Publication du Comité d'Etudes Historiques et Scientifiques de l'Afrique Occidentale Française
Librairie Larose. Paris, 1939. 124 pages
Ici doivent être vus les résultats de l'action concertée de l'Administration, des Services Techniques et Sociaux qui se donnent pour but l'amélioration des habitants du Fouta-Djallon. Travaillent à part: l'armée, qui a pour but de procurer des soldats à la métropole, et les missions chrétiennes,
qui veulent « sauver des âmes ».
Disons tout de suite que l'influence européenne, officielle ou non, a été ici moins forte qu'ailleurs, et surtout négative. Les anciennes activités, incompatibles avec notre présence, ont été détruites, mais n'ont pas été remplacées. La suppression de l'Etat indigène, de la guerre et de la traite, du prosélytisme musulman violent, de l'esclavage, à ont fortement agi sur la société ; comme aussi l'obligation de gagner l'argent de l'impôt. Mais nos efforts directs ont eu beaucoup moins de succès.
C'est peut-être l'armée, par le dépaysement imposé aux tirailleurs, et le chemin de fer, par les salaires relativement élevés et par les techniques enseignées, qui ont la plus grosse influence sur l'évolution. L'ouvrier du Conakry-Niger et l'ancien soldat, sont des types sociaux nouveaux, introduits par nous dans la société du Fouta-Djallon. On peut en dire autant des jeunes émigrants temporaires de la campagne des arachides, qui rapportent du Sénégal un petit pécule et des idées nouvelles.
Si la réussite des services sociaux (médecin, enseignement) a été médiocre au Fouta, nous incriminons volontiers les difficultés d'accès et des communications dans un pays montagneux, et surtout la résistance passive et hargneuse d'une population routinière. Peut-être devrions-nous aussi faire notre mea culpa, avouer la faiblesse des moyens mis en uvre et notre maladresse psychologique.
Je voudrais insister sur le tort que nous nous faisons, en Afrique et surtout an Fouta-Djallon, par notre attitude de conquérants, de dominateurs méprisants. La mauvaise humeur est un mauvais climat pour une politique d'association et de collaboration, et, au Fouta, on travaille de mauvaise humeur. L'opinion courante des Européens est « anti-foula ». C'est celle qui s'exprime bruyamment, quotidiennement, celle qui crée l'atmosphère:
« Le Foula, il n'y a rien à, en tirer; c'est un paresseux, un menteur, un voleur, etc., etc. »
Or, les écoles et les dispensaires ne se peuplent pas comme les casernes et les prisons: il faut chercher à plaire à la clientèle que l'on veut instruire ou soigner.
Un enfant peul, me montrant un chat réfugié au plus haut d'un arbre, au pied duquel aboyait un gros chien, me dit :
« En haut le Poullo, en bas le « Porto »
(Porto désigne au Fouta tous les Européens).
L'image est assez exacte; une race orgueilleuse et craintive qui nargue un conquérant maladroit; il y a quarante ans que cela dure.
Nous avons beaucoup à nous faire pardonner : notre qualité de conquérants étrangers et mécréants, notre aspect, nos innovations saugrenues. Nous apparaissons le plus souvent pour imposer des taxes et des corvées, pour interdire et pour punir… Au moins, lorsque notre activité a l'intention d'être bienfaisante, qu'elle se présente sous un aspect plus aimable. Nous avons affaire à un peuple où la courtoisie est une des vertus les plus prisées, à un peuple de gens « bien élevés », extrêmement sensibles à la politesse, et à son contraire.
On raconte que le souverain de Sokoto fit venir son successeur et lui confia le secret du commandement sur les races qui peuplaient son empire:
Peut-être notre omnipotence ne perdrait-elle pas à suivre les conseils d'un marabout toucouleur. L'accueil de nos bureaux, de nos Agences spéciales de nos hôpitaux et de nos écoles pourrait être moins déplaisant qu'il ne l'est.
Un vieillard instruit et sensé, auquel je reprochais le peu d'empressement que mettent ses compatriotes à venir exposer leurs doléances aux « Commandants », à montrer leurs maux physiques aux médecins, me répondait.
« Que veux-tu ? quand j'arrive sous la vérandah, je crains toujours qu'un Blanc ne me tombe dessus et me dise : « Qu'est-ce que tu veux, vieux c.. ? sic) », je n'aime pas cela du tout ».
Le travail salarié tient une place intime dans la vie économique : les travailleurs consomment le produit de leur travail ou l'échangent contre d'autres produits, mais ceux qui vendent leur travail contre un salaire sont rares. L'existence du salaire suppose celle de patrons capables de les payer; il n'y en a pas au Fouta. Quand on a besoin du travail d'autrui : si l'on est un manant, on s'adresse à son parentage, à ses voisins, à charge de revanche; si l'on est puissant, ou si l'on a des relations, un obtient les services gratuits des manants.
On peut distinguer, par ordre d'importance :
La famille est basée sur la réciprocité des services : chacun fait sa tâche selon son âge et son sexe, et tire du bien commun la satisfaction de ses besoins, sous la direction d'un chef de famille. Dans les sociétés africaines, ce dernier a tendance à s'attribuer la meilleure part, à surestimer son rôle de protecteur et de directeur: Les mâles et les adultes exploitent quelque peu les femmes et les enfants. C'est une question délicate, comme tout le domaine coutumier : le maître est-il un affreux tyran, est-ce au contraire le nécessaire gérant du patrimoine ? Où commence l'injustice ? Une injustice supportée allègrement par d'heureuses victimes est-elle une injustice ?
Nous pensons que le travail familial est la meilleure forme du travail en Afrique. C'est là que l'égoïsme individuel est compensé par les affections naturelles et le sentiment de l'intérêt commun. La société soudanaise est naïvement dure aux faibles; la bonté, la charité, la pitié ne sont pas encore sorties des sentiments familiaux dont elles sont issues. Femmes et enfants vis-à-vis du chef de ménage, chefs de ménage vis-à-vis du chef de parentage, trouvent la rémunération équitable de leur travail. En dehors de la famille, c'est l'exploitation la plus cynique qui attend les individus.
(Cf. infra, la question des vestiges de l'esclavage).
Le travail servile est une catégorie du travail familial: l'esclave concourait au travail familial au même titre qui les femmes et les enfants. Il dit de son maître, comme l'épouse de son mari « pullo an » mon peul, ou, comme les enfants : baaba'en = notre père.
