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Taariika / Histoire


Gilbert Vieillard
Notes sur les Coutumes des Peuls au Fouta Dialon

Publication du Comité d'Etudes Historiques et Scientifiques de l'Afrique Occidentale Française
Librairie Larose. Paris, 1939. 124 pages


CHAPITRE VIII
La propriété collective et individuelle

Je rappellerai seulement les caractéristiques économiques anciennes du Fouta-Diallon. La notion de bien collectif, liée à la solidarité familiale et clanique, et disparaissant avec elle. Nous constaterons le triomphe de la propriété individuelle et les deux principaux obstacles à son triomphe complet

Caractéristiques économiques anciennes

Production familiale et servile, agricole et pastorale

Beaucoup des traits de ce tableau sont encore exacts.
Cependant si les serfs sont encore appropriés, s'ils font encore partie des héritages, leur valeur comme capital est secondaire, parce que leurs services sont négligeables. Lorsqu'ils font l'objet d'un contrat, bien entendu illégal et rare, ils sont estimés 150 fr., c'est-à-dire à peu près la moitié d'une vache (1936), alors qu'autrefois un serf valait plusieurs têtes de bétail (3 pour un manœuvre agricole, 8 pour un forgeron).
La monnaie n'est encore qu'un élément négligeable dans les fortunes d'indigènes (si l'on peut employer ce mot); elle sert à l'impôt et à l'achat des produits importés.

Notion de propriété

Les idées sur la propriété ne différaient pas beaucoup des nôtres, au moins théoriquement: « à chacun le produit de son travail ». Mais ce concept passait au second plan en pratique, parce que des nécessités plus pressantes faisaient appliquer un autre précepte : « A chacun ce qu'il peut défendre ». Un « chacun » indépendant était inconcevable dans le cadre familial et féodal. Le proverbe dit bien : « C'est à nous » vaut moins que « c'est à moi » (min jey no ɓuri enen jeydi). Seulement nul ne pouvait dire: c'est à moi, sans dire en même temps: c'est à nous. Le droit individuel est restreint par les droits des protecteurs familiaux ou féodaux et par ceux des associés solidaires.
Chaque individu est lié à ses anciens (mawɓe), à sa famille, issue de lui ou agglomérée autour de lui (ɓeynguure), le tout formant un parentage (musidal). L'acquisition et la défense des biens est obligatoirement une oeuvre collective, sous la direction d'un chef qui prend quelquefois la part du lion, mais qui n'est en somme que l'administrateur passager d'un patrimoine théoriquement immortel.
Les membres de la communauté alimentent donc le budget géré par le chef de famille. Mais de tout temps ils ont disposé d'une partie de leur temps pour eux-mêmes : le début des matinées, le jeudi et le vendredi complets; les enfants en profitaient pour travailler dans le champ de leur mère, ou pour eux. Le produit de ces travaux appartenait aux individus. Les femmes avaient leurs biens privés: douaire, dot, acquêts. Les serfs et les jeunes gens avaient des biens privés. Il ne faut pas exagérer la nature collective des biens. Dans le troupeau, dont les possesseurs disent « nos vaches », chaque animal a un propriétaire particulier. Les étrangers diront: le troupeau