Publication du Comité d'Etudes Historiques et Scientifiques de l'Afrique Occidentale Française
Librairie Larose. Paris, 1939. 124 pages
Ici, comme ailleurs, sont liés ensemble:
Le vocabulaire peul décrit assez bien les liens physiologiques, économiques et politiques qui unissent les groupes humains :
La mère, génitrice visible et nourrice, élève ses petits, sous la protection d'un homme qui peut être son frère, son amant ou son mari. et nous avons de fortes présomptions en faveur de l'existence d'une lignée matrilocale chez les ancêtres des Peuls: aujourd'hui la famille est politiquement patriarcale, patrilocale et patrilinéaire ; mais la légende, fait souvent remonter l'origine des groupes à une aïeule venue en un lieu donné accompagnée de son frère. La mère est à l'origine.
Nous avons donc des groupes familiaux, ou soi-disant tels, fondés sur le « lait maternel » (endhan), hiérarchisés d'après « leurs possessions » (jeydal) et leurs forces (bawgal), installés sur un territoire donné (toolodal) et liés entre eux par la Religion: musiɓɓe diina, frères en religion.
Car, par-dessus la parenté qu'il élargit en une fraternité de croyants, l'Islam est venu apporter un des plus forts liens qu'ait connus l'humanité, la communauté de foi: des croyants d'un même Dieu, destinés à une vie future commune, unis en ce monde pour la défense et la propagation de leur foi.
Adoptons pour le « clan » une définition large : ceux qui prétendent descendre, d'un ancêtre commun et qui se sentent solidaires grâce à cette parenté réelle ou fictive.
Le clan existe-t-il chez les Peuls du Fouta-Djallon ? Toute la race prétend remonter, à Ogba, fils de Yâsir, à ses quatre enfants, ancêtres des quatre groupes classiques:
Ceux-ci à leur tour se subdivisent en groupes secondaires, les uns très connus et communs à presque tout le monde peul, les autres locaux.
(Mais la division du quatuor classique n'est pas admise partout dans les mêmes termes : chez les Fulakunda de l'extrême ouest, elle est remplacée par une division en quatre groupes, dont un seul, celui des Mbalbé, est commun au reste du monde peul : elle est ignorée à l'est du Niger Moyen).
Les Français, qui ont connu les Peuls généralement par le truchement des Toucouleurs et des Mandingues, chez qui le clan et le « nom d'honneur » sont restés vivaces, se sont habitués à noter avec soin les noms de Diallo, Bari, So, Bâ, que les Peuls leur fournissent souvent au hasard. Mais sauf pour quelques vieilles plaisanteries usées jusqu'à la corde, le fait d'être un Diallo, un Bari, un Bâ, un Sô, n'a aucune espèce d'importance, aujourd'hui et depuis longtemps.
Si quelque chose correspondait au clan chez les Peuls, c'est peut-être la fraction, qui ne porte pas de nom spécial (lenyol est un mot vague désignant la race, la lignée,
« tirbi », cité par Marty (L'Islam en Guinée, page 440) est une joyeuse invention d'interprète, pour « tribu ») : on obtient le nom de fraction, en demandant :
An, ko honɗunkeejo » littéralement: « toi, tu es un comment ? »
Les Peuls du Fouta-Djallon appartiennent tous à un de ces groupes ethniques dérivés. Ce seront, par exemple:
Ce nom n'est pas utilisé dans le groupe même: il n'y servirait à rien, puisque tous ont le même ; mais si un individu quitte son groupe, il sera désigné par ce nom distinctif de son origine.
Un Sempiyanke chez les Ngardiyaaɓe sera appelé « Sempi »
un Ngardiyanke chez les Sempiyaaɓe sera appelé « Ngardi ». Le nom de race étant précédé du nom de baptême: Yero Ngardi, Ahmadu Sempi, etc. On assiste là à la formation d'un nom de clan. Exemples:
Paate | Kali | Ngeri |
Njobbo | Dikko | Seele |
Raŋa | Dembele | Sombi |
Nduye | Diafuna | Gimbala |
Cirol | Wolar | Ngido |
Ilo | Wuya | etc. |
Comme on le voit, l'origine de ces noms de famille peut être le nom de l'ancêtre, cas le plus fréquent, ou nom de pays; cas plus rare.
