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Taariika / Histoire


Gilbert Vieillard
Notes sur les Peuls du Fouta Djalon (Guinée Française)

Administrateur-adjoint des Colonies
Bulletin de l'IFAN, Dakar. Tome 1, n° 1. 1939. p. 87-209


Introduction

Quels étaient les fondements des moeurs des Peuls au Fouta Djallon, d'après les informateurs et d'après ce que l'observation peut déceler ?

On peut les ramener à trois chefs : le droit (shari'a), les coutumes (finaa-tawaa), la force (doole)

1. Le droit musulman

D'abord, il faut avoir présent à l'esprit que c'était la Religion qui avait créé la fédération du Fouta-Djallon, cette demeure de l'Islam (dar-el-Islam), en bordure des pays « païens » (dar-el-harb). Ces Peuls mélangés de sang toucouleur, malinké et soninké, étaient avant tout des musulmans, les mieux instruits de l'Afrique soudanaise après les Maures. C'est sur l'Islam (assilamâku) qu'est fondée la cité, dont ne font partie que les croyants et pratiquants :

« Quiconque manque à la prière commune de la mosquée paroissiale, trois vendredis consécutifs, est mis hors-la-loi : ses biens, ses femmes, sont pillés impunément. Qui se met hors de la communauté religieuse est en dehors de la communauté civile ».

Chacun doit se conduire suivant la religion, la tradition religieuse et les devoirs obligatoires : Diina, Sunna e Farilla

Cependant, le droit musulman distingue cinq catégories d'actions :

  1. L'obligatoire (waajibi, farilla)
  2. Le recommandable
  3. Le permis ou indifférent
  4. Le déconseillé (makruh, banyaaɗun)
  5. Le défendu (haram)

Et le droit strict n'exige guère que l'accomplissement des premières et l'omission des dernières : tout ce qui est classé dans l'intervalle est plus ou moins facultatif et licite, au pire toléré.

C'est pourquoi, bien que la connaissance dit droit malékite soit répandue, que les ouvrages arabes c1assiques 1 soient connus, qu'ils aient été traduits et paraphrasés en peul, on admet pour beaucoup de préceptes. de la loi civile : « Ceci est écrit, mais on ne l'applique pas », et l'on ajoute: « Ce qui se fait le plus cominunément, ce sont des “arrangements, des accommodements” qui sont voisins du droit musulman ». Cette formule : « approximations du Shari'a » pourrait servir d'épigraphe à un coutumier peul du Fouta-Djallon. C'est à ce droit, considéré comme un idéal rarement observé intégralement, que l'on se reporte « lorsque les difficultés sont insolubles et que les familles ne peuvent plus régler leurs différents à l'amiable ».
Pour toutes les matières indifférentes à la Religion, on suit la coutume.

Les coutumes

« C'est ce que les ancêtres avaient l'habitude de faire ; c'est ce que chaque homme, quand il vient dans ce bas monde, trouve pratiqué par ceux qui sont venus avant lui ». C'est un état de fait, admis par le consentement universel.
A la définition peule, ajoutons une définition plus scientifique :

« Un système d'habitudes qui répondent aux besoins de la communauté ; certaines sont des habitudes de commander, la plupart sont des habitudes d'obéir ; soit que nous obéissions a une personne qui commande en vertu d'une délégation sociale, soit que de la société elle-même… émane un ordre impersonnel » 2.

Malheureusement, au Fouta Djallon les coutumes ne sont que tolérées par la religion, ce qui fait leur faiblesse. Dans une société soudanaise animiste, la coutume et la religion s'appuient l'une sur l'autre ; dans une société musulmane, religion et coutumes sont indépendantes, on pourrait même dire mal ensemble. Le jour où les nécessités très fortes qui sanctionnaient l'observation des coutumes ont disparu, celles-ci ne tiennent plus à rien de solide. Par exemple : l'organisation patriarcale coutumière (avec ses corollaires concernant le statut, des femmes, des enfants, des serviteurs, les biens et le régime successoral, l'autorité de l'Ancien) dépendait surtout de l'insécurité relative, intérieure et extérieure, des sociétés africaines. Ni l'individu, ni le ménage n'auraient pu simplement exister, sans appartenir à un groupe plus fort, plus vaste, lui-même engrené dans une hiérarchie de groupes alliés, suzerains, vassaux et sujets. Depuis que la sécurité apportée par la colonisation s'est établie, les coutumes découlant de l'organisalion patriarcale ne subsistent plus que dans les générations qui en ont connu la nécessité, il y a quarante ans. Elles seront bientôt éteintes, ces générations-là : que restera-t-il alors pour discipliner les individus ? Le droit écrit musulman, et la jurisprudence des tribunaux administratifs…
Il ne faut d'ailleurs pas s'imaginer que les coutumes étaient, même en leur plus beau temps, quelque chose d'intangible et de scrupuleusement observé. Tous les informateurs admettent, comme source du droit, ou tout au moins comme composante des moeurs : la Force.

La Force (Doole)

« Il y a toujours beaucoup de gens qui n'agissent ni selon le droit écrit, ni selon les usages traditionnels, mais seulement selon ce qui leur plait, quand ils en ont le pouvoir ». Ce pouvoir, on le tient, ou de son statut social, de la puissance du groupe dont on fait partie, ou de sa valeur individuelle. C'est ainsi que le Souverain créait une sorte de droit régalien : « Certains Almamis coupaient aux voleurs la tête, et “non la main comme l'ordonne le droit écrit, parce que c'était un meilleur remède, et parce que c'était à lui que les gens avaient confié leurs biens et leurs “personnes”. » La conquête religieuse du Fouta-Djallon sur les autochtones païens avait ainsi créé des privilèges et des servitudes héréditaires au profit des « puissants » et aux dépens des « impuissants ».
Mais cette « violence » était acceptée et devenait légale, d'un consentement général.
Il y a là une acceptation du fait accompli dans laquelle l'Islam est pour quelque chose : « la victoire du fort est un jugement de Dieu ».
En résumé, nous pouvons souscrire à la définition donnée par les intéressés : les moeurs sont le produit d'un compromis entre le droit coranique et les usages anciens, compromis souvent altéré par la volonté des forts, chefs et familles de puissants.

Notes
1. Risâla, Mokhtasar, Tohfa et leurs commentaires.
2. Henri Bergson. Les deux sources de la morale et de la religion. Paris, 1937.