d'untel, ou: leur troupeau, indifféremment. C'est l'atmosphère de solidarité habituelle qui fait employer le pluriel chez nous, nos champs, nos bêtes. Le chef de famille dispose des animaux, mais après d'âpres discussions avec les propriétaires particuliers. Le collectivisme, au Soudan et au Fouta, était plutôt un climat psychologique qu'une règle juridique: un climat, créé par la nécessité de la discipline; mais, le jour où chaque personne a pu se libérer sans danger de liens familiaux et féodaux, la propriété individuelle prend le dessus. « C'est à moi vaut mieux que c'est à nous ».
Cependant il s'en faut de beaucoup pour que la propriété individuelle puisse se développer librement. Le paysannat libre n'a as encore remplacé le servage, le petit cultivateur a encore trop à redouter de l'arbitraire des Chefs en matière de propriété mobilière et foncière. L'esprit de l'esclavage, du servage et du vasselage a subsisté: il est tout entier dans l'anecdote connue. Un maître et son serf discutent sur leur richesse respective. Le serf énumère ses biens considérables ; le maître répond seulement :
— « Ta mère : un, toi : deux ; faut-il continuer ? »
On entend dire encore:
— « Eh oui, ce champ est à lui, mais puisque lui est à moi... »
Le pis, c'est que c'est à l'occasion du « service » (serwiisi) des Blancs que la plupart des injustices sont commises. Tous les manants sont exposés à la saisie pure et simple, ou à là vente à vil prix de leurs biens meubles, et à l'expulsion loin de leurs enclos et de leurs champs.
Au Fouta-Djallon, l'année 1936 a été la dernière d'une série d'années noires. La perception de l'impôt, au lieu de pousser à l'activité, au travail et aux transactions honnêtes, était devenue un fléau annuel ou plutôt chronique. Les versements traînaient, les règlements de comptes duraient d'un bout de l'année à l'autre. Les chefs, endettés chez les Syriens, se rattrapaient ensuite sur leurs sujets.
Les contribuables, par paresse, où imprévoyance, ou pour toute autre cause, n'avaient pas en main l'argent de l'impôt quand les chefs le leur réclamaient. Les jeunes gens partis pour le gagner n'étaient pas encore revenus; les contribuables émigrés, cachés, en fuite, les morts inscrits au recensement alourdissaient la charge des présents. Tant pis, il fallait trouver l'argent. On était donc réduit à vendre les biens de ceux qui n'étaient pas en règle, et parfois aussi de ceux qui étaient en règle, mais qui n'osaient trop se plaindre.
On vendait d'abord les animaux, vaches, moutons, poulets, puis le grain, les marmites, les Corans, tout ce qui était vendable. Les prix étaient très bas, les gens des Chefs et les Syriens pêchaient en eau trouble. Le contribuable touchait rarement la différence entre le prix de vente et le montant de l'impôt dû. Quand il n'y avait rien, on mettait en gage les récoltes sur pied et les enfants. L'ignorance aggrave l'iniquité. J'ai rencontré un agent de Chef en train de percevoir l'impôt d'un hameau. Ni lui, ni les contribuables ne connaissaient le montant de l'impôt, ni le nombre des imposables du hameau. [C'était, il est vrai, en pays, malinké, et près de la frontière du Sierra-Leone].

