Hommage à J. Richard-Molard. Présence Africaine. Paris. 1954. p. 357-364
Ce n'est pas un missionnaire qui parle.
L'auteur de ces lignes a visité le Fouta-Dialon en géographe, en curieux impartial et réaliste. Qu'a-t-il vu? Un pays de montagnes où coulent le lait et le miel qu'Allah a donné à une nation peuhle, les Foulas race élue de l'Islam en Afrique Noire. Une région favorisée entre toutes, qui se révèle peu perméable à l'influence française parce qu'elle lui oppose l'Islam. Il a vu l'administration blanche: ses efforts, ses succès ses échecs aussi : le Foula transformé par l'école rurale française par le service militaire ou par le service du blanc. Cela s'appelle le Foula « évolué » ;
hélas ! si notre colonisation réussit à faire reculer Allah,
c'est trop souvent pour accoucher d'un déraciné. Le résultat
est encore pire.
Le dilemme est-il sans issue ?
Pourtant quel beau pays ! Un ensemble de hauts plateaux à 1.000 et 1.200
mètres parfois plus: 1.515 tout au nord ; 1425 au Sud. La Suisse y tiendrait
deux fois. Tout autour de colossales falaises dessinent des festons grandioses,
joie des blancs d'A.O.F, amateurs de « varape » : on se croirait en
Vercors ! Les torrents découpent la masse par des gorges souvent inaccessibles
où grondent leurs chutes et frémissent les pans de rocs. Par contre,
les plateaux ignorent ces tourments : on songe au doux Limousin : c'est la prairie,
le bois ombreux et frais ou bondissent les biches, le clair ruisseau où vient
boire une vache. Mais elle n'a pas de clochette. Le village foula se niche dans la verdure des manguiers, des papayers, des bananiers et des orangers. Mais les toits ne sont pas rouges. Le paysan circule d'un pas souple, aisé, drapé dans l'immense boubou qui tombe jusqu'à ses pieds nus. De blanc ou de bleu clair vêtu, même vu de loin, il évoque le calme, la paix, le repos; une statue de prêtre, d'ascète. Et une statue qui marche !
Pays des eaux vives et des arbres fruitiers, disent les Foulas amoureux de leur patrie. En effet, ce massif, pour l'Afrique Occidentale, est exceptionnellement humain la saison des pluies, l'hivernage d'été, réussit à déverser des torrents d'eau : trois ou quatre fois plus en six mois qu'à Paris en un an. Mais le soleil ne fait pas plus défaut qu'entre deux averses dans notre Midi. Par contre, il fait frais : les nuits, grâce à l'altitude, sont très supportables si on les compare à celle de Conakry au même moment. En saison sèche, de novembre à mai, le soleil règne en tyran mais l'altitude, encore, empêche le thermomètre de dépasser souvent 30 ou 32 degrés. Bien mieux, en janvier si nous nous refusons à croire qu'il puisse geler, on n'en doit pas moins allumer son feu. Les indigènes transis se blottissent contre leur brasier, tant que le soleil n'a pas tout réchauffé.
C'est alors que l'on apprécie le Fouta-Dialon : au pied de la falaise, dans les vallées, règne un climat tout différent ; dans les gorges qui s'ouvrent au Nord pénètre l'enfer soudanais ; par celles qui regardent au Sud arrivent des effluves funestes de la côte équatoriale. Bref, le fond aynde comme disent les Foulas, c'est le mauvais pays. Ils le fuient et y parquent leurs anciens esclaves, les captifs.
Eux s'arrogent le haut plateau salubre, le donhol, la terre promise.
Car Allah seul leur a donné cette région cultivée, déboisée, appauvrie par les indigènes nègres du Moyen Age ; elle a peu à peu vu disparaître sa forêt. La savane, la prairie, impropres à la culture, ont tenté les Peuhls. Cette race, originaire d'Afrique Orientale, pratiquant l'élevage et le nomadisme, est arrivée par la zone soudanienne
et s'est peu à peu infiltrée, pauvrement, timidement, sur les hauts étages
désertés jusqu'au jour où ces bergers furent en nombre.
Cela coïncida avec la venue des marabouts musulmans du Niger.
Du coup l'Islam gagnait la partie : quelle trouvaille ! on allait se révolter
contre l'autochtone, le maître de la terre, le réduire en servitude:
la plus convoitée des conquêtes se justifiait au nom de la guerre sainte
!
Aussi l'Islam est-il très vivant au Fouta-Dialon
L'Islam gagne de proche en proche. Prenons garde ! Ces fétichistes travailleurs,
peu exigeants, réceptifs nos idées comme à nos méthodes
et même à notre christianisme, se laissent gagner plus facilement encore
par l'exemple des Foulas. Le virus musulman s'infiltre très vite. Et ce n'est
pas en chrétien que nous tirons le signal l'alarme : sous cet angle, la cause
paraît entendue.
