Publication du Comité d'Etudes Historiques et Scientifiques de l'Afrique Occidentale Française
Librairie Larose. Paris, 1939. 124 pages
L'action européenne volontaire ne paraît pas avoir eu beaucoup d'influence depuis la conquête. La meilleure action paraît être celle de l'exemple imité spontanément lorsque le producteur y voit son intérêt, et son intérêt immédiat ou très proche.
L'autorité administrative peut avoir l'illusion de métamorphoser les moeurs en obligeant les individus à adopter un engin nouveau ; mais dès que cesse la coercition, l'engin est abandonné... Certains chefs ont profité de nos conseils, mais la grande masse n'a pas été atteinte. C'est le ménage, la petite unité familiale qu'il faut convaincre de la supériorité de nos méthodes. Jusqu'ici, les cultivateurs vivent en gagne-petit, dispersés dans la brousse, craignant leurs chefs, craignant les Blancs, n'osant amasser de peur d'être spoliés.
Le travailleur n'a pas intérêt à bien travailler. Le travail agricole est resté un travail de serf, humiliant et peu productif. L'habitant du Fouta-Djallon n'a aucune de nos idées occidentales sur la dignité du travail et sa récompense terrestre. Travailler, c'est prouver qu'on est un imbécile, un pauvre bougre sans courage. Autrefois, on améliorait sa vie par :
Aujourd'hui subsiste l'astuce du courtisan; obtenir une place de chef, rêve de tous les Peuls; quelques métiers d'auxiliaires du Blanc : interprètes, commis, quelques techniques prestigieuses comme celles du conducteur d'automobile. C'est tout.
Mamou et Labé ont des établissements agricoles officiels, Télimélé un établissement zootechnique. Ces organismes, dont les directeurs sont souvent remarquables, n'ont pas encore eu le temps de rayonner suffisamment. En ces matières, les modifications sont très lentes, très difficiles à obtenir: les pessimistes ont beau jeu.
Il faudrait que tous les Chefs de poste, Cercles et Subdivisions, soient bien persuadés de l'importance primordiale des Services techniques. Il n'en est pas toujours ainsi. Lorsque le « Commandant » paraît lui-même sceptique, comment l'indigène pourrait-il croire à l'efficacité des méthodes proposées ?
Surtout, l'oeuvre des Services techniques a été fort gênée dans ces dernières années par la perception d'un impôt trop lourd, qui a été l'unique préoccupation des habitants du Fouta. Les manants, pour gagner coûte que coûte l'argent nécessaire, les seigneurs pour pêcher en eau troublé. Il fallait trouver de l'argent immédiatement, et ce n'était pas le moment de proposer des expérimentations agricoles à longue échéance... Nous avons déjà dit que les bufs dressés à tirer la charrue ont été les premiers vendus, puisque les propriétaires préféraient conserver les femelles.
Les foires annuelles, qui sont plutôt des expositions agricoles, ont un certain succès, mais il ne faut pas trop se laisser abuser par leur éclat : les exposants sont rarement volontaires, sauf ceux des environs immédiats du chef-lieu ; beaucoup d'entre eux ont grand'peur de voir disparaître leurs envois. Certains chefs font main basse sur les animaux envoyés à la foire. Bref, comme toutes nos initiatives, la foire agricole n'a pas toujours les répercussions que nous en attendions.
Cependant. ce sont de légères ombres au tableau. Dans l'ensemble, la production agricole a augmenté en quantité. Certaines cultures, comme l'arachide et le manioc, se sont étendues.
La question est trop vaste et trop grave pour être jugée ici du point de vue. européen. Les habitants n'ont pas tous compris. La cotisation de la S. P. est appelée en divers endroits « l'amende supplémentaire » ou le « petit impôt » (alamaani, alatimaani). Dans certains cas, surtout dans certains cantons reculés, la S. P. a seulement apporté une aggravation des charges: une taxe supplémentaire en argent et un impôt en grain. Car ceux qui fournissaient le grain ne recevaient pas d'argent, ceux qui ensuite « remboursaient , les prêts n'avaient généralement pas emprunté »
Ces errements ont été punis. Ils n'ont pas partout cessé. D'autre part, la Société de Prévoyance, dirigée par des administrateurs qui ne sont pas tous agronomes, a eu des initiatives malheureuses, obligeant par exemple à semer des espèces qui n'avaient aucune chance de pousser dans le canton désigné.
Autre critique: le mélange des semences. Des Peuls, revenant de la distribution des semences, m'avouèrent qu'ils n'étaient pas mécontentés de ce prêt, mais que, pour rien au monde, ils n'utiliseraient ces graines « de toutes les variétés mélangées ». Les semences de la S. P. servent généralement à la nourriture, surtout aux repas des travailleurs agricoles en équipes d'entraide, mais le maître de la ferme ne sème que son propre grain, ou à la rigueur celui d'un voisin dont il a vu la récolte.
En effet, les graines sont remboursées en vrac par les membres de la S. P., sans distinction entre les variétés hâtives ou tardives. Les secrétaires de S. P. n'y connaissent rien, ou ne s'en soucient pas. Quand ils sont consciencieux, ce qui est rare, leur idéal est d'avoir magasin et registre concordants.
