui borde l'Afrique Occidentale au nord. Entre le désert et la forêt, les grandes bêtes bossues, les zébus ont l'immense pâturage où ils peuvent vivre, la savane qu'ils parcourent en troupeaux sous la conduite des Peuls ou Fulɓe. On ne comprend rien aux Peuls si on ne saisit pas d'abord leur religion pastorale, leur lien avec le troupeau.
Ces hommes constituent une des races les plus mystérieuses et une des sociétés les plus significatives du continent noir. Et ce sont des blancs. Au nombre de deux millions sur les quinze millions d'âmes qui peuplent l'Afrique Occidentale Franyaise, ils lui ont donné non seulement son économie d'élevage mais aussi une part importante de son développement politique. Ils ont tenu bien des provinces entre Sénégal et Niger, des sultanats entre Niger et Tchad, et fondé en Guinée, dans les montagnes du Fouta jallon, une théocratie musulmane qui persiste encore. L'Islam les a gagnés et ils l'ont servi par les armes, par les écoles et par la propagande. El Hadj Omar au Sénégal et Ousman dan Fodio au Niger/Nigeria sortaient de leur sein. Après avoir opposé à l'expansion coloniale du XIXe siècle ce que Gilbert Vieillard appelle “la réaction du pâtre et du théologien devant des Martiens, issus d'une autre planète”, qui sait si les Peuls ne joueront pas un rôle très actif dans la construction de l'Afrique nouvelle et du monde eurafricain ?…
On ne peut pas écrire l'histoire de l'Afrique noire sans tenir compte d'eux et on ne tiendra compte d'eux que dans la mesure où l'on entendra Gilbert Vieillard.
Son œuvre, dont la valeur ethnologique est garantie par des connaisseurs, est accessible au grand public. Souhaitons qu'elle ne reste pas éparse dans les revues qui la contiennent et qu'elle soit réunie en volumes. On y verra mieux l'art de Gilbert l'Africain.
Il ne prenait pas beaucoup de notes, disant qu'il se souviendrait bien. Ce grand sensitif pratiquait la remarque de Joubert : On n'écrit pas ce qu'on sent mais ce dont on se souvient. Il baignait dans l'existence indigène des Peuls et quand il remontait à la surface, à la vie coloniale, il exhalait l'esprit qu'il avait respiré. Rien de moins livresque et de moins artificiel que son art.
N'allons pas croire qu'il ne travaillait pas. S'il ne dressait pas de fiches, il prenait de la peine. Et il avait une méthode de travail. La voici : administrateur colonial et par là même chargé de tâches diverses et imprévues, il les faisait toutes servir à l'étude des Peuls sur le terrain. Tour à tour magistrat, chef politique, bâtisseur de routes et de ponts, collecteur d'impôts, organisateur de cultures nouvelles et de marchés, il transformait ses fonctions multiples en enquêtes permanentes et en instrument de compréhension des hommes qu'il administrait. Il luttait durement avec son métier d'administrateur pour le dominer et pour l'employer à sa mission d'enquêteur, de traducteur — et, enfin, disons le mot, de poète.
S'il n'avait été poète, jamais il n'aurait recréé les Peuls. Mais que de tournées, de palabres, de fatigues, d'humbles besognes, dont il ne parlait pas, sont enfouies sous ses écrits et passées dans son accent. C'est parce qu'il était administrateur et maître-jacques de l'administration coloniale qu'il a situé les Peuls dans leur cadre exact et qu'il les a vus non comme des sujets académiques mais comme les hommes réels de l'Afrique de notre temps. Il ne pose pas devant eux en songeant à l'Ethnologie, à la Sociologie ou à la Littérature ; il parle leur langue pour vivre leur vie et pour animer avec eux le monde qu'ils partagent avec lui.
De là ce naturel qui brille dans ses ouvrages et qui éclipse ceux auxquels s'évertuent de laborieux auteurs. Gilbert l'Africain résout, comme en se jouant, un très grand problème, celui de la connaissance des hommes d'une autre race. Il nous prouve par l'exemple que nous serons privés de cette connaissance si nous manquons nous-mêmes à notre vertu poétique et à notre bon goût. Par ceux-ci nous gagnerons le monde au commerce des hommes d'Afrique, fussent-ils des bouviers en haillons ; et nous ne gagnerions rien, fussions-nous des fonctionnaires dorés sur tranche, si nous perdons en ce commerce la poésie et le bon goût. En cette langue peule qui n'a pas de racines communes avec la nôtre, qui n'est pas fixée comme la nôtre par des monuments écrits et qui évoque d'autres formes de pensée, d'autres modes de travail que les nôtres, plus les mots semblent intraduisibles, et les choses de là-bas, incommunicables, et mieux le génie poétique et le goût de Gilbert triomphent de cette apparente impénétrabilité. Les termes concrets de l'outillage agricole dans la très vieille économie agraire du continent noir, comment les rendre en français ?… Ce mot de daba, qui désigne une sorte de houe, suffira-t-il d'écrire : houe, pour traduire le nom d'un outil de laboureur-piocheur africain, qui n'est pas tout à fait l'ancienne houe de nos aïeux paysans ?… Et pourtant Gilbert l'Africain réussit ce miracle de nous enrichir de la vie des Peuls avec les simples mots de chez nous. Il le fait sans le vocabulaire spécial des faux savants ; il paraît en Afrique sans cet air de hauteur pédante et de familiarité affectée avec lequel de beaux messieurs se penchent, comme ils disent, sur les problèmes indigènes et coloniaux. Mais d'un mouvement spontané, il court au mot juste : il est poète et il a du goût. Cela ne s'analyse pas ; cela est ; et hors de cela, il n a que phrases creuses et papiers inanimés, aucun salut pour l'esprit.
C'est à des coloniaux de ce style-là que la politique impériale doit de prendre, en connaissance de cause, les mesures qui ajustent l'une à l'autre la France et l'Afrique. Un Gilbert fait que la France est présente en Afrique comme une patrie vivante et que l'Afrique est non pas adaptée au conformisme officiel mais adoptée par le génie français.
Un jour les Africains feront eux-mêmes leur folk-lore, leur ethnologie, leur sociologie. Peut-être rejetteront-ils alors comme un fatras bien des livres que nous avons écrits sur eux. Mais je suis persuadé qu'ils garderont le chant de Gilbert Vieillard. Car il les a pénétrés, avec la suprême exactitude du trait, lancé par l'intuition poétique et dirigé par le goût.
Il savait ce qu'il valait. Et il s'est offert en pleine conscience au sacrifice complet où il trouva la mort. Là encore, il n'a pas failli. Avec André Ropiteau, il est de ces Français qui, ayant couru le monde, compris les hommes d'outre-mer et les ayant aimés, sont revenus mourir pour leur pays et sauver son honneur comme ils avaient déjà sauvé sa mission.
Note
1. Je suis obligé de citer de mémoire : les publications de Gilbert Vieillard ont été dispersées par le malheur des temps, sans que j'aie pu encore les rassembler.