Nous voulons simplement parler en Français, qui aimons l'empire et le voudrions
plus vivant, plus productif, accessible aussi à une morale juste et charitable.
Il y a beaucoup à faire.
Le Foula ne travaille pas, mais il est friand du riz, à défaut d'une petite céréale qu'il appelle le fonio. Il lui faut donc des serfs. Le haut plateau est trop frais pour le riz. Le captif est pour cela refoulé au fond des vallées profondes où le climat est terrible, aggravé par le paludisme et la maladie du sommeil. Comment faire accepter cette condition au captif Islam dit soumission. Le Marabout le convainc qu'Allah châtie l'insoumis, que le captif doit nourrir le noble, forger pour lui, tisser pour lui, accepter le partage, fournir les redevances et les prestations...
Le Foula ne travaille pas. Mais dans ses hameaux qui donc s'occupe du bétail, des enfants, des cultures potagères, des arbres fruitiers autour de la case ? Qui pile le grain, les arachides ? Qui prépare le lait caillé et les galettes au miel ? La femme Foula est servante de son seigneur sans avoir même le droit de s'asseoir à ses côtés pour manger dans la même calebasse. Simple objet de jouissance enfin, elle accepte par force de n'être pas l'unique compagne: le « carré » du chef de famille enclôt
trois, quatre, cinq cases, celle du maître, plus une par épouse. La
femme vaut deux ou trois boeufs, suivant son âge et ses aptitudes physiques.
Aussi faut-il être riche pour se marier : les jeunes gens ne se marient pas.
L'adultère est donc fort commun, presque admis : « crime puni de mort » s'il
est constaté sur le fait par quatre témoins arrivant à la fois
des quatre points cardinaux ! Sinon le délinquant s'en tire avec un billet
de cent sous : la femme travaille ; elle est en outre un capital qui rapporte.
Les conséquences? D'abord les maladies vénériennes sont partout.
Ensuite ces femmes ont aussi peu d'enfants que possible: cela reviendrait trop cher
au maître.
Mais la femme ne risque pas de concevoir une autre existence, le marabout l'écrase, comme le captif , en entretenant chez elle une superstition, une peur perpétuelles. Allah ne
déchaînerait-il pas les pires « djinnas »,
les démons, contre elle et sa maison ?
Qu'en penserait l'éminent gouverneur Carde qui préconisait de « faire
du nègre » pour mettre quelque peu en valeur notre A.O.F. ?
Au surplus, il faudrait indiquer de quelle indélébile empreinte le marabout marque l'enfant. Le jeune garçon surtout : il l'enlève à sa
mère pour le tenir à l'école coranique jusqu'à l'adolescence, ânonnant
le Coran, travaillant dur tout le jour et une partie de la nuit pour entretenir
le maître d'école ; apprendre par coeur, se soumettre corps et âme à une
discipline féroce pour que l'homme de demain soit dominé avant tout
par la peur : la peur d'Allah manifesté par le
marabout et le chef : le bras séculier.
Car l'homme lui-même, sans la moindre culture spirituelle, n'a qu'un souci
: plaire au marabout, plaire
au chef, ce qui est plaire « au Dieu » ; le
marabout ne peut-il pas tout ? c'est le savant: il lit le « Livre » il écrit
l'arabe, il connaît, et lui seul, les remèdes. Il conjure les mauvais
esprits qui pourraient menacer la case, les boeufs...
Il est le porte-parole d'Allah, préside la prière, la justice, condamne
les hérétiques, prononce les interdits, « malheur à qui
manque trois vendredis consécutifs à la prière à la
mosquée paroissiale, le
marabout le déclare hors la loi... quiconque se met hors la communauté religieuse
est hors de la communauté civile ! »
Si bien que le chef lui-même redoute le
marabout tout-puissant !
Au début de l'occupation française, les marabouts poussèrent à la sainte révolte. La force les rendit
sages, mais l'esprit de résistance
y est encore : ce que demande le « blanc » est toujours accepté,
promis... Telles les plantations de café ! Mais rien ne réussit. Et
la xénophobie de chefs fameux comme Tierno Marou de Dalaba est manifeste à qui
n'est pas assez naïf pour se laisser prendre à une incommensurable fourberie.
Pas de travail, pas d'enfants, une stagnation totale pour ce qui touche à l'esprit.
Mais ce n'est pas tout, la crainte oppresse cette civilisation, presqu'autant que
les fétichistes. L'Islam interdit la joie, la morale, l'amour.
