L'Amicale Gilbert Vieillard, de son côté, était un foyer d'intense agitation d'intellectuels fulɓe francophones. L'Amicale avait été créée à l'Ecole Normale (Sébikotane, Sénégal), pendant la guerre, à l'initiative et sous l'impulsion d'Alfa Issagha, de Kankalabé, un des plus brillants jeunes gens que le Fouta-Djallon ait envoyé à l'école coloniale ; il allait mourir avant que son oeuvre se soit consolidée en Guinée. L'AGV se voulait pan-Fulɓe.
Ainsi, en 1945, la section de Conakry organise pour les élèves fulɓe des écoles de la ville, une matinée culturelle au cinéma Rialto, face à l'Ecole primaire supérieure des Jeunes filles (EPS B). J'étais à l'EPS des garçons, et je ne manquai pas d'être fort étonné en voyant dans nos rangs Toumani Sangaré, mon carré (élève de 2ème année). Ce très beau jeune homme, toujours mis avec une élégance sûre, parlant un français châtié, ne comprenait pas un mot de pular il ne parlait que malinké ! Qu'allait donc faire ce garçon dans une fête de Fulɓe ? Je posai la question à mon oncle (Bappa) Tierno Chaïkou quelques jours plus tard.
Sangaré, dit-il, est un nom de famille des gens du Wasulu. Cela correspond à Barry chez nous 1. Les gens du Wasulu ne parlent plus pular, mais ce sont des Fulɓe qui se reconnaissent comme tels, et qui sont reconnus comme tels en Haute-Guinée. La présence de Tournani est donc tout à lfait normale. D'ailleurs, son prénom est un prénom pullo authentique, le pullo d'avant l'Islam.
L'ambition de l'AGV ne se limite d'ailleurs pas à la seule Guinée ; nous souhaitons faire se retrouver tous les Fulɓe qui se reconnaissent et sont reconnus comme tels. C'est ainsi qu'un des membres les plus efficaces de notre section, ici à Conakry, est Monsieur Cellou Tounkara, tu connais ? Sa famille est voisine de la nôtre au quartier Dow-Saare, Labé. Voilà !
L'AGV sera rapidement parcourue de courants divergents, des progressistes et des conservateurs. Parmi les premiers, Amadou Hampaté Bâ le Maasinanke, alors en service à Conakry, à l'IFAN-Guinée. Il faisait preuve de diplomate fin pour tenter de freiner les appétits des uns et des autres, pour promouvoir la renaissance et la modernisation de la fulanité. Bappa Chaïkou et Kotoo (frère) Siradiou Baldé sont également dans ce camp de démocrates idéalistes, ainsi que Monsieur Cellou Tounkara. Les deux Baldé sont respectivement fils et petit-fils de Cerno Aliyyu, de ceux auxquels pensaient les chefs de canton en convoquant les fils de Cerno Aliyyu dans la case à palabres de Labé.
Au cours d'un voyage que j'ai fait dans le Koubiya avec Bappa Chaïkou, j'ai souvent entendu celui-ci exhorter les notables rimbhe éclairés des villages où nous avions séjourné. Il attirait leur attention sur les réalités sociales nouvelles qui s'installaient, les invitant à les comprendre correctement pour pouvoir agir sur elles, au lieu de tourner leurs esprits vers un passé en allé sans retour et sans regret. Il s'informait des situations économiques respectives des différentes couches sociales de la contrée. Un ancien combattant lui dit que chez eux, ce sont les maccubhe qui font vivre tout le monde, car eux sont travailleurs persévérants. Et mon oncle de conclure :
« Il en est ainsi dans tout le Fouta. Nous autres des misiide, n'avons appris qu'à lire et à organiser la cité. Nous ne pouvons produire la base matérielle de notre existence. Et d'ailleurs même nos parents des dune (villages de serviteurs, sing. runnde T.S. Bah) ne le peuvent pas, en comparaison de ce que fait une charrue et les autres machines que sous d'autres climats le paysan utilise.
N'est-il pas étonnant que n0us recevions des caisses et des caisses de boîtes de lait concentré, des sacs, que dis-je ? des camions sinon des bateaux entiers de sacs de riz ou de farine ? Ceux qui produisent ces denrées n'utilisent certainement pas la houe et la faucille, mais des machines que nos gens peuvent manier également s'ils les obtiennent et apprennent à les conduire. Car l'homme apprend tout ce qu'il fait, rien n'est inné en lui. Il peut aussi apprendre tout ce qui est possible, pourvu qu'il s'intéresse à celà. La servitude légale des gens, et le travail forcé ont été supprimés, et nous devons nous en réjouir franchement. C'est le progrès technique qui a supprimé la servitude légale. Donc vive le progrès technique qui nous enlève une source de frictions entre nous. Nous devons aller plus loin, jusqu'au bout de la logique qui a supprimé la servitude et le travail forcé. Les gens des dune sont légalement émancipés ; achevons l'oeuvre sur le plan de la shari'a, et Dieu nous en saura gré car nous savons bien que la libération d'un joug est celui des actes les plus méritoires auprès du Tout Miséricordieux. Donnons nos filles en mariage aux gens de là-bas, nous renforcerons ainsi les liens de voisinage par des liens d'alliance et de sang… C'est ce que nous on pense à l'AGV, c'est selon nous la meilleure manière de renforcer la cohésion nationale des Fulɓe. »
Note
1. Les Fulɓe du Wasulu ont conservé les quatre noms de famille fulɓe, avec lesquels ils établissent l'équivalence suivante :