Les groupes familiaux se sont dispersés dans tout le Fouta Djallon, prospérant et se multipliant ici, végétant ailleurs, quelquefois s'éteignant. Lorsque, la conquête musulmane fut stabilisée, des mosquées (en arabe, misjid, le lieu où l'on se prosterne, d'où le peul misiide) furent bâties sur tout le territoire conquis. A chaque misiide, les paroissiens furent rattachés et astreints à se présenter tous les vendredis pour la prière de la méridienne, le sermon consécutif et l'assemblée politique. Dans la misiide, on trouvait des représentants de plusieurs « races » [lignées — T.S. Bah] ; les plus fortes en nombre et en influence formaient les teekun ; deux, trois, quatre groupes, parfois plus, mais rarement plus de cinq. Chaque teekun comprenait plusieurs « races » mais prenait le nom de la plus puissante d'entre elles.
Prenons par exemple la paroisse (misiide) de Ɓundu-Mawba: (la Source-de-l'Eléphant) et sa voisine: Doŋol-Baali (la Colline-aux-Brebis):
A Ɓundu-Mawba, les paroissiens sont de sept races différentes :
Nduye | Wolar | Ngardi | Ndana |
Diafuna | Gimbala | Ngido |
A Doŋol-Baali, plus d'une demi-douzaine aussi:
Ngido | Ngardi | Gimbala | Sombi |
Cirol | Siiwal | Siafuna | Wolar |
Voici leurs teekun :
Ɓundu Mawba | Doŋol Baali |
Nduye (+Ngardi) | Diafuna (+ Sombi) |
Wolar ( + Diafuna) | Siwal (+ Wolar) |
Ngido (+ Gimbala) | Ngido (+ Tyirol) |
Ndaña | Ngardi (+ Gimbala) |
On verra que certaines races ont dans l'une la priorité, dans l'autre elles ne sont que clientes des autres « races ».
A Ɓundu-Mawba, les chefs sont choisis parmi les Nduye mais alternativement dans deux branches cousines.
A Doŋhol-Baali, les chefs sont choisis alternativement parmi les Siiwal et les Diafuna.
Ces deux paroisses de Peuls, vachers dépendent toutes deux d'une paroisse du Fouta Central, où une famille, les moodi, a le privilège de nommer les chefs Nduye, Siwal Diafuna, contre les cadeaux nommés « tyoggu laamu », (achat du pouvoir).
Les misiide formaient le diiwal (de l'arabe dîwân) ou Provinces de la Confédération Peule. C'est ainsi que les groupements sociaux sont fondés sur le sang. Ce sont « les races »; mais celles-ci entrent, à leur tour, dans des combinaisons territoriales, les misiide. Ils sont également géographiques.
Pour l'organisation de la famille, je me permets de renvoyer aux pages “Notes sur les Coutumes des Peuls de la Région de Timbo”, qu'on peut ainsi résumer :
Chaque homme est le chef d'un ménage polygyne, femmes, enfants, « serfs ». C'est son « ɓeyngure», son «accroissement ».
Il fait partie :
Plusieurs parentages se savent issus d'un ancêtre commun, bisaïeul ou au-delà, et forment une des portes, « dambugal », d'un groupe encore plus vaste qui remonte à un héros éponyme encore plus lointain. Les membres de ce groupe portent un nom collectif commun.
Le degré de solidarité varie beaucoup selon les groupes. La dispersion, l'écrasement par un groupe plus puissant, qui réduit à néant l'importance sociale, peut l'affaiblir. La cohésion matérielle, l'orgueil, et surtout l'hérédité des privilèges politiques, la renforcent au contraire.
Plus simplement, les cousins qui ont le même grand-père révèrent l'aîné des survivants de leurs oncles, se sentent étroitement parents et s'entraident. Au delà du bisaïeul commun le cousinage lointain n'a que de faibles effets, sauf dans les grandes familles, fières de leur généalogie. On sait cependant qu'on fait partie du groupe des X, soit par descendance soit par simple alliance, par simple, voisinage même.