Le Foula ne rit pas. Sobre de gestes et de paroles, à voix basse, sur le
parvis de la mosquée,
il palabre avec des airs de conspirateur. Soucieux seulement de paraître noble
!
Le rite de la prière a sa fin en soi. La vie religieuse n'interdit pas le
vol, la médisance et pire encore le formalisme suffit pour être en
règle avec Allah.
Enfin, et surtout, nous restons confondus devant l'absence de charité et
d'amour : malheur au vaincu, le captif ;
malheur aux faibles, comme la femme et l'enfant ; malheur aux vieillards, aux malades,
aux pauvres. Nous avons dû avec nos collègues transporter pendant 300
km, sur notre camion, un infortuné hérédo-paralytique aux cheveux
gris jusqu'à Labé, capitale du Fouta : jamais ses compagnons ne se
sont enquis s'il avait soif ou faim, ou quelqu'autre besoin ; jamais ils ne l'on
rétabli sur nos caisses anguleuses, quand les chaos lui faisaient perdre
l'équilibre. Et cette horrible sommeilleuse, accroupie sur la place de Labé, à qui
nul ne prenait garde, ni ne donnait quoi que ce fût sinon sur l'ordre des
blancs !
Mais qu'il nous est difficile de lutter contre cet Islam noir, si solidement armé contre notre esprit. Ils sont si polis, si madrés, ces imposants et hiératiques Foulas !
Nous apportons la médecine française contre la trypanosomiase, et l'assistance médicale ; le marabout réagit avec la dernière énergie : Allah maudira la femme qui se laissera accoucher par l'homme blanc !
Nous apportons l'école rurale française : mais le maître de l'école coranique empêche les fils de captifs d'y
aller ! Et il exerce sur les mères un chantage de la peur éhonté,
contre lequel nos instituteurs réagissent à leur tour avec un dévouement
inlassable, pas toujours récompensé. C' est qu'il est dangereux de
mécontenter la voix d'Allah ! Nous apportons le service militaire...
Le marabout est gêné s'il
laisse le Foula y aller, celui-ci revient europeanisé, sceptique, buveur
peut-être.
En général, c'est le fils de captif qui
part, mais ce fils de captif que
la loi française a naturellement émancipé en droit, risque
de revenir caporal, sergent, adjudant... Surtout il reviendra riche, décoré,
pensionné, c'est-à-dire émancipé de fait ; homme des
blancs ; donc détracteur de l'obscurantisme maraboutique.
Enfin, il ne faut pas négliger le contact des blancs qui circulent en brousse,
dirigent l'administration: bien des Foulas jeunes servent au chemin de fer de Conakry
au Niger, d'autres dans les P.T.T., d'autres sont chauffeurs, ou encore beaucoup
vont s'offrir comme boys dans les établissements des villes, jusqu'à Dakar,
car ce sont les plus intelligents, les plus stylés de nos noirs.
Tous ceux-là deviennent des déracinés : des noirs qui « connaissent
manières de blancs » : casque colonial, chemise Lacoste, short, chaussures,
cheveux et barbes rasés, lunettes noires, cigarettes. Bref, presque des blancs
! « Nous autres blancs » entend-on dire: on échange des coups
de chapeaux. On se demande : « Alors ça va ? » c'est l'évolué,
dans toute son horreur. Il a perdu ses racines, ce qu'il y avait de solide et d'estimable
dans le système de ses pères. Nous l'avons à peine badigeonné d'un
léger vernis qui lui fait illusion : il devient la proie de tous les vices
qui se déchaînent chez les primitifs mis sans transition au contact
de la civilisation occidentale.
Le vieux Foula de la montagne, lui, garde jalousement le costume national musulman,
se tresse les cheveux, porte la barbiche et prie, se lamente sur cette jeunesse
d'aujourd'hui : c'est son passé qui s'effrite...
Mais la colonisation n'en profite point. L'évolué est essentiellement
paresseux, insolent, connaît à fond ce qu'il s'imagine être son
droit ; c'est une gangrène de l'Afrique Noire. Du moins un poids mort...
Alors ? Si nous nous laissons enfermer dans le dilemme, tirons l'échelle n'est-ce pas ? Mais nous savons que s'il est nécessaire de détruire l'Islam, il l'est plus encore de construire autre chose. On ne peut se contenter d'une solution négative.