La rémunération de son travail consistait dans la solidarité familiale : protection, sécurité alimentaire, dont il bénéficiait
Quoi qu'il en soit, l'emploi de la main d'uvre « gratuite, si économique, si facile en pays féodal, avec des chefs qui fournissaient tout ce qu'on voulait, pour garder leurs places, a complètement dégoûté les gens du Fouta du service des Blancs. Quand on ne veut pas faire appel à des moyens violents; on a beaucoup de mal à obtenir des porteurs en brousse.
Des voyageurs venant de Sierra Leone en Guinée eurent grand peine à trouver des porteurs qui voulussent bien les accompagner au Fouta-Djallon « parce qu'on y faisait peiner les gens pour rien ».
On ne trouve des salariés que dans les postes européens. Sont patrons, employeurs:
Ce sont des privilégiés. Il est fort heureux que l'Etat fasse ainsi concurrence aux particuliers et les oblige par sa concurrence à un peu plus de générosité.
Cependant certaines soldes auraient besoin d'être réajustées : certains chauffeurs de locomotive ne gagnaient encore en juin 1937 que 5 francs par jour, ce qui de l'aveu des Ingénieurs du Conakry-Niger, est notoirement insuffisant
2. Le commerce a des employés fixes qui gagnent un peu moins que ceux de l'Administration et des manoeuvres intermittents qui ne gagnent pas plus de 1 fr. par jour.
3. Les planteurs sont très rares au Fouta. L'exemple des bananeraies du pays soso (Kindia) ne fait pas regretter leur absence. Ils y ont accaparé les bonnes terres et ils ont eu du mal à recruter leur main-d'uvre, après l'avoir épouvantée par des procédés maladroits. Labé, Dalaba, Télimélé ont chacun un planteur; Mali, Gaoual, n'en ont pas; Mamou en a une demi-douzaine dont trois européens. La main-d'uvre est recrutée parmi des serfs, heureux d'échapper à leurs maîtres et qui trouvent dans leur patron un nouveau pullo. Ils espèrent aussi, et y réussissent souvent , échapper à l'impôt et aux prestation en se mettant sous la protection d'un Français ou d'un Syrien.
Les salaires sont très bas : 50 à 70 francs par mois. Il est juste de dire que le travail est intermittent, et laisse au salarié le temps de s'occuper de ses propres cultures. Il est difficile de juger le travail africain selon les étalons européens.
Comment le déterminer ? Le coût de la vie est très variable selon la saison et ne dépend pas seulement des variations monétaires, puisque beaucoup de familles vivent en économie fermée et que beaucoup de transactions sont des trocs et non des ventes.
On pourrait fixer le prix de la journée de travail au double du prix du kilo de la céréale qui fait le fond de la nourriture, le riz par exemple.
Il semble que lorsqu'un employeur trouve sans difficulté des travailleurs qui se déclarent satisfaits, il n'y a pas lieu d'intervenir. Il y a lieu de s'opposer, au contraire, aux demandes de travailleurs que certains planteurs font aux chefs de canton, avec accompagnement de cadeaux.
Dans l'ensemble il est très bas. Il est naturellement variable suivant les classes. Grossièrement, on petit distinguer trois classes :
Le niveau de vie varie également selon les régions. Les cantons reculés n'utilisent presque pas les importations européennes, mais il ne faut pas en conclure qu'ils sont plus mal lotis que les autres.
On sait assez que l'habitat, au Fouta, est disséminé. Chaque hameau même est composé d'enclos dispersés, à flanc de coteau généralement, entre le point d'eau et les pâturages des plateaux.
Les maisons de quelques chefs à Dalaba et à Yemberen, par exemple, peuvent laisser croire au voyageur que l'architecture indigène évolue sous l'influence européenne. En réalité, ces maisons, comme les « campements offerts aux Européens, sont exceptionnelles et construites pour plaire à l'administration. Ces constructions prouvent néanmoins que l'habitant du Fouta peut fort bien améliorer son confort. D'ailleurs la case peule du Fouta, dérivée de la case dialonké, était bien adaptée, au pays.
Les orangers des cours, les cannas pourpres des haies vives donnent un aspect agréable aux habitations. Les cours sont sablées d'un cailloutis ferrugineux. L'enclos à prières est un cercle de grosses pierres bien alignées. Les cases sont soignées, le chaume épais est rogné, les piliers qui soutiennent le toit ont leur bois rouge et poli orné de sculptures géométriques. Derrière la case du maître est un petit enclos à ablutions, le hurgo, avec une fosse d'aisance, sutura. Les cours des maisons et les vérandas sont balayés chaque jour. L'abondance et la durée des pluies ont obligé à bâtir une vraie maison, plus solide que la hutte des pays soudanais avec une toiture, soignée: le renouvellement du chaume (nyappugol) des cases est une grosse affaire. C'est une obligation de l'époux: « Il ne m'a même pas fait recouvrir ma case cette année » est une des plaintes courantes des femmes en instance de divorce.
La construction et l'entretien des cases est une entreprise sérieuse, qui demande beaucoup de bras. C'est une des tâches les plus importantes des serfs, et un des motifs de rancune les plus vifs. Le Peul ruiné, ruminant sous un chaume troué sa haine pour les conquérants qui ont supprimé l'esclavage, est une image fréquente, qui fait pendant à celle de la maîtresse de maison privée de ses servantes. Dans les hameaux, les voisins s'entraident pour bâtir les cases. C'est l'entraide normale entre parents, toujours suivie d'un repas offert par le bénéficiaire.
Voici le prix d'une case pour un jeune ménage, estimé en numéraire [rappelons que l'emploi de la monnaie est rare, sauf dans les centres], ceci en mai 1937, à Mamou :
mur de banco | 40 fr. |
gimbal |
charpente du toit | 20 fr. |
kolkole |
chaume | 20 fr. |
hudho |
liens d'écorce | 2.50 fr. |
bhokko |
lianes | 2.50 fr. |
delbi |
piliers vérandah | 10 fr. |
tugalal sempeten |
montants de la porte | 15 fr. |
kippe dare |
porte | 30 fr. |
baafal |
colas | 5 fr. |
goro |
souper 1 | 5 fr. |
nyiri nyappo |
Total |
150 fr. |
Le mobilier avait atteint, chez les seigneurs, un confort également très remarquable :
Aujourd'hui les forgerons, wayluɓe, qui sont également menuisiers, imitent plus volontiers les modèles européens.
Il varie selon les classes et les régions.
