Avant la conquête coloniale, l’utopie africaine d’un voyageur humaniste.
Le Roi de Kahel, de Tierno Monémembo
Le Seuil. 262 pages, 19 euros.
Écrivain peul originaire du Fouta Djalon (Guinée), Tierno Monémembo a une formation de scientifique. En 1969, il choisit l’exil car son pays est tenu d’une main de fer par Ahmed Sékou Touré, qui n’hésite pas à éliminer ses opposants. Le Roi de Kahel relate, de manière romancée, l’épopée véridique d’Aimé Victor Olivier de Sanderval, fils et petit-fils d’ingénieurs lyonnais. À quarante ans passés, cet inventeur, en qui la fantaisie flirte assez avec l’« usage de la science et la passion de l’industrie », décide, au beau milieu du XIXe siècle, de partir se tailler un empire en Afrique afin d’y construire un chemin de fer, cette voie neuve autour de laquelle doit s’organiser l’ère moderne. Voyageur « amoureux de cartes et d’estampes », Sanderval emporte avec lui dans ses malles Plutarque, Bossuet et La Bruyère.
Pour lui, l’Afrique constitue « un nouveau défi après la roue et la machine à vapeur ! ». Il compte bien faire d’elle « la nouvelle Thèbes, la nouvelle Athènes, la nouvelle Rome et la nouvelle Florence tout à la fois ». Arrivé sur le terrain, au moment à peu près où Rimbaud s’installe au Harare, il doit s’avouer que cet immense continent est loin d’être une terre vierge. Il découvre un royaume aux rouages complexes, une théocratie subtile gérée par des marabouts lettrés, organisée de manière fédérale autour de deux rois qui règnent à tour de rôle selon le principe de l’alternance. Il fait aussi la connaissance des Peuls, êtres rusés, méfiants, dissimulateurs, perfides et compliqués, avec qui « se montrer franc est un manque de finesse, se regarder face à face un impardonnable signe de grossièreté ». Tierno Monémembo, adepte de l’autodérision, n’hésite pas à chahuter son propre peuple comme s’il était lui-même issu de l’ethnie sérère, ces cousins proches des Peuls qui « ont le droit de les insulter au nom de l’ancestrale coutume de la parenté à plaisanterie ».
La force de ce roman est tout entière dans la résurrection d’une époque passée restituée, dans un grand luxe de détails plausibles, avec un sens étonnant de la véracité. L’attraction du texte tient aussi à la volonté de l’auteur d’établir un parallèle judicieux entre deux continents et deux sociétés aux antipodes l’une de l’autre ; un royaume africain en pleine brousse et le monde feutré des ambassades françaises. Écrit dans une langue qu’on dira volontiers classique, truffée de vocables peuls inscrits en italique dans le corps du texte (avec notes en bas de page), le Roi de Kahel manie avec brio l’art délicat du dialogue, à tel point qu’il nous semble presque entendre les intonations de la voix de chaque personnage au coeur d’un récit aux accents souvent épiques.
M. S.