Il n'en reste pas moins vrai que la S. P. peut être une institution excellente, à condition de n'être pas uniquement aux mains des chefs de canton, d'être réellement une Société de membres conscients. On a jugé superflu d'expliquer à la masse des petits producteurs la signification de la S. P. Comme en toute matière, on se borne à mettre au courant les chefs, s'imaginant que ceux-ci en feront part aux administrés. C'est une fois de plus un exemple du manque de contact entre le commandement et les habitants.
Les habitants du Fouta-Djallon ont rarement des greniers extérieurs comme au Soudan; le grenier est situé au-dessus de la chambre d'habitation. C'est une forte plate-forme (ɗaggal) supportant de grands paniers en forme d'amphores, souvent imperméabilisés. Chaque chef de famille confie une partie du grain récolté à chacune de ses femmes, dans le grenier de chaque habitation particulière (suudu). D'autres préfèrent distribuer les rations chaque semaine, et même, chez les Sarakolle, chaque jour.
Ici comme ailleurs il est tout à fait inexact de prétendre que le Noir ne fait pas de réserves. Néanmoins, la saison des céréales dure de juillet à novembre. Octobre est le mois de l'abondance, comme mai-juin sont les mois de la disette.
Celle-ci est rarement aussi tragique que dans les pays à mil. La variété des cultures est grande, aux champs et dans le potager. Lorsque les céréales sont épuisées, ou peu abondantes, on les ménage par l'emploi des nombreux tubercules du potager féminin: colocase, manioc, patates, ignames, et par les produits de la brousse..
Lorsqu'on parcourt le Fouta en avril-mai-juin, on est frappé de la proportion des produits spontanés dans la ration alimentaire. Dans tout le Haut-Fouta, les femmes sont très occupées à la cueillette d'une amande nommée sila, qui est d'ailleurs considérée comme une très mauvaise nourriture; les ignames sauvages sont assez nombreuses.
En résumé, petites récoltes de nombreux produits; régime peu nourrissant.
Comme nous l'avons dit, seuls les chefs en exercice ont conservé leurs serfs et peuvent de plus utiliser leurs sujets. Ils se plaignent du reste de plus en plus de la difficulté d'entretenir leurs plantations; le servage est interdit, le salariat impossible faute de monnaie, le métayage est difficile parce que les deux parties sont de mauvaise foi. Le chef a tendance à abuser, à trop exiger du serf; et l'autre à ne rien faire, et à s'enfuir. C'est dans la petite exploitation libre que reste l'espoir de l'agriculture: lorsque les serfs, qui, comme tous les Noirs, aiment leur terre, seront libres de l'exploiter, selon le principe musulman: « la terre est à celui qui l'a vivifiée ».
La circulation des produits est encore très lente. Les routes sont rares, le trafic peu intense. Il n'y a aucune bête de somme. Des cantons voisins sont quelquefois l'un dans l'abondance, l'autre dans la disette. On s'en tire en vivant chichement, en tirant parti des ressourcés de la forêt.
Le commerce n'a jamais été en honneur au Fouta. Bien plus, il était délibérément interdit par les Almamis. Les marchés étaient défendus: ils étaient tolérés, comme des mauvais lieux, aux frontières de l'Etat, chez les païens, à Kakandi (Boké), à Sangalan, en Guinée Portugaise, etc. Les chefs ne voulaient pas « corrompre le pays ». Les marchands auraient ouvert aux serfs et aux femmes de nouveaux horizons; l'économie devait rester uniquement familiale. Seules les caravanes, officielles des princes et des marchands autorisés avaient le droit de commerce avec la côte et avec le Soudan, au temps où les Blancs étaient les tributaires des Peuls (puisqu'ils payaient des coutumes annuelles). Certes la situation a quelque peu changé, mais l'ancienne économie fermée s'est maintenue en grande partie. Il n'y a transport de produits que pour les denrées vendues à l'Européen ou au Syrien : caoutchouc, essence d'orange, nété, indigo, piment, peau, cire et miel. Même en ce cas, le récolteur n'aime pas aller loin: il préfère s'adresser au « balancier » ou sous-traitant, installé le long des pistes. Cependant, les vendeurs font peu à peu leur éducation. Ils sont moins qu'autrefois dupes des acheteurs, ils s'intéressent aux cours et prennent la peine d'aller plus loin pour vendre plus cher.
Les produits avantageux sont presque tous des produits de cueillette. La récolte est laissée aux enfants, aux femmes et aux serfs. Les hommes libres méprisent ces « besognes de singes ». Ils préfèrent supporter la misère avec dignité, ou faire travailler les êtres qu'ils ont en leur pouvoir. On voit souvent dans une cour un vieux serviteur qui, tout seul, extrait de l'essence d'orange au milieu d'un cercle de bavards de tout âge, qui l'observent, sans faire mine de l'aider.
Les prix varient beaucoup. L'essence d'orange, qui valait 5 francs en 1936, a valu jusqu'à 40 francs (le litre) en 1937. La hausse a été accueillie avec une joie sans mélange, puisque les habitants vivent de leurs produits et n'achètent guère que du superflu.
Le troc est toujours très utilisé, il existe toujours une échelle de valeurs dont l'unité est le waalaare, composé d'un nombre convenu et variable de mesures, de coudées, de poignées, etc.
Les Almami avaient essayé de stabiliser les valeurs pour lutter contre la spéculation : chaque denrée était mesurée de façon conventionnelle, sa valeur d'échange contre toutes les autres denrées était fixée une fois pour toutes. Mais ces sages prescriptions ont été depuis longtemps tournées et transgressées « par la méchanceté des fils d'Adam ».