Le corps humain a besoin de protection dans un massif montagneux où les pluies, les brouillards, les basses températures des soirées, des nuits et des matinées sont pénibles à supporter, surtout par des gens mal nourris. L'habitant du Fouta est assez mal vêtu. C'est une des raisons pour lesquelles il se lève tard, restant calfeutré dans la hutte bien close, où le feu est entretenu à côté du lit. Le vêtement est de coton, cultivé, récolté, égrené, cardé, filé par les femmes, tissé par les serviteurs ou par des professionnels ambulants. Les teinturières utilisent l'indigo de liane.
Tissage et teinture sont des industries mandingues. Ce sont les Malinké qui ont apporté les techniques et qui sont encore les meilleurs artisans.
Les hommes portent le costume des Soudanais islamisés: le dolokke ou blouse à manches, formé d'un rectangle de bandes d'étoffe. Pour la couleur, les gens soucieux de leur extérieur ont deux combinaisons favorites: le blanc rayé de bleu, ou bien une tunique de dessous blanche recouverte d'une toge d'un bleu très foncé, presque noir.
La tunique de dessous, se nomme turti. Le dolokke est le « boubou » soudanais ; pour le travail et le voyage, la blouse courte, dolokun.
Le pantalon vaste, à fond tombant, à ceinture coulissée, tuuba; on raille beaucoup l'étroit pantalon européen jugé indécent et incommode, surtout le « short », nommé en argot franco-peul « montinaru » « ce qui remonte les testicules » (sic).
Le bonnet, profond dans le Haut-Fouta, simple calotte basse dans les pays sosso, est l'objet de soins tout particuliers. Il est de deux types quant à la décoration :
Les brodeurs du Haut-Fouta sont renommés (Timbi, Labé) on les nomme Diennenké ; leur origine serait alors Dienné et Tombouctou.
La sandale de cuir jaune, mukke, est la plus courante.
Les cotonnades indigènes, après avoir été éclipsées par les cotonnades anglaises, ont connu un renouveau grâce à leur acquisition plus facile et à leur solidité; après des alternatives de succès et de revers, elles luttent aujourd'hui à égalité. Dans les parties éloignées des centres (Kolen, Mali, Houré, Télimélé, etc.), le coton indigène l'emporte.
Le vêtement européen de rebut est porté par les serfs. Dans une foule indigène, on distingue tout de suite, sous les chapeaux et les casquettes, les figures négroïdes des serfs.
Les gens « bien » conservent le costume national, avec des modifications chez les jeunes. Les dernières années ont vu une floraison de bérets rouges et verts sur la tête des jeunes élégants, tandis que les chaussures à semelle « crêpe » cent sous la paire ont connu un grand succès. Le boubou résiste mieux, mais les chemises et les tricots de dessous ont de la vogue. L'habillement n'est pas complet sans :
Le costume féminin comprend:
Ces vêtements ont des dimensions invariables fixées par la coutume; ainsi le dolokke masculin doit avoir 13 leppi de 3 sogone (environ 20 m.).
Sous les Almami de la bonne époque, des règlements somptuaires fixaient le nombre des coudées à un maximum. Ces mesures faisaient partie d'une tentative de réglementation de la vie privée des membres de la communauté, nous y reviendrons à propos du commerce. Dans les centres européens, on évalue ainsi la valeur des garde-robes indigènes:
blouse | 60 à 80 fr.
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tunique | 30 fr.
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culotte | 20 fr.
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3 pagnes | 80 fr. |
dolokun | 15 fr.
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camisole | 20 fr. |
bonnet | 7.50 fr.
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chemise | 12.50 fr. |
sandales | 7.50 fr.
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gubaa | 30 fr. |
châle | 25 fr.
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sandales | 5 fr. |
mouchoir | 2 fr.
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mouchoirs | 15 fr. |
167 fr.
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172.50 fr. |
Ces chiffres, valables pour quelques centaines d'indigènes des centres européens, ne signifient absolument rien pour l'ensemble du Fouta, ou l'habillement est confectionné comme tous les produits nécessaires à la vie, par la main-d'uvre familiale et servile.
Les bijoux sont naturellement abondants et varient beaucoup de valeur. L'or, l'argent et l'ambre sont portés par les épouses : les hommes prétendent qu'ils en sont propriétaires.
Les veuves sont dépouillées de leurs bijoux pendant le veuvage, mais le plus souvent on les leur rend et elles les transmettent à leurs filles.
Les vêtements sont conservés dans de petits coffres pyrogravés, de fabrication indigène, peut-être imités des coffrets Maures.
Les Peuls du Fouta-Djallon, tant hommes que femmes, sont extrêmement soucieux de leur bonne apparence.
L'habillement a-t-il fait des progrès grâce à la colonisation ? L'importation des tissus européens a permis aux individus d'acquérir des vêtements plus nombreux, mais il est regrettable que ces vêtements soient de très mauvaise qualité pour la plupart: ils font de l'effet, durent peu, protègent mal du froid.
Quant à la vente des vieux vêtements européens, elle devrait être rigoureusement interdite.
Les Peuls sont au Soudan une race relativement peu robuste et peu saine. Ils s'en rendent compte eux-mêmes et le constatent mélancoliquement : les fils des concubines noires sont beaucoup mieux portants que les fils des épouses peules. Est-ce la nourriture trop peu riche et variée de leurs ancêtres pasteurs, buveurs de lait caillé ? Est-ce le climat cruel aux Blancs ? Toujours est-il que c'est une race de « créoles » qui trouvera le salut dans la fabrication de mulâtres de plus en plus nigritisés.
Il ne semble pas que la conquête européenne ait amélioré en quoi que ce soit, l'état physique des races du Fouta-Djallon. Le régime alimentaire n'a été enrichi que pour les ouvriers et les employés des entreprises européennes, c'est-à-dire pour une infime minorité, et notre action médicale est négligeable, faute de personnel, faute d'argent, faute de confiance de la part de la population.
L'année 1937, grâce à la hausse des produits, a été moins pénible que les années précédentes pour le Fouta-Djallon. Il était temps, car ce pauvre pays avait été très éprouvé par la crise économique en 1931. Vivant en économie fermée, de la cueillette, de la culture, et de l'élevage, il aurait pu la supporter sans trop de peine en se repliant sur lui-même: malheureusement l'impôt n'a pas sensiblement diminué au cours de ces dures années, et l'indigène a eu le plus grand mal à payer les taxes. Le bétail a disparu de certaines régions et sa diminution est estimée à la moitié ou au quart du cheptel antérieur, selon les régions.