Dans ces ventes à tort et à travers, où les chefs font argent de tout, les plus lésés sont les plus misérables ; les bons paient pour les mauvais, les gens installés, fixés au sol, paient pour les vagabonds qui courent les routes et narguent toute autorité. Cette atmosphère n'est pas favorable à la création d'un paysannat indigène, à l'enrichissement progressif du pays. Les gens ne sentent plus la joie d'amasser un petit capital. Un Peul, que je voulais récompenser et à qui j'offrais une vache, m'a dit: « Donne-moi plutôt sa valeur en argent; une vache, elle me sera enlevée pour l'impôt ».
L'année 1937, grâce à la hausse des produits, a été une année heureuse, pour l'indigène, qui a pu se libérer de ses taxes sans avoir recours à la vente forcée, mais il suffirait d'une fluctuation des cours pour revoir les pénibles moments des dernières années.

La propriété des terres pour les serviteurs et Waawaaɓe

Il est admis que la terre est aux clans constitutifs des paroisses. Chaque famille, à l'intérieur du clan, possède une part du territoire, mis ou non en culture, de la paroisse.
Ce droit de propriété est devenu un peu vague, là où la population a été brassée ; comme dans les zones où le chemin de fer a fait fuir les anciens groupements, là aussi où les villages administratifs ne correspondent pas aux paroisses. Mais il est toujours possible de déterminer le maître du sol.
Pour le droit à la culture, le principe c'est: « à chacun la jachère de ses anciens ». Le premier défrichement crée un droit, en principe imprescriptible, pour le défricheur et ses descendants. Là où la population est peu dense, chacun trouve à cultiver, sans conflits. Les nouveaux venus sont les bienvenus.
Les serfs, descendants d'esclaves, razziés ou achetés, étaient logés sur les terres des maîtres ; soit dans le propre enclos des maîtres, soit plus souvent dans les enclos du runde ou hameau des serfs. Ils avaient le droit de faire des cultures pour eux-mêmes sur les terres du maître, qui, en théorie, pouvait toujours l'expulser. La libération des esclaves et des serfs a donné aux intéressés la libre disposition de leurs personnes. Elle ne leur a pas donné de terres: ils n'ont toujours en principe aucun droit de propriété. En fait, les Peuls avaient l'habitude de ne pas les troubler dans leur possession mais, quand le serf libéré a voulu refuser toute aide à son maître, celui-ci l'a fait déguerpir. Encore actuellement, des serfs sont expulsés de leur enclos et de leurs champs quand ils se « révoltent » contre leur maître. Ces conflits ne sont pasfréquents: parce que les serfs qui vivent encore au contact de leurs maîtres sont des résignés qui admettent leur sujétion ; quant aux « révoltés » (murturɓe) ils trouvent encore des terres vierges ou des jachères anciennes dont les propriétaires sont éteints ou émigrés. Ils vont s'établir dans les régions de la périphérie du Fouta, souvent désertes, ou autour des centres européens. Cependant, comme les chefs de villages officiels et les chefs de hameaux sont toujours de hommes libres, et que les serfs sont toujours des inférieurs, il peut arriver qu'ils soient victimes d'intimidation et expulsés lorsqu'ils ne satisfont pas les demandes de travail des Peuls libres.
Quelques exemples concrets. A l'ouest de Mamou, la région autrefois peuplée de Peuls vassaux, dont beaucoup ont émigré dans le Cercle de Kindia, est peu à peu « colonisée » par des Seediyaaɓe (clan princier de Timbo). Un serf de Peul vassal avait une rizière, dont il fut expulsé par un des Seediyaaɓe, nouvel arrivé; le serf déguerpit, après avoir « maudit » le puissant qui le chassait. Ce dernier tomba malade. Le serf fut condamné aux fers jusqu'à la guérison de celui qu'il avait « ensorcelé », mais le malade mourut. Le serf vint se plaindre des mauvais traitements subis, mais, sans la mise aux fers, jamais il n'aurait dénoncé l'éviction dont il avait été victime, tant il est courant qu'un puissant considère comme négligeables les droits des vilains.
Un chef de canton dit un jour devant moi à l'un de ses suivants : « Si tu me rends tel service, je te donne les deux hameaux tel et tel » (Il s'agissait de l'arrestation d'un individu dangereux).
Que voulait-il dire ? Que suivant serait chargé du « service » pour les deux hameaux en question; qu'il y ramasserait l'impôt, qu'il y recruterait les travailleurs et qu'il y trouverait profit, le droit d'y habiter et d'y prendre les meilleurs champs pour lui et les siens.
Les gens lésés se résignent et, si on leur demande: « Les champs n'étaient-ils pas à vous ? » ils répondent: « Oui, mais le chef nous a donnés à cet homme ». Cette installation des puissants sur les meilleurs terres ne se passe pas seulement dans la brousse reculée, mais dans la banlieue des agglomérations. A Mamou, lorsqu'on règle de petits conflits à propos de terrains, ou se rend compte des idées régnantes dans la Société. Un « mbatula », suivant du chef de canton, [d'ailleurs ancien serf, lépreux et manchot] avait pris le champ de son voisin. Il reconnaissait bien que l'autre avait les droits du premier occupant, mais s'étonnait de voir donner raison à son adversaire: « Moi je suis l'homme du chef, je suis riche, je perçois l'impôt pour le compte des Blancs, et tu veux m'empêcher de prendre le champ de cet homme de rien »?
Ces puissants ne sont pas seulement ceux de « l'Ancien Régime », ce sont aussi les « gens des Blancs ». Un employé du Chemin de fer, « évolué », admettra difficilement qu'on donne raison contre lui à un « sauvage de la brousse ».
Autour de nous se forment de nouvelles classes privilégiées, qui sont volontiers aussi persuadées de leur légitimité que les anciennes.