Détruire l'Islam d'abord, cause de paresse, de dépopulation, de mortalité,
d'oppression sociale, d'immobilité spirituelle et morale. Pourtant le croira-t-on
? On entend parler en haut-lieu, parfois de l'union de la Croix et du Croissant
! Passe encore, dira-t-on le sacrilège scandaleux si pour l'Etat la politique
l'excuse. Passe encore pour l'Afrique du Nord, oh force nous est bien de nous incliner
sans doute. Mais la situation n'est pas la même au Fouta. L'lslam y est malgré tout
assez rudimentaire, à établissement
récent, mal enraciné. Or, nous assistons à sa rapide extension
chez les peuplades qui entourent cette citadelle maraboutique. On peut, on doit, s'opposer
aux progrès d'un virus qui condamne ou entrave tous nos efforts ultérieurs.
Protégeons au moins les voisins des Foulas, et en plein coeur des montagnes,
délivrons ces captifs de
leur servitude morale plus grave que celle que nous avons déjà à peu
près supprimée. Enfin, la preuve est faite que nos médecins
et nos instituteurs peuvent triompher des marabouts. Mais nous connaissons un administrateur
qui a fait construire aux frais de la colonie la première mosquée
de son cercle ! Le gouvernement organise des pèlerinages de Noirs vers La
Mecque.
On croit rêver devant des contresens pareils.
Contresens, parce que notre colonisation est issue, qu'on le veuille ou non des
principes du christianisme, et il est bien évident en définitive
qu' il n'y a qu' une solution possible: l'évangélisation.
On le répète, nous ne parlons pas au nom de notre religion : sous
cet angle la cause est défendue par les missionnaires.
Nous arrivons, nous, à la même conclusion, mais avec des raisonnements
qui devraient être ceux des autorités civiles compétentes et
des administrateurs
« Faire du nègre? » Ce ne sera ni en favorisant l'lslam, ni même
en se bornant à le détruire.
Faire travailler le Foula, lui faire comprendre que « l'ouvrier est digne
de son salaire ? » Donner une âme à sa femme ? Illuminer les
visages faire régner un peu de paix dans les coeurs, uu peu d'honnêteté et
de francilise un peu de bonté aussi ; faire disparaître des chefs comme
Tierno Marou qui sont des forbans au lieu de leur donner notre investiture, de leur
offrir le voyage à Paris ?...
Mais le problème de la mission [chrétienne] ici trouve encore son
principal obstacle chez les blancs. Certains adminisirateurs surtout : c'est pour
faire pièce la même mission que celui-là édifiait une
mosquée ! C'est par démagogie que des marabouts sont emmenés à la
Mecque. Il suffirait presque que l'administration comprenant son intérêt
et la noblesse de sa tâche, tint la balance égale envers la mission.
Bref ! non pas un, mais trop problèmes à résoudre
Ici, on nous permettra de sortir du domaine très réaliste et froidement, étroitement
rationnel, où nous avons voulu nous cantonner. Le lecteur ne nous en voudra
pas, nous l'espérons, de l'avoir conduit sur un observatoire d'où il
a pu voir les choses sous un angle peu habiluel. Pensons maintenant à nos
Foula du Fouta-Dialon en chrétiens responsables qui, depuis un demi-siècle
n'avons jamais prononcé le nom de Jésus à ce million d'âmes.
Pour nous : un devoir; pour eux : un droit, c'est là l'impératif suffisant.
Si nous nous sommes attachés à l'à-côté de la
question, c'est qu'il nous a paru intéressant à nous, laïcs,
de montrer qu'il y a aussi dans l'évangélisation de ce pays une nécessité hautement
humaine.
Mais, dira-t-on, en pensant à l'Islam de l'Afrique du Nord, tant de déceptions
nous attendent dans cette tâche ! Ne vaut-il pas mieux, étant donné que
nous ne pouvons pas, hélas ! être partout à la fois, parler
de Jésus aux plus simples, aux fétichistes, plus réceptifs
?
D'autre part, bien des missionnaires de la Côte d'Ivoire, du Dahomey, du Togo,
connaissent d'autres Foulas, nomades, au nord de ces territoires, penseront que
ce sont les derniers à atteindre, les plus redoutables adversaires.
Aux uns et aux autres on peut répondre que la situation est particulière
au Fouta-Dialon. lslam, certes, mais Islam noir très entaché encore
de strict paganisme. Islam peuhl enfin,
mais de Peuhls sédentarisés, attachés à la glèbe,
métissés par le sang avec leurs captifs,
mais aussi par les moeurs, par l'esprit.
Si donc le morceau s'avère coriace, encore est-il certain que les fissures
sont nombreuses, bien plus que chez les musulmans d'Afrique du Nord ou le Foula
nomade de la Savane.
Enfin, il est inutile de raisonner, c'est une question de foi, et nous croyons qu'il
faut aussi évangéliser cette nation
Note
1. Tiré du « Bulletin des Missions Evangéliques » no. 16, octobre 1953.