En 1935, les indigènes s'étaient endettés. Les chefs empruntaient aux commerçants pour payer l'impôt, prêtaient à leurs contribuables, sur récoltes pendantes. Beaucoup d'habitants qui devaient un arriéré des impôts des années antérieures, ne savaient plus du tout où ils en étaient. Les mbatula ou agents des chefs, vivaient en garnisaires dans les hameaux, vendant à des compères tout qui pouvait être vendu. Les enfants étaient mis en gage, de gré ou de force, par leurs parents, chez ceux qui étaient capables de payer leurs impôts.
Il s'ensuit un mécontentement général qui se traduisit dans cette population, indolente, méfiante et fuyarde, par des émigrations dans les colonies voisines, françaises ou étrangères : Sierra-Leone, Guinée portugaise, Gambie, Soudan, Sénégal: à vrai dire, le chiffre des émigrés, définitivement perdus pour le Fouta-Djallon, fut beaucoup moins grand que celui des « dispersés », qui se bornaient à changer de canton ou de colonie, afin d'échapper au percepteur !
On ne peut parler d'enrichissement: le numéraire existant va dans les caisses des agences spéciales et dans les boutiques syriennes :
« Les Français sont les hyènes qui tuent la bête, les Syriens sont les charognards qui la mangent», disent volontiers les frondeurs.
L'agriculture n'enrichit pas. Tout est consommé dans la famille ou vendu pour l'impôt. L'élevage non plus. Le commerce, sauf un tout petit commerce de détail, n'est pas aux mains des indigènes : quelques Malinké et Sarakollé continuent à être dioula, mais la grosse majorité de leurs colonies a renoncé au commerce pour se mettre à cultiver. Le « riche dioula » du Soudan et du Niger est à peu près inconnu ici. Seule quelques chefs donnent l'impression d'être riche grâce à leurs plantations (café, riz). La vente des produits leur permet l'acquisition de voitures automobiles et autres objets européens. Mais leur vraie richesse, c'est le commandement lui-même. Leurs ressources en numéraire sont rarement importantes. Il ne faut pas oublier que leurs charges sont très lourdes: entretien des hôtes et surtout entretien de leurs agents, partisans, officiels ou occultes.
Les habitants du Fouta peuvent-ils s'enrichir dans les conditions actuelles ? A vrai dire, ils ne savent pas manier le nouvel instrument d'échange, la monnaie. Ils ne savent ni thésauriser, ni placer. Leurs premières expériences n'ont pas été encourageantes; les pauvres gens à qui on avait fait acheter des Bons de la Défense et autres fonds n'ont pas du tout compris ce qui leur était arrivé: « encore une nouvelle duperie » ! Voilà tout ce qu'ils ont pensé.
L'ancien capital, c'était l'esclave et le bétail, le premier beaucoup plus avantageux, augmentant la famille en force héréditaire: c'était le vrai patrimoine. Quand on demande à un indigène: « quelle a été la répartition des biens de l'héritage d'Untel? », il commence toujours par énumérer les serfs, attribués à untel et untel. Le reste de la succession a peu d'importance. Le bétail, gros (na'i) ou petit (dammi) est aussi considéré comme un bon placement, mais les ventes forcées qui ont eu lieu ces dernières années ont navré les éleveurs. Cette année 1937, ils sont bien heureux de déclarer que les impôts ont été payés sans avoir eu recours à la vente de leurs animaux.
Aucun chiffre digne de foi ne peut être fourni. On peut seulement assurer que la mortalité infantile reste considérable: un tiers ou la moitié des naissances, quand on interroge les mères. D'autre part, les naissances se suivent à peu près tous les trois ans, l'allaitement durant plus de deux ans. Les femmes stériles sont assez nombreuses, conséquence probable de la fréquence des maladies vénériennes.
Comme nous l'avons dit à propos du salaire, le travail familial et servile est la règle, le salariat l'infime exception. Nous noterons ici ce qui subsiste des institutions officiellement abolies depuis 1905 en Afrique Occidentale Française.
Il est curieux de noter que dans le « Protectorat des Provinces du Nord » du Sierra Leone (provinces situées au sud du Fouta-Djalon, dont elles ont reçu 20,000 émigrés Peuls, toujours en relations avec leur pays d'origine), l'esclavage n'a été aboli que récemment (Ordinance for the Abolition of Slavery, 1926 : voir page 23 du Recensement du Sierra Leone, année 1931).
Le travail servile était si bien enraciné dans les moeurs du Fouta que travailleur et esclave sont synonymes. Le terme huuwooɓe est l'euphémisme poli employé pour parler des mattyuɓe; on peut dire que la Confédération du Fouta était une vaste entreprise de traite des esclaves et d'élevage de serfs au profit des nobles Peuls. On n'a pas pu abolir par décret les différences de statuts, inscrites dans le type physique, dans les murs, dans le langage, dans l'opinion publique aussi bien chez les possédés que chez les possesseurs. Après quarante ans, les « esclaves » subsistent : « je suis captif et mon maître est un tel » est une réponse normale, courante.
Il ne faut pas s'en alarmer outre mesure: beaucoup de petits faits montrent que les maîtres ne peuvent exercer une tyrannie bien forte sur leurs serfs. Je m'étonnais un jour de voir un notable, à qui je rendais visite chaque jour, marchander âprement, chaque matin, un petit fagot de bois, pour 0 fr. 75 ou 1 fr. Il me répondit: « C'est vrai, j'ai trois cents captifs, mais aucun ne consentirait à faire la corvée de bois pour moi ». Et cependant il était en excellents rapports avec eux. Ils lui rendaient des visites respectueuses, s'agenouillaient en sa présence, etc. Il ajoutait: « Crois-tu que le revendeur de colas du marché ne me fasse pas payer quand je lui prends une noix ? Pourtant, c'est aussi un captif de ma famille ».
D'autres récits montrent fréquemment le maître obligé de travailler pour donner l'exemple et entraîner ses équipes de serfs, et ceci bien avant notre occupation du pays. On se tromperait gravement en imaginant d'infortunés travailleurs sous le fouet des surveillants: le serf admettait sa situation aussi naturellement qu'un métayer ou un fermier français. il travaillait assez mollement, protestait quand son Peul le fatiguait, mais les relations n'étaient pas mauvaises et l'on a vu des cas où elles étaient affectueuses.
Depuis l'occupation, la crainte de l'étranger a souvent rapproché maîtres et serfs, qui sont d'accord pour nous échapper et nous tromper. Pendant les exodes de 1931, maîtres et serviteurs émigraient ensemble, quelquefois les maîtres d'abord, puis les serviteurs, ou bien les serviteurs partaient, les premiers pour préparer la venue des maîtres (1936-1937).