Dans l'ancienne organisation les individus avaient une vie sociale plus active, les groupes étaient plus unis.
Chaque individu avait un statut net d'homme libre, d'affranchi, de serf, d'artisan casté. Il appartenait à une grande famille (lenyol) ou à une humble famille (lenyun). Selon son extraction, il occupait un échelon déterminé d'une hiérarchie, avait des suzerains, des vassaux, des maîtres. L'organisme politique (le réseau des mosquées paroissiales, des provinces fédérées, les familles féodales, les grands Electeurs, le Souverain) était suffisamment solide, quoique troublé par la guerre civile.
L'individu indépendant, qui aurait désiré défricher un coin de brousse et vivre de son travail sans appartenir à une communauté, était inconcevable.
Les autorités familiales et politiques étaient respectées : ancien, père, mari, chef de misiide et de diiwal. Cette subordination générale était renforcée par les attitudes et le langage:
L'individu ne choisissait pas son métier : les artisans vivaient en castes fermées. Les hautes classes seules pouvaient diriger leurs enfants, soit vers la religion, soit vers le métier des armes, le gouvernement et la diplomatie. Le commerce était mal vu et monopolisé par les Sarakollé, clients des familles aristocratiques, qui les protégeaient. Chacun vivait là où le sort l'avait fait naître, se contentait de ce qu'il avait « trouvé » en venant au monde, comme disent les Peuls. Le fils recevait son épouse des mains de son père, ou de l'ancien ; le serf était accouplé par les soins de son maître.
Cette cohésion des groupes, cette subordination des individus les uns aux autres était conséquence:
Aujourd'hui, ces conditions ayant changé, l'individu est beaucoup plus libre de ses mouvements. Les anciens statuts subsistent dans l'opinion, mais n'ont plus d'appui officiel. Les cadres politiques ont été détruits; ce qui subsiste a été tellement tronqué par le conquérant étranger, qu'il ne peut être question de respect et d'affection envers des fonctionnaires à sa solde. Partout sécurité et liberté de circulation ; la recherche de l'impôt oblige au voyage. La vieille féodalité assurait aux vassaux et aux serfs une certaine protection, compensation de dures sujétions. A quoi bon maintenant la protection, chèrement achetée, des militaires féodaux ?
Il n'y a plus de Fouta : il n'y a plus que « ceux qui ont échappé au Fouta et ceux auxquels le Fouta a échappé » 2, c'est-à-dire les faibles émancipés et les puissants appauvris: « le nationalisme serait du mauvais esprit, soyons prudents »...
La foi a diminué, la science religieuse aussi,
Cependant, une partie des liens antiques a subsisté, nous verrons pourquoi : en partie par habitude, en partie par nécessité. De plus, de nouveaux groupes de privilégiés ont toujours tendance à se reformer autour des puissants : le noir s'accroche à celui qui lui paraît capable de l'aider.
Il y a aujourd'hui des déracinés: ce que le Peul appelle Taƴa-majja, des retranchés-perdus ; mais ils se hâtent de s'incorporer à un groupe fort. Ce sont :
Dès qu'ils sont sortis de la communauté ancienne, du hameau ou de la ferme servile, ils déclarent qu'ils font partie d'un nouveau « village », « moi, mon village, c'est le chemin de fer, on n'y paie pas d'impôts », me déclarait un manoeuvre du Conakry-Niger.
On peut voir que la situation de l'individu vis-à-vis du groupe est aujourd'hui plus indépendante, nous espérons qu'il y gagnera en initiative, en conscience, en aptitude au progrès.
Un proverbe disait déjà : « Tous les arbres osent passer la nuit dans la brousse, mais c'est par la taille qu'ils se surpassent les uns les autres », c'est-à-dire « tous les hommes reçoivent également la vie, ceux qui mènent leurs entreprises à bonne fin sont supérieurs ».
Notes
1. Jokkee enɗan, wata on taƴu enɗan!
2. Fuutiiɓee Fuuta e ɓe Fuuta fuutii!