Les survivances de statut subsistent dans le détail des coutumes. Ainsi le prétendant à la main d'une serve doit donner une provision de bois au maître de la serve: ces cadeaux rituels sont toujours versés. On le voit souvent à Mamou même.
Si la persistance des liens serviles est visible au Fouta-Djallon, cela paraît tenir à plusieurs causes :
Heureusement, la perception de l'impôt, chez des gens imprévoyants, donne aux chefs et à leurs amis une bonne occasion de se procurer des serviteurs peu coûteux. Dans un ménage de pauvres gens, quand la dernière poule et le dernier cabri ont été vendus, il reste encore les mioches, qui sont donnés en gage à ceux qui peuvent avancer le montant de l'impôt dans le village. Quelquefois, mais plus rarement, les enfants sont emmenés à plusieurs jours de marche et vendus, mais les circonstances de ces ventes prouvent qu'elles sont exceptionnelles 2 et que les vendeurs trouvent difficilement acquéreurs sauf près de la frontière des territoires anglais.
Les enfants, placés malgré leurs parents en service chez les puissants, sont généralement traités humainement. Il est souvent difficile de faire la discrimination entre le légal et le punissable ; il faut prévoir le cas où le père de l'enfant, après avoir lui-même demandé au puissant de la nourrir et de la garder, vient se plaindre au Blanc de rapt d'enfant.
Mais d'une façon générale, au Fouta-Djallon, quand un inférieur ose déposer une plainte devant le Blanc redouté, c'est qu'il a de sérieux motifs de plainte, et il faut accueillir sa requête avec une attention bienveillante, même quand elle est présentée, en termes confus, ou rendus confus par une traduction tendancieuse.
Le plus sûr moyen de faire disparaître les derniers moyens de pression des anciens maîtres sur les anciens vilains et sur les anciens serfs, c'est de les séparer quand la chose est possible ; non pas de mettre un serf comme chef de village sur des « nobles », mais d'avoir des villages de serfs commandés par des serfs: les saatigi, les manga, parmi lesquels on trouve quelquefois des individus intéressants.
Cette question de l'esclavage est irritante: il est très difficile d'empêcher les hommes d'abuser les uns des autres. Il se forme toujours des classes privilégiées. Nos garde-cercles, nos fonctionnaires, deviennent de petits seigneurs. La seigneurie héréditaire était admise par tous et elle était adaptée au pays. C'est pourquoi les Anglais l'ont tolérée si longtemps.
Les prestations de serfs à maîtres sont variables. La règle ancienne , cinq jours chez le maître, jeudi et vendredi chez soi, ne paraît appliquée nulle part. Les travaux sont demandés plus rarement, et plus arbitrairement.
Le paiement du fulla, sorte d'indemnité remplaçant le travail dû, existe encore. Son montant parait irrégulier. Certains serfs, devenus employés du chemin de fer, donnent 20 francs par an, à leurs anciens maîtres (1937).
Il y a des cas où une serve paie, pour se marier hors du hameau natal, un fulla de 150 fr. (1936), une fois pour toutes.
Un jeune homme m'a déclaré avoir été « vendu » 150 fr. également: renseignements pris, son ancien maître, devenu aveugle, l'avait envoyé chez un autre Peul, contre une somme de 150 fr., mais c'étaient ses services qui avaient été vendus, non sa personne. Le garçon objet du contrat était d'ailleurs parfaitement consentant. Le bas prix de ces transactions montre que le serf n'a plus grande valeur, qu'on n'attend plus grand-chose de ses services. Néanmoins, on fera bien de veiller, surtout dans les cantons reculés. Les anciens maîtres et les anciens serfs sont restés, les uns trop durs, les autres trop malléables, pour que des faits de ce genre ne se produisent encore pendant longtemps.
Les médecins européens sont très peu nombreux: cinq postes administratifs sur huit étaient dépourvus de doktoru en 1937. Quant au personnel auxiliaire indigène, il ne devrait être utilité que sous les ordres directs d'un Européen.
L'activité de ces fonctionnaires médicaux est absorbée par les petites agglomérations de Blancs et d'employés de Blancs. Quelles que soient leur activité et leur compétence, ils sont à peu près désarmés devant l'immensité des secteurs médicaux qui leur sont théoriquement assignés.
Cette clientèle citadine arrive à donner des chiffres imposants dans les colonnes des statistiques : un individu qui va faire panser chaque jour, pendant des mois et des années, un ulcère inguérissable, fournit 365 consultations par an… Il suffit d'une dizaine de cas semblables pour donner l'illusion d'une activité médicale intense. Chaque matin, la consultation amène une file plus ou moins longue « d'habitués », mais il ne faut pas se dissimuler que la majeure partie de la population ignore complètement le médecin. Un profane ne peut se permettre de porter un jugement sur la valeur du personnel, mais constater seulement qu'il n'atteint pas la masse. Pour ne pas être découragé, il faut se rappeler combien la conquête médicale de la campagne française a été difficile malgré des conditions beaucoup plus favorables.
Mollien, qui parcourait le Fouta-Diallon en 1818, était souvent consulté par les malades. Il a noté la fréquence. « du mal de Naples, de la goutte et des goitres » (Voyages, 1822, II 83), le mauvais état des dents, la rareté des aveugles et l'absence du ver de Guinée (sans doute faut-il entendre par « goutte » les douleurs articulaires (jokkule) d'origines diverses, dont se plaignent les indigènes). Ce tableau est à peu près le même aujourd'hui. Peut-être les maladies vénériennes se sont-elles propagées davantage, en compagnie de la maladie du sommeil qui hante les galeries forestières. Et tout comme au temps de Mollien, ces malades demandent secours à tous les Blancs qui passent, lorsque ceux-ci sont d'un abord facile. Cette confiance est touchante, mais que peut faire un ignorant, lorsqu'il a épuisé sa pharmacie et que sa science est à court ? Il ne peut que leur conseiller d'aller au chef-lieu voir le médecin ; conseil rarement suivi. Car c'est loin, à plusieurs journées de marche. Et surtout il faudra y séjourner ; les Noirs confondent magie et médecine. Ils sont déçus si l'amélioration n'est pas immédiate ; s'il faut un traitement leur, méfiance se réveille. Et surtout comment se loger, comment se nourrir, dans ces agglomérations de déracinés et de gens de mauvaise vie que sont les villes des Blancs.
Le problème de l'hébergement se pose ici, comme d'ailleurs en d'autres domaines. Autrefois les différents clans des centres politiques avaient le devoir d'entretenir « leurs gens », lorsque ceux-ci venaient du fond de leur province, à charge de revanche: chacun connaissait son amphitryon héréditaire (berbero, werwerɓe) , celui qui lui devait l'hospitalité. D'autre part, les chefs de canton et de village ont encore l'obligation d'entretenir les hôtes, sans que leur rémunération soit prévue. Certains sont victimes de graves abus, surtout dans les centres européens, où ils sont chargés d'entretenir le personnel des fonctionnaires en tournée d'autres se rattrapent en exigeant de leurs administrés des cotisations souvent supérieures à leurs besoins. En ce qui concerne les malades forains, peut-être pourrait-on créer des campements cantonaux, formés de huttes indigènes légèrement améliorées qui pourraient servir de modèles pour l'éducation hygiénique des populations.
Elles paraissent avoir en nombre d'endroits un certain succès, mais elles ne sont possible que là où existent des routes. Elles pourraient être associées à ces marchés, dont le besoin se fait sentir, et faire un peu de publicité, profiter des griots, quelque chose comme un honnête charlatanisme ; ne pas compter, comme toujours, sur la seule contrainte, pour convoquer les malades.
Elles réussissent à attirer quelques femmes de fonctionnaires indigènes et d'employés de commerce. Les coutumes s'opposent trop à l'accouchement hors de la famille: le baptême de l'enfant doit avoir lieu une semaine juste après la naissance; mais les accouchées ne peuvent sortir avant le sixième jour de nos maternités. C'est un motif de plus pour en écarter les jeunes mères. Faut-il ajouter qu'une sage-femme, agent de liaison entre le monde féminin et le médecin, devrait toujours connaitre la langue du Pays où elle sert ? D'une façon générale, le succès en ces matières dépend de la personnalité du médecin. Ici, les fonctionnaires consciencieux sont insuffisants.
Elle est entièrement à faire, et l'ignorance des individus donne un malheureux résultat à certaines de nos initiatives. Par exemple, nous distribuons des vêtements pour les petits enfants, mais la mère les leur fera porter toute la journée, par vanité, puis les leur enlèvera quand elle sera rentrée chez elle, et que tombera la fraîcheur du soir. De même, mieux vaut un enfant nu qu'un enfant aux langes rarement lavés, etc. L'enseignement de l'hygiène est d'ailleurs partie des programmes de nos écoles, et une partie essentielle, mais qui ne donnera de résultats pratiques que s'il est donné en langue indigène. J'ai entendu un enfant réciter: « les moustiques donnent la fièvre », sans savoir que les moustiques étaient les sonsoli de sa langue maternelle.
L'enseignement est distribué par des instituteurs européens à Labé, Mamou, Kindia ; par des instituteurs indigènes dans les autres postes administratifs et aussi dans certains cantons où ils sont les seuls agents administratifs. C'est donc une petite portion de la population enfantine qui passe par nos écoles, étant donné la rareté et la petitesse des agglomérations : les élèves qui en sortent ne peuvent avoir une grande influence sur la masse, d'autant plus que les meilleurs d'entre eux, et, à vrai dire, presque tous ceux qui ont appris quelque chose, ne retournent pas dans leur milieu, mais restent au service des Blancs.
L'enseignement donné est, en gros, assez analogue à notre enseignement primaire, et les maîtres d'école ont aussi la même formation que les instituteurs de France: mais cette instruction n'a pas le même effet sur des petits africains, parce que pour eux c'est un corps étranger, inutilisable dans leur milieu naturel. Les écoliers qui reviennent le soir dans leur famille travaillent dans un coin, à l'écart, ils ne font pas profiter leur entourage des notions apprises; cela reste une bizarre et puissante magie étrangère.
Quant aux enfants qui ont terminé leurs études, ils n'ont plus le moyen d'utiliser ce qu'ils ont appris et l'oublient très vite. Très peu sont capables de soutenir une conversation même très simple, en français; à ce point de vue, ils sont inférieurs aux adultes qui ont appris le français volontairement. Les « meilleurs sujets » se sentent trop différents de leur milieu, qu'ils abandonnent sans espoir de retour, à moins qu'ils n'aient quelque chance d'obtenir une place de chef ou qu'ils n'offrent leurs services à un chef en exercice, ce qui est rare (il est vraiment extraordinaire de voir que, malgré le nombre d'élèves sortis de nos écoles, les chefs n'ont que des secrétaires employant l'arabe et le peul).
Où trouve-t-on les produits des écoles ?
Presque uniquement dans les centres, à notre service, comme scribes, dans les administrations et les boutiques.
Nous jugeons ces évolués sans indulgence, quoiqu'ils soient souvent très utiles. Il est vrai que par définition même ce sont des êtres inharmonieux, différents de leurs milieux d'origine et cependant très différents d'un Français. Leur adaptation est plus ou moins incomplète. Bien peu réussissent le tour de force d'être francisés, tout en gardant une réelle valeur humaine. Ils portent la toge et le faux-col, le casque et les sandales, et leur être moral est aussi disparate et hésitant que leur vêtement.
Accordons leur une valeur professionnelle très réelle, mais dans des professions de second plan; une connaissance du français étonnante, entretenue dans le « Petit Larousse » et les romans policiers, sans parler des journaux; une adaptation extérieure rapide.
On peut leur reprocher, d'une façon générale, un verbalisme effrayant; le vocabulaire les entraîne, ils raisonnent en français moins bien que dans leur langue. Ils ont tous les défauts du fonctionnarisme. Installés dans la sécurité de la solde et de la retraite, ils sont plats devant les supérieurs, frondeurs en leur absence. Ils manquent de moralité, sont faibles devant les tentations. A ce point de vue, nos élèves ne valent par les vieilles générations, parmi lesquelles une foi réelle produisait des hommes d'une réelle élévation morale. En somme ils n'assimilent que des choses très extérieures de notre civilisation. Rien d'étonnant à cela, puisqu'elle nous dépasse nous-mêmes. Si, par impossible, le Fouta-Djallon était laissé à lui-même, je ne crois pas que notre culture laisserait beaucoup de traces, ni que nos élèves nous feraient grand honneur. Ils seraient balayés, ne pourraient garder une importance sociale. Les choses apprises ne s'harmonisent pas dans leur tête, tout se passe comme s'il y avait des tiroirs différents. J'en veux pour preuve une conversation avec un « écrivain » à propos de la foudre. En français, il donnait une explication conforme à la physique qu'on lui avait apprise; mais en peul il me donnait l'explication traditionnelle et la contradiction ne lui apparaissait pas. Il n'avait pas l'idée de traduire le français en peul…
L'instruction ne pouvant être donnée à tous, elle a été surtout distribuée à deux éléments.
Les parents, qui acceptaient l'instruction scolaire comme un moyen de parvenir, une façon de plaire au conquérant, ont été désappointés par les résultats obtenus sur leurs enfants. Ils reprochent aux écoliers d'être moins respectueux, moins affectueux pour leurs parents; d'être « mal élevés », à tous points de vue ; de n'avoir plus ni foi ni moralité ; d'être enfin des taƴa-majja, c'est-à-dire des déracinés, sans attaches sociales, sans stabilité morale et des portiniiɓe, c'est-à-dire des pseudo-Blancs, ridicules et méprisables à nos yeux et aux leurs.
Ces reproches sont assez fondés. Il est exact que nos écoliers lorsqu'ils ont acquis une teinture superficielle de français, considèrent facilement leurs parents comme des « sauvages », alors que ceux-ci sont souvent des hommes qui valent mieux qu'eux. Il y a aussi l'outrecuidance naturelle à leur âge et à leur race, et trop souvent cette attitude d'irrespect leur est dictée, plus ou moins consciemment, par celle de leurs maîtres. Les instituteurs n'ont guère de considérations pour les Foula, les « marabouts », et ont une foi un peu simple dans l'excellence de leur enseignement…
Les Peuls préfèrent l'éducation donnée par les karamoko, parce que ceux-ci donnent une éducation religieuse et morale, qu'ils enseignent l'amour de Dieu et de la famille. A la vérité, beaucoup d'écoliers reçoivent une double enseignement, mais dans de mauvaises conditions : l'école française fait tort à l'école coranique, et d'ailleurs, dans les centres, la contagion gagne les petits élèves des karamoko, qui seront bientôt aussi « voyous » que les écoliers des Français. Bref, les Peuls sont très attristés lorsqu'ils voient que leurs enfants ne seront pas des successeurs dignes d'eux ; bien entendu, tous ne s'en rendent pas compte, certains ne voient que la privation des services de leurs enfants, la séparation qui suivra les études lorsque le fils ira travailler comme « commis » dans les « villes de Païens ». L'un d'eux me disait:
Peut-être est-ce ici le lieu de montrer ce que les vieillards considéraient comme essentiel dans leur patrimoine spirituel, ce dont ils déplorent la décadence:
La politesse caractérisait les rapports des individus dans les classes de gens libres. Les Peuls ont de très bonnes manières, qui donnent beaucoup d'agrément au commerce des gens âgés: un mélange d'aisance, de dignité et de déférence, allant parfois jusqu'à la délicatesse du cur.
Il y avait un « langage honorable » employé pour s'adresser au supérieur et pour parler de lui, et des gestes, des attitudes pour marquer le respect. L'observance de cette étiquette était le signe d'une « bonne éducation ». L'homme bien élevé était décent dans ses propos et cachait sous des dehors aimables les émotions qu'il éprouvait ; comme ailleurs le « gentleman » se reconnaissait au « self-control ». Dans la famille, les relations sont courtoises, chez les « gens bien », même avec les domestiques serfs, on emploie des termes polis: « Frère aîné untel, oncle untel », les « travailleurs », et avec un petit domestique les termes sont affectueux: « mon petit untel », etc. Les « gros mots », les insultes sont permises aux vilains, pas aux gens convenables, qui se reconnaissent partout à leur bonne tenue.
Le savoir était très honoré au Fouta. C'était un Etat de citoyens lettrés. Seuls, les serfs et les gens de caste étaient illettrés; au moins telle était la règle, et il est exact que les gens sachant lire et écrire en caractères arabes sont très nombreux dans le Fouta Central. Si par extraordinaire un serf était instruit, par adoption par exemple, il entrait dans la communauté. C'était un droit de cité fondé sur l'instruction. Et, théoriquement, la hiérarchie était un mandarinat. Les titres étaient des grades de lettrés: Tierno, Alfa, Modibbo.
La valeur de cette science est sous-estimée par les Européens, qui ignorent l'arabe. Il faut la placer dans son milieu et son époque. Si l'on considère l'état des Peuls païens et illettrés du XVIIIe siècle, on doit reconnaître le volume et la variété de la littérature arabe qu'ils ont assimilée. Les lettrés ont encouragé l'emploi écrit de la langue vulgaire, si bien qu'il existe une littérature peule assez considérable ; car ils ont organisé les études islamiques avec beaucoup plus d'intelligence que tous les autres Soudanais. Ils sont les premiers à railler le jangii-faamaali, celui qui a lu et n'a rien compris. Ils ont traduit le Coran mot à mot, puis, quittant la traduction, se sont mis à composer en vers, et un peu en prose. Cette littérature, surtout religieuse, aborde parfois des sujets profanes, surtout la satire des murs, le pamphlet lyrique, où ont toujours excellé les littératures à base de religion. Grâce à ces poèmes, l'Islam est devenu pour les Peuls non pas, comme pour certains islamisés, une magie supérieure, mais une religion profondément comprise, pratiquée et professée.
Il faut comprendre le « fanatisme » peul; car tout ce qu'ils ont réalisé, c'est à elle qu'ils le doivent. De, peuplades anarchiques et sans histoire, elle a tiré un état glorieux. Elle a été seule capable de donner une discipline à ces vachers errants, une foi consolatrice aux individus. C'est grâce à elle qu'ils ont déployé un courage militaire étonnant, qu'ils ont montré une activité remarquable chez ces indolents. c'est par elle qu'ils ont acquis l'écriture, la science, une explication du monde. Comparé au Peul païen, le Peul musulman est un être humain très enrichi, stabilisé, réconforté, un membre d'une immense communauté humaine. Le grave défaut de l'Islam, c'est sa perfection. Il n'y a pas de progrès à faire ; le dernier prophète est venu. Il n'y a plus qu'à attendre le Mahdi et la fin du monde.
Nous devons comprendre les réactions toutes naturelles de nos sujets, et nous garder d'un mépris brutal qui ne peut que renforcer l'hostilité passive des Peuls ombrageux. Il y a peut-être des motifs d'espérer une évolution, car, après tout, ces gens ont été très capables d'emprunter aux autres civilisations. Presque toute, leur civilisation matérielle, sauf l'élevage, est faite d'emprunts: maisons, meubles, vêtements, armes, arbres fruitiers. Pendant tout le dernier siècle, le Fouta a beaucoup reçu de la Côte Occidentale. Et il a su acclimater et nationaliser ces choses étrangères. L'Islam lui-même est récent et lui aussi a été acclimaté, « foulanisé ». Seulement, cette évolution a été volontaire, non point imposée.
L'enseignement des Blancs, nos Peuls ne voient pas bien où cela peut les mener. Ils voient ce qu'ils perdent; le gain est problématique. Les premiers produits de nos écoles ne leur paraissent pas encourageants.
A ces critiques générales, les parents en ajoutent une autre, contre l'enseignement des travaux manuels. Certains disent:
« Je n'ai pas mis mes enfants à l'école pour qu'ils cultivent le jardin des maîtres; dans les écoles d'aujourd'hui ils ne font plus que bêcher et arroser; ils n'étudient plus .»
Nous ne pouvons naturellement tenir compte « de cette critique; cependant, il est possible que dans certaines écoles, le rendement des jardins soit passé au premier plan au détriment du rendement des cerveaux.
Dans l'apprentissage des métiers manuels, on devrait toujours tenir compte de la classe sociale des enfants, si nous voulons que ceux-ci retournent dans leur milieu. Il ne faut pas faire un forgeron-mécanicien d'un fils de chef qui n'osera jamais exercer son métier dans son pays; inversement, donner une instruction poussée à un pauvre diable. (sauf exception pour les sujets bien doués), c'est en faire un mécontent qui ne pourra exercer ses talents dans son pays.
Tel qu'il est distribué actuellement l'enseignement
Les anciens tirailleurs sont d'origines différentes, les uns nobles, les autres serfs. Ils ont subi des avatars militaires différents, quant à leur nature et quant à leur durée. Aussi ne doit-on pas s'attendre à un résultat uniforme du service militaire.
Faut-il d'ailleurs s'attendre à de très profondes modifications ? Ils n'ont pas appris grand'chose d'utilisable dans la vie civile. Le seul trait nouveau, c'est la familiarité avec le Blanc et le spectacle de notre société, vue d'ailleurs dans de mauvaises conditions. Un certain nombre d'entre eux regagne ses foyers et reprend comme devant sa place dans la société, rapportant chéchia, capote et souvenirs d'un voyage prestigieux; le tout assez vite usé. Et l'on rencontre dans la brousse beaucoup de tirailleurs que rien ne distingue de leurs congénères ; c'est la majorité, surtout chez les serfs.
Quelques Peuls reviennent avec des prétentions au commandement. Nous avons fait, surtout pendant la guerre de 1914, d'imprudentes promesses. Mais tous n'ont pu être satisfaits, et les mécontents créent des difficultés aux gens en place. Ils sont ainsi de précieux agents de renseignements, car ils dénoncent les abus commis par les Chefs, abus qu'ils seraient d'ailleurs tout aussi portés à commettre, une fois nommés. Presque tous les cantons ont ainsi leur adjudant en retraite, leur sarsan (sergent) ou leur kaporani, (car les titres se conservent), adversaire des gens en place et informateur du Commandant.
Mais la grande majorité des ci-devant tirailleurs est composée de serfs (parce que plus robustes et moins récalcitrants). Beaucoup renâclent à l'idée de retourner dans leur pays sous les ordres de « leurs Peuls ». Ils viennent donc chercher des emplois, en tout cas grossissent les agglomérations européennes, travaillent sur « les plantations… Mais il n'y a pas place pour tout le monde et certains tournent au vagabondage.
Généralement, ils sont révoltés contre le commandement, aussi bien celui de leurs chefs que celui des Commandants. Certains refusent à la fois l'impôt des Blancs et la corvée pour les maîtres. Dans certain canton reculé, l'usage s'était établi de les exempter d'impôts: quelquefois ils s'imposent comme des « terreurs » de faubourgs et réussissent, si les chefs n'ont qu'une assez faible force matérielle. Ailleurs, ils sont au contraire les hommes de main du chef et ses plus redoutables mbatula. Vis-à-vis des Commandants civils, ils sont assez désagréables, étant désireux de montrer à leurs compatriotes qu'ils n'ont aucune crainte du Blanc. Ils vont quelquefois un peu loin dans cette direction; lorsque l'Européen passe dans leur hameau, ils sont volontiers la mouche du coche, au détriment des autorités naturelles. Si on peut reprocher au service militaire accompli hors d'Afrique de donner aux Noirs des prétentions inadmissibles, on peut reconnaître qu'il renforce un certain loyalisme : le tirailleur qui a vu de près l'énormité de notre puissance matérielle comprend la vanité de toute tentative de soulèvement, au moins sous la forme ancienne. L'ancien tirailleur est parfois de contact déplaisant, mais il est devenu l'homme du Blanc, celui qui se met à son service pour profiter de l'exploitation de ses compatriotes. Il connaît « manière blanc » pour dominer les « sauvages », et il est déçu lorsque nous ne lui accordons pas ce qu'il considère comme sa part légitime.
Il y a naturellement des cas plus favorables. Certains ont appris des techniques nouvelles à la caserne, ont observé le travail des Blancs et en ont retenu quelque chose ; mais c'est très rare.
L'influence de la religion chrétienne est nulle au Fouta-Djallon. Les missions catholiques les plus proches sont établies à l'extérieur du massif peul, à Kindia, chez les Soso; à Youkounkoun, chez les Coniagui.
Les missions protestantes entretiennent
Malgré leur foi, leur zèle et leur parfaite connaissance de la langue peule, les missionnaires de Labé n'ont obtenu aucun résultat auprès des Peuls. Peut-être obtiendraient-ils quelques conversions individuelles, mais la crainte de leurs coreligionnaires retient ceux qui seraient tentés d'adopter la religion chrétienne. Un évangile peul a été imprimé (Saint-Mathieu). Il est fort bien traduit, mais personne ne veut même le lire. La seule mention de Jésus, fils de Dieu, le prophète Issa, fils d'Allah, est aux yeux des Musulmans un tel blasphème qu'ils rejettent la brochure avec horreur. Les Peuls païens du Badiar (Subdivision de Youkounkoun), près de la frontière portugaise, seraient peut-être un peu moins difficiles à convertir, mais ils s'islamisent rapidement grâce au voisinage des Peuls du Fouta émigrés parmi eux.
Notes
1. Le souper est donné aux travailleurs quand le sommet du toit a été terminé ; c'et une cérémonie magique, protectrice de la maison neuve.
2. Et